Actualités : L’intelligence artificielle au service du bon usage du médicament - enjeux et perspectives en pharmacie clinique hospitalière

Publié le 26 juin 2025 à 14:23
Article paru dans la revue « INPH / Le Mag de l’INPH » / INPH N°31

L'intelligence artificielle (IA) est en passe de transformer durablement la manière de concevoir la pratique pharmaceutique en milieu hospitalier. Bien que son déploiement soit encore limité aux « pionniers » du développement de ces solutions nouvelles, les premiers résultats sont très convaincants, preuves en sont les nombreuses publications ou interventions dans les congrès : l'IA sera un levier puissant pour optimiser le bon usage du médicament, prévenir les risques iatrogènes, soutenir les équipes de pharmacie clinique dans leurs missions, et faire de la pharmacie clinique un levier et une clé de la démarche qualité hospitalière.
 

Un état des lieux en mutation

En France, le numérique dans le champ de la santé a connu une accélération notable ces dernières années. La France a connu une accélération sans précédent de 2018 à 2022, sous le nom ‘MaSanté2022' qui a établi une feuille de route très ambitieuse et cohérente pour accélérer l'émergence du numérique dans la communication entre patients, professionnels de santé et à terme permettre aux praticiens d'intégrer les données cliniques dans leur pratique.

Cette stratégie a tiré les leçons des difficultés rencontrées avec le déploiement du DMP et avec la convergence des Territoires de Santé Numérique, des e-Parcours et des organisations territoriales nouvelles à installer comme les GRADeS, les CPTS ou les Maisons de Santé.

Alors que le téléphone portable et l'intelligence artificielle se diffusent rapidement dans toute la société, cette dynamique se heurte aux spécificités du monde de la santé et de l'humain en matière d'éthique, de fiabilité et de respect de la confidentialité. Par ailleurs, les investissements passés dans le numérique ont été insuffisants et peu cohérents entre eux. Dans ce contexte, les grandes dynamiques pilotées et partiellement financées par les institutions, incluent l'établissement d'une doctrine, une insistance forte sur l'éthique, une remise à niveau des solutions informatiques en place, et l'établissement d'une cible d'architecture et d'une trajectoire pour l'atteindre.

Le domaine de la pharmacie avait déjà été le « parent pauvre » lors de la phase d'informatisation des pratiques historiques  : la profession a subi des choix qui n'étaient pas faits pour elle, pensés d'abord pour le médecin et le gestionnaire. Au cours de ces années, des initiatives pionnières ont toutefois émergé. L'irruption de l'IA et d'une vraie digitalisation, inventant de nouvelles orchestrations de nouvelles pratiques rendues possibles par la technologie, est à même de changer cet état de fait. Le couple pharmacien-digital a tout pour être un levier clé au sein de l'évolution du numérique en santé : optimisation du circuit du médicament, prise en charge médicamenteuse, détections d'anomalies dans les parcours en général…

La pharmacie clinique au cœur des démarches qualité : bon usage du médicament et lutte contre la iatrogénie.

La iatrogénie médicamenteuse représente un coût humain et économique considérable avec jusqu'à 30 000 décès et 130 000 hospitalisations par an en France. Elle représente 10 % des hospitalisations du sujet âgé et 20 % après 80 ans. Bien que posée en cause mondiale par l'OMS, les efforts menés contre l'iatrogénie n'ont pas entamé les chiffres très élevés de décès, de complications et de surcoûts générés  : 2 milliards d'euros en France et 42 milliards d'euros dans le Monde selon l'OMS et l'OCDE.

La iatrogénie n'avait pas bénéficié de la même attention et des mêmes incitations à la combattre que les infections nosocomiales, probablement parce que les tentatives d'action n'avaient pas été probantes. Il était clair que sans outil informatique capable de trouver « l'aiguille dans la botte de foin  », aucune action ne permettrait de réduire significativement les risques médicamenteux. En 2024, le sénat a fait le constat qu'il existe maintenant des solutions, et, malgré le contexte politique et économique difficile, a fait rentrer la lutte contre la iatrogénie médicamenteuse dans la LFSS de 2025, appelant à une mobilisation comparable à celle des acteurs de santé autour des infections nosocomiales.

