Histoire de L’obstétrique : Les jumeaux acardiaques

Publié le 1652426015000


Dans la peinture de Jérôme Bosch et Peter Brueghel l’ancien

P . TOURAME *, A. STAHL* *, C .TOURAME * * *

Les monstres au Moyen Âge et à la Renaissance faisaient-ils peur à nos ancêtres ? Bien des théologiens et des moralistes de leur temps leur reprochaient plutôt de courir voir ces motifs invariants des bas-reliefs des cathédrales, des enluminures, des bestiaires, des recueils et œuvres peintes.

Dans l’étude iconographique des monstres, si importante dans l’histoire de l’art, le premier à évoquer la filiation possible avec la tératologie serait le zoologiste Camille Dareste1 (1876) : « Dareste, le premier, envisagea cette question d’un point de vue scientifique, quand il nota en un passage bref de son traité de tératologie que certaines figurations de monstres, les cyclopes, les sirènes étaient tirés de la réalité. »2
Les nouveau-nés syrenomèles ont pu être à l’origine de la légende des sciapodes et des sirènes. La cyclopie a pu inspirer la légende des Cyclopes. L’anencéphalie explique probablement la description des acéphales ou blemmyes.3 Ces êtres monstrueux improbables ne connaissent pas de frontières entre le réel et l’irréel. Leur représentation artistique donne une crédibilité à l’imaginaire et valide leur existence. Mais les rapprochements suggérés entre art et tératologie sont soumis à une critique par les historiens de l’art. Gilbert Lascaux, professeur de philosophie de l’art qui a analysé les formes monstrueuses dans l’art occidental, doute d’une filiation linéaire entre art et observations de nouveau-nés malformés mais admet que l’artiste puisse « rendre adulte et vivant le monstre mort-né qu’on lui décrit »4. A l’évidence, il nous semble que la tératologie pourrait rendre compte des naissances monstrueuses qui ont pu constituer la base concrète à partir de laquelle l’imagination a conçu certaines des formes de monstres de légende.

Nous souhaitons dans cet article confirmer ce que le Dr Felix Regnault écrivait à la fin du XIXe siècle : « il n’existe point d’image de monstres purement imaginaires, c’est-à-dire chez lesquels on ne retrouverait aucun souvenir de formes réelles : car l’esprit tire toutes ses conceptions des données que lui fournissent les sens ».5
« Les fœtus acardiaques pourraient expliquer certaines formes monstrueuses caractéristiques de l’œuvre de Jérôme Bosch »6. Cependant, pour d’évidentes raisons de cloisonnements disciplinaires, il est regrettable de constater que les récentes bibliographies prétendument exhaustives de la plupart des historiens de l’art ignorent les écrits des médecins7.
Nous prendrons ici l’exemple des “grylles”, ces monstres dépourvus de tronc qui sont légion dans les enluminures8, et tout particulièrement de leurs représentations chez deux grands peintres flamands du XVIème siècle, Jérôme Bosch et Peter Bruegel l’ancien. Leurs tableaux nous proposent une rencontre émotionnelle, mais nous offrent également des descriptions précises des ces êtres improbables, flottant entre réel et imaginaire.
Nous faisons ici le choix d’adopter une attitude médicale dans l’étude de ces représentations artistiques en y recherchant les signes cliniques, dans une approche sémiologique. Plusieurs monstres fantastiques retrouvés dans ces tableaux, dont la caractéristique commune est l’absence de tronc, évoquent un mimétisme avec certaines formes de jumeaux acardiaques. Nous pouvons, en effet, comparer ces créatures “tête à Jambes” avec les pièces anatomo-cliniques de jumeaux acardiaques photographiées ou décrites dans les traités et publications médicales, des plus anciennes aux plus contemporaines.
Les exemples qui nous paraissent les plus évidents sont issus du :
• triptyque de « La tentation de Saint Antoine »9 (1505) de Jérôme Bosch
• tableau de « Margot la folle »10 (1564) de Pieter Bruegel l’ancien.


Jérôme Bosch. Triptyque de La tentation de saint Antoine. Détail du panneau central.

Qu’est-ce qu’un jumeau acardiaque ?
C’est une complication rare mais grave des grossesses gémellaires monochoriales biamniotiques.
Ces grossesses gémellaires sont connues comme étant des grossesses à risque de malformation foetale. Le fœtus acardiaque est une complication spécifique de ces grossesses multiples monozygotes. Parmi les explications physiopathologiques proposées, seule la théorie vasculaire est retenue. Il s’agit d’anastomoses artério-artérielles. Le jumeau acardiaque n’est plus vascularisé par le placenta mais uniquement, à contre-courant, par une artère ombilicale de l’autre jumeau. Il existe un fœtus acardiaque et un jumeau pompe. Dans la littérature médicale anglo-saxonne, ce phénomène est désigné par le terme de Trap syndrome (twin reverse arterial perfusion). Sa fréquence est de 1/35000 et il touche 1 % des grossesses gémellaires monochoriales.
De très nombreux cas, sous formes de cas cliniques, sont régulièrement rapportés dans la littérature médicale et ce depuis que l’on a quitté l’explication par le surnaturel diabolique et recherché les origines de la difformité dans des causes naturelles.
Aujourd’hui, le diagnostic est le plus souvent anténatal par échographie mais, dans nombreux cas, la découverte se fait à la naissance ou au décours d’une complication1. Le fœtus acardiaque n’est jamais viable, et les complications concernant le fœtus pompe sont : la prématurité, l’hydramnios, l’anasarque foeto-placentaire, la défaillance cardiaque et la mort in utero.

Comment se présentent les pièces anatomo-cliniques ?

Publication de Habernitch, I Nisand (Strasbourg). Acardius Amorphus :
Aspects macroscopiques du fœtus acardiaque et de la masse placentaire unique où l’on note la proximité d’insertion des deux cordons.

Autre représentation de pièces anatomique issue de la collection publiée par E. Quarello et Y. Ville dans « Imagerie des grossesses gémellaires »2.


Acardius myelocephalus. Collection E.
Quarello et Y. Ville

Le fœtus acardiaque représente le dernier degré de la régression anatomique. Quelque chose d’impossible à reconnaître comme humain s’est substitué à un corps normalement constitué. Le degré maximum d’équivoque est atteint lorsque la forme générale du corps se perd.
Ce produit utérin informe, développé en parasites d’un jumeau bien conforme, aurait pu être un enfant sous d’autres conditions de développement. Simple bourse de peau ne contenant que de la graisse, quelques poils, quelques os, dernier degré de régression anatomique, il n’est pas un humain potentiel car, parvenu à ce point, il n’aurait pu se développer davantage, se normaliser davantage. Il n’est pas un nouveau-né avorté ni un embryon expulsé de sa matrice, il n’est rien d’autre qu’un produit aberrant de la génération. Malgré notre explication étiologique actuelle d’arrêt du développement embryologique, ne reste-t-il pas pour notre imaginaire “le dernier des monstres” ?

Classification des jumeaux acardiaques
Les foetopathlogistes classent les jumeaux acardiaques en cinq types :

  1. Acardius anceps : il s’agit du fœtus acardiaque le plus différencié ; tête petite et malformée ; extrémités peu développées ; organes thoraciques rudimentaires, hypoplasiques ; foie, rate et reins dysplasiques ; sinus urogénital ; atrésie intestinale ; omphalocèle.
  2. Acardius acephalus : même aspect du précédent, mais dépourvu de tête, d’organes thoraciques et de bras.
  3. Acardius acormus : tête associée ou non à un corps rudimentaire. Le cordon s’implante en région cervicale.
  4. Acardius myélocéphalus : masse amorphe reproduisant l’aspect d’une ou deux extrémités de membres.
  5. Acardius amorphus : masse irrégulière sans aucune différenciation externe, et couverte de peau et enfermant des différentes ébauches viscérales et des pièces squelettiques segmentées.

La comparaison des pièces anatomo-pathologiques des fœtus acardiaques avec les représentations dans les tableaux est suffisamment évidente pour être considérée comme une preuve à première vue.

Dans les trois exemples choisis, l’analyse laisse peu de doutes.

A.Jérôme Bosch. Personnage “tête à jambes” du panneau droit du triptyque de La tentation de Saint Antoine et fœtus acardiaque amorphus.

Détail du panneau droit du triptyque de La tentation de Saint Antoine. (XVIe siècle)

Dans ce volet droit du triptyque, figure un grylle assis par terre, un poignard dans le ventre. Sur le plan morphologique, le rapprochement s’impose entre le monstre créé par Jérôme Bosch et l’aspect du fœtus acardiaque de type amorphus myélocéphalus.
On pourrait imaginer l’intuition géniale de Bosch qui remplace le cordon foeticide par un poignard, sachant que la mort du jumeau acardiaque vient de l’artère ombilicale…
Georges Canguilhem observe d’ailleurs que « les outils et les machines sont traités comme des organes ».
« Les grylles de Jérôme Bosch ne connaissent pas de démarcation entre les organismes et les ustensiles, pas de frontière entre le monstrueux et l’absurde.13 ».

Cas cliniques
De nombreux cas de fœtus acardiaque de fœtus amorphus ont été décrits et ont fait l’objet d’études de cas régulièrement publiées.
Nous en citerons 2 à trois siècle d’écart :
1616 : Fortunio Liceti, Italien, docteur en médecine et en philosophie, écrit un traité sur Les causes, la nature et les différences entre les monstres en 1616 dans lequel on retrouve une représentation anatomique classée comme monstre, née d’une femme et que l’on reconnaît aujourd’hui comme un fœtus acardiaque amorphus.
2007 :La représentation de Liceti ressemble à s’y méprendre et pourrait être confondue avec le cas publié par V. Guigue14 en 2007 dans le Journal de gynécologie obstétrique dont la radiographie est présentée ci-dessous.

Radiographie du cas de jumeau acardiaque. Dr V. Guigue. 2007 

Dans ce cas clinique, le diagnostic de syndrome TRAP a été tardif car, non fait en période prénatale, la grossesse était considérée comme unique et avez bénéficié d’un suivi classique. Mais lors de l’accouchement, devant l’impossibilité de réaliser la délivrance, il a été découvert un deuxième foetus ne comportant ni tronc ni tête. Il s’agit d’un foetus de sexe féminin pesant 806 g et mesurant 13 cm de longueur. Les deux membres inférieurs comportent chacun un pied de 5,5 cm.

B. Jérôme Bosch. Personnage du panneau central du triptyque de La tentation de Saint Antoine et foetus acardiaque acormus.
Au centre du tableau, se situe la scène la plus énigmatique : une “tête à jambes” est assise aux côtés de Saint-Antoine. Un verre est posé sur sa jambe repliée. Le personnage ressemble à un jumeau acardiaque projeté à l’âge adulte, de type acormus. Son visage aux traits réguliers, ses jambes musclées, chaussées de bottes sont d’un extraordinaire réalisme. C’est ce normal dans l’impossible qui attire notre attention. Le saint, lui, nous regarde, imperturbable. Jérôme Bosch exprime ainsi « la fermeté inébranlable du saint », « cette fermeté de l’âme, résistant victorieusement aux pires tourments que le diable puisse inventer »15.

C. Peter Bruegel l’ancien. Personnage du tableau de Margot la folle et foetus amorphus.
On observe un grylle avec une seule jambe et un seul bras qui tient une écuelle. Une cuillère est placée dans ce qui lui sert de bouche.
Cette caractéristique d’un bras et une jambe qui paraît irréelle, se retrouve dans la publication de P. Abboud, Foetus acardiaque et grossesse triple, une association rarissime16 (2000), décrivant un foetus amorphus : « il existait effectivement un foetus sans activité cardiaque, avec une longueur cranio-caudale de 72 mm (conforme à 13 sa), un crâne rudimentaire, un volumineux œdème sous-cutanée, un seul membre supérieur très court et un seul membre inférieur apparemment normal. ». On peut également s’interroger sur la cuillère dans la bouche du personnage étant donné que l’artère ombilicale, cordon nourricier du foetus acardiaque, serait placée exactement à cet endroit dans la réalité… Le substitut du cordon est la fois foeticide (poignard pour Jérôme Bosch) et nourricier (cuillère pour Peter Bruegel).

Conclusion
Au regard d’une approche semniologique de ces œuvres d’art, on ne peut se priver d’une réflexion sur le rôle qu’ont pu jouer les naissances dites « monstrueuses » sur l’imaginaire des artistes du Moyen-Âge et de la Renaissance. Les êtres imaginaires “tête à jambes” peints par Jérôme Bosch et Peter Bruegel l’ancien sont ainsi comparables aux foetus acardiaques, imaginés à l’âge adulte. Leur représentation reste même très précise, notamment pour l’insertion du cordon et sa fonction nourricière et mortifère par “reverse flow” (poignard et cuillère).
Les illustrations des premiers traités de tératologie étaient inspirées des créatures de légende et inspiraient tout à la fois les artistes de leur temps. « La tératologie du Moyen-âge et de la Renaissance est à peine un recensement des monstruosités, elle est plutôt une célébration du monstrueux17. ». On peut même penser que ces traités authentifiaient les légendes. La réalité et la fiction se nourrissaient mutuellement et se distinguaient peu. Ce n’est qu’au XIXème siècle que se construira l’explication scientifique des naissances monstrueuses et, de ce fait, la frontière entre réel et imaginaire.

*Espace éthique méditerranéen UMR ADES 7268 EFS- Université d’Aix-Marseille. Hôpital de La Timone 264, rue Saint-Pierre, 13005 Marseille.
** Espace éthique méditerranéen, hôpital de la Timone, 264, rue Saint-Pierre, 13005 Marseille
*** CEREM  Espace éthique méditerranéen, hôpital de la Timone, 264, rue Saint-Pierre, 13005 Marseille
1. Camille Dareste (1822-1899), médecin, établit la tératologie expérimentale comme science. Recherches sur la production artificielle des monstruosités, ou Essais de Tératologie expérimentale, Paris, 2ème édition (1891). Précis de tératologie anomalies chez l’homme et les animaux. JP Baillere, Paris, 1893 ; accès libre BNF – Gallica.
2. Dr Felix Regnault. Les monstres dans l’ethnographie et dans l’art. Bulletin et Mémoires de la société d’anthropologie de Paris, 1913, Volume 4, N° 3, p 400-411. En ligne Persée http://www.persee.fr
3. Marie-Josèphe, Wolff-Quenot. Des monstres aux mythes. Guy Trédaniel Editeur. 1996.
4. Gilbert Lascaux Le monstre dans l’art occidental Paris Klincksieck 4 ème tirage, 2004 ? p 204-208.
5. Dr Felix Regnault. Ibid, p 401.
6. A. Stahl, P. Tourame. De la tératologie aux monstres de la mythologie et des légendes antiques. Archives de pédiatrie, Novembre 2010 : 17 : 1716-1724.
7. R.H. Marijnissen, P. Ruyffelaere. Jérôme BOSCH Tout l’oeuvre peint et dessiné. Editions Charles Moreau, 2007 ; page 23-49 l’interprétation de l’oeuvre depuis le XVIème siècle.
8. J Baltrusaïtis. Le Moyen Age fantastique. Champs Flammarion, 1993. Historien de l’art, l’auteur a décrit et classifié les grylles. Il a apporté une contribution décisive pour la connaissance de ces êtres “têtes à jambes”.
9. Ce tableau fut réalisé vers 1505. Il est exposé au musée national d’art ancien de Lisbonne (Portugal). On connaît plusieurs copies, dont une version se trouve au musée du Prado à Madrid.
10. Pieter Bruegel l’ancien Margot la folle, 1564. Musée Mayer van der Bergh Anvers.
11. -S. Jayi. Une complication rare de la grossesse gémellaire mono choriale : la séquence TRAP. Pan African Médical Journal ; 2015, 20, 347.
12 - E. Quarello et Y. Ville. Imagerie des grossesses gémellaires - Jumeau acardiaque. Sauramps Medical, 2005. P 58-67
13. G. Canguilhem. La connaissance de la Vie. Vrin Réédition 2006, p 226.

14. V. Guigue et al. Un cas de jumeau acardiaque et revue de la littérature. Journal de gynécologie-obstétrique et biologie de la reproduction ; 36 (2007), Page 296.
15. R.H. Marijnissen, P. Ruyffelaere. Jérôme BOSCH Tout l’oeuvre peint et dessiné. Editions Charles Moreau, 2007 ; page 158.
16. P. Abboud. Foetus acardiaque et grossesse triple : une association rarissime cas clinique. Journal de gynécologie-obstétrique et biologie de la reproduction ; vol 29, n°1, 2000.
17. G. Canguilhem. La connaissance de la Vie. Vrin Réédition 2006, p 226.

Article paru dans la revue “Syndicat National des Gynécologues Obstétriciens de France” / SYNGOF n°114

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