
On m'a demandé, en tant qu'interne et étudiant, d'écrire un article sur ce que la phénoménologie peut apporter à la pratique psychiatrique. Je dois avouer que ce n'est pas un exercice facile. Cet article s'inscrivant dans un numéro dédié, je laisse le soin à d'autres, peut-être plus à l'aise, de traiter les aspects théoriques, cliniques, épistémologiques, etc. Je tente donc un exercice, à la fois plus simple et plus complexe : partir de mon propre vécu, en adoptant une forme de réduction phénoménologique.
Deux pistes de réflexion s'offrent alors à moi. La première concerne cet outil fondamental qu'est la réduction, ou l'épochè pour certains. Mais qu'est-ce que cela signifie réellement ? Il s'agit d'une suspension, d'une mise entre parenthèses de nos savoirs et de nos préjugés, pour être pleinement présent lors de la rencontre avec le patient, avec l'autre, sa souffrance et son vécu. Heureusement, si l'on n'est pas trop fou, cette suspension prend fi n, et l'on peut alors revenir à nos théories.
Ce geste est ce que la phénoménologie m'a le plus apporté. Mon travail clinique a été profondément transformé, notamment dans ma manière d'être en présence d'un patient. Mais il a également changé mon regard sur la théorie. Cette suspension des théories et des a priori, qui permet d'accéder à ce qui se passe réellement, de manière subjective, pour ceux et celles qui viennent à nous, m'a aidé à prendre du recul, à m'élever au-dessus des différentes « chapelles » théoriques, dont les conflits, malgré ce qu'on pourrait en dire, semblent toujours d'actualité.
Ce courant, nourri par des rencontres et en permettant d'autres, m'a donné un aperçu de ce que pourrait être une approche intégrative, du moins pour moi. Dans ce petit monde, on croise des psychiatres, psychologues, psychanalystes, cognitivistes, physiologistes, philosophes de tous horizons, anthropologues, sociologues, historiens, et bien d'autres encore, échangeant sereinement là où certains auraient pensé que le dialogue était rompu.
Deuxièmement, une pratique ancrée dans le vécu conduit rapidement, et de manière intrinsèque, à une réflexion sur le vécu du thérapeute. Quelle épreuve, parfois, pour un praticien, qu'il soit jeune ou plus expérimenté, d'être jeté dans l'arène du soin, face à la misère, l'incertitude, la souffrance, et parfois même la violence qui surgit de toutes parts. Face à cela, mes collègues rapportent unanimement une formation qui semble ignorer la subjectivité du thérapeute, la considérant comme inexistante, inutile, ou devant atteindre une sainte neutralité. Pourtant, dans ce courant s'enracinant dans une philosophie de l'être, ce que je suis devient fondamental, le point de départ de toute rencontre.
Parlons justement de la rencontre. Si l'on m'a demandé mon avis sur ce sujet, c'est probablement parce que j'ai cofondé et que je préside aujourd'hui le groupe de travail « Psychopathologie et Phénoménologie » de l'EFPT (European Federation of Psychiatric Trainees, Fédération européenne des internes de psychiatrie). Ce groupe est né spontanément d'un sentiment diffus, ressenti par des internes européens, un sentiment de solitude face à un manque dans notre formation et dans notre métier, une sorte de vide que l'on pourrait appeler une absence de reconnaissance de la subjectivité. En deux ans, nous sommes passés de trois membres à une centaine, venant de toute l'Europe et même au-delà. Ce qui me frappe, et que je tiens à partager ici, c'est la joie palpable que manifestent certains nouveaux membres, souvent isolés dans leur ville ou leur hôpital, lorsqu'ils découvrent ce groupe, comme s'ils trouvaient enfin une famille1.
Mais alors, pourquoi si peu de gens ? Peut-être en partie à cause d'un problème qui dépasse ce domaine : un constat, que je qualifierais à nouveau d'unanime, de la faiblesse de notre formation théorique de base. Certes, il existe notre groupe de travail, le DIU Philosophies de la psychiatrie, l'École française de Daseinsanalyse, ainsi que d'autres initiatives que seule votre curiosité peut révéler, mais tout cela demande du temps et de l'argent, des ressources qui ne sont pas pléthores chez nous.
Il y a également une difficulté apparente dans ce domaine. Je me souviens de mes premières rencontres avec cet univers. Deux impressions fortes mais contradictoires m'envahissaient : « Ce que j'entends ici est fondamental, révolutionnaire » et « Je n'y comprends rien ». Ce double sentiment a souvent été partagé par mes camarades lorsque j'ai tenté de leur faire découvrir cet univers. Pour moi, ce sentiment a été une source de motivation, m'incitant à essayer de comprendre. Pour d'autres, il a conduit à l'abandon.
Pourquoi cette différence ? Peut-être que chez moi, un plus grand malaise, une forme d'addiction au travail, ou un je-ne-sais-quoi m'ont poussé à persévérer. Mais qui peut prétendre que cette même difficulté ne se retrouve pas dans l'apprentissage de la neurophysiologie, d'une technique psychothérapeutique, de l'organisation des soins, ou des politiques de santé ?
Mon optimisme me pousse à dire que même si l'on ne peut pas tout maîtriser, ou même si l'on a l'impression de ne rien maîtriser du tout, la collaboration reste toujours possible. Si l'on considère la psychiatrie en crise, à l'image du monde qui nous entoure – crise sociale, démocratique, économique, géopolitique et écologique – on peut alors se tourner vers ces sciences écologiques.
On y apprend qu'un système résilient face à la crise est un système biodiversifié. Que la phénoménologie soit une pièce centrale ou non du système psychiatrique, elle reste un lien vital, ouvert sur le monde et les autres composantes du système psychiatrique, contribuant à sa résilience.
Cette résilience est d'autant plus nécessaire aujourd'hui. À l'heure où j'écris ces lignes, ne soyons pas timides avec les mots : le fascisme se réinstalle en France, en Europe et au-delà. Alors que l'histoire de la psychiatrie nous montre qu'elle peut être un outil de solidarité, de soin envers autrui et d'émancipation, elle peut aussi devenir un outil de contrôle, de normalisation et de violence envers les plus vulnérables, ceux qui ont déjà traversé la violence et la souffrance. La discipline phénoménologique, enracinée dans le vécu subjectif que l'on tente de comprendre, malgré les différences radicales, peut ainsi nous servir de garde-fou face à ce monstre nauséabond, que l'on remarque souvent trop tard autour de nous, mais aussi parfois déjà en nous.
Si vous vous sentez concerné par ce sentiment, vous pouvez rejoindre le groupe de travail anglophone à l'adresse : [email protected]
Liens d'intérêts : L'auteur déclare ne pas avoir de liens d'intérêts en rapport avec cet article.
Remerciements à L'Information Psychiatrique pour nous avoir permis de diffuser l'article “Un interne en phénoménologie”, qui avait déjà été publié par L'Information psychiatrique • vol. 100, n° 8, octobre 2024.
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Arnaud BAGDASARIAN
Interne en Psychiatrie, CHRU de Tours