En parallèle, nous constatons que la philosophie de la maîtrise de la qualité dans la pratique hospitalière suit la même évolution que dans d'autres secteurs  : d'une approche de conformité à des cahiers des charges, dans lesquels l'erreur est sanctionnée quand elle est découverte, on passe à une logique d'amélioration continue dans laquelle l'erreur est anticipée par la mobilisation collective des acteurs.

La discipline rentre maintenant dans une nouvelle ère grâce à la puissance du numérique et des logiques qualité nouvelles.

IA en pharmacie clinique

Le pharmacien hospitalier ne dispense les médicaments qu'après avoir effectué une analyse pharmaceutique. Sans aide numérique autre que les « popups » d'interactions médicamenteuses, il est amené à investiguer en navigant entre de multiples écrans.

L'IA appliquée à la pharmacie clinique permet de changer la donne, par l'analyse de données massives issues des dossiers patients informatisés (DPI), des prescriptions électroniques et des bases de connaissances diverses dont les bases ANSM, de pharmacie clinique, de pharmacovigilance. L'objectif est double : anticiper les erreurs médicamenteuses et renforcer la pertinence des prescriptions. Des algorithmes d'aide à la décision peuvent ainsi alerter les pharmaciens sur des interactions médicamenteuses potentiellement dangereuses, proposer des ajustements de doses en fonction des paramètres biologiques, ou encore détecter des schémas thérapeutiques à modifier.

Seule une solution numérique peut évaluer le niveau de risque en temps réels de millions de situations qui sinon passent à travers la vigilance de professionnels de santé sur-sollicités. Le numérique fournit par ailleurs les informations qui permettent aux professionnels de santé de mettre en place des démarches d'amélioration continue dans lesquels les erreurs sont plus des moyens d'apprendre et d'améliorer les pratiques au quotidien que de sanctionner les quelques cas dont les conséquences dramatiques apparaissent au grand jour.

Les applications concrètes en milieu hospitalier

Nous en resterons ici au périmètre hospitalier, même si le domaine du ville-hôpital, des parcours et du populationnel, commencent à connaître des développements analogues.

Plus de soixante établissements, en Suisse, France et Belgique ont adopté le SADP pionnier PharmaClass. Les nombres d'établissements ayant adopté les autres solutions ne sont que partiellement accessibles, mais on peut penser que la centaine d'hôpitaux sera bientôt atteinte.

L'IA en pharmacie clinique : pas d'IA sans data ou sans pilotage qualité

Les expérimentations IA en pharmacie hospitalière sont venues bien après celles qui ont révolutionné l'analyse des signaux et de l'image, comme par exemple la radiologie ; on peut pourtant imaginer les mêmes gains en matière de pertinence et d'efficience, une fois passées les mêmes hésitations, tout à fait justifiées, scientifiques et éthiques, à con er une partie du processus de prise en charge des patients à des solutions digitales pour sécuriser le jugement humain.

En fait le décalage de temps provient non pas de la « brique IA » en soi, dont on sait qu'elle ne peut que réussir, et qu'un rôle lui sera conférée un jour, mais d'une part de la matière première de l'IA, en particulier de la donnée en amont, et d'autre part du pilotage de l'activité rendu possible en aval, en particulier les transformations des métiers pour passer d'un monde de manque d'informations à une organisation à même d'exploiter efficacement toute l'information générée tout au long des actes cliniques.

Cet ‘avant' et cet ‘après' la brique IA promettaient d'être particulièrement ardus pour ce ‘cas d'usage' de l'IA à la pharmacie clinique.

L'arrivée du premier prototype de Système d'Aide à la Pharmacie Clinique (le SADP PharmaClass, de Keenturtle) en 2015 et des premières installations chez des pionniers à partir de 2018 avaient été précédées d'une ‘R&D' complexe pour vérifier la faisabilité d'obtenir des data en qualité et quantité suffisantes pour obtenir une détection et une hiérarchisation satisfaisantes ; et a donné lieu à une ‘R&D' non moins profonde sur l'organisation ‘IA+Humain' qui permettrait d'optimiser l'atteinte de résultats visés.

Le verrou no1 : les data

La circulation de la donnée en général et l'IA en particulier ont pris du retard dans la Santé, et il est de plus en plus admis que la raison était le problème du manque de qualité et d'interopérabilité des données dans les systèmes informatiques utilisés à l'hôpital comme sur l'ensemble du territoire.

Les avancées réalisées dans des secteurs comme la grande distribution, l'automobile, la chimie, etc.  étaient hors de portée car toute nouvelle organisation territoriale était freinée par le manque de partage d'informations, et l'apprentissage de l'IA était biaisé par l'inaccessibilité d'une grande partie des données.

Le domaine de la gestion du risque médicamenteux en est une illustration évidente.

Jusqu'à l'arrivée du premier SADP (PharmaClass de Keenturtle), l'analyse pharmaceutique opérée par le pharmacien hospitalier n'était supportée informatiquement que par une détection des interactions médicamenteuses, handicapée par le fait que les « popups » qui apparaissaient étaient des faux positifs dans une grande majorité des cas car insuffisamment ciblés. Pour le reste, le pharmacien hospitalier, qui est tenu de revoir toutes les prescriptions de l'hôpital avant d'en assurer la dispensation, était obligé de naviguer entre de multiples applications où il avait accès à une partie, en général insuffisante des données à l'écran. Il existait plusieurs Bases de Données Médicamenteuses agréées par l'HAS, et les LAP étaient tenus d'en utiliser une.

Le problème était d'arriver à collecter les données patients depuis des sources très hétérogènes, de les transformer pour qu'elles soient utilisables dans une IA, car c'est seulement à cette condition que les règles pourraient sortir du simple « Drug A and Drug B » et tenir compte de l'âge, des analyses biologiques, des antécédents… pour d'une part n'alerter que dans les cas où cette association de médicament est vraiment problématique (et ainsi réduire les «  faux-positifs  »), et d'autre part trouver toutes les autres situations à risques, d'incompatibilité non pas seulement enter les médicaments mais entre le médicament et le patient (et ainsi réduire les « faux-négatifs », tous ces cas de risque difficilement détectables).

La feuille de route du numérique en santé, appuyée par le  financement du Ségur de Santé, a traité en priorité d'avoir accès à des « Data » : elle impose de franchir progressivement plusieurs paliers en matière d'utilisation des standards de flux informatiques et de données, mais il faudra probablement dix ans pour que l'interopérabilité soit au niveau nécessaire pour que des flux normalisés alimentent les IA de façon vraiment satisfaisante. D'ici là, le constat chez les utilisateurs de SADP est que le travail en amont des data est un effort aussi déterminant que fastidieux pour obtenir une véritable fiabilité dans la détection et la hiérarchisation des situations à traiter. Il a fallu plusieurs années de recherche pour mettre au point et développer les briques Data/IA qui permettent de s'affranchir de l'hétérogénéité des formats de données hospitaliers qui convertissent les données hétérogènes en données standardisées pouvant être interprétées par les moteurs d'IA.

Le verrou no2 : quelle forme algorythmique d'IA ? symbolique, connexioniste ou générative ?

Au moment des premières actions pionnières de SADP, les débats sur l'IA opposaient l'IA «  connexionniste » (machine et deep learning) et l'IA «  symbolique  » (systèmes à base de règles). Quelques années plus tard, c'est l'IA «  générative  » qui fait rêver. La logique connexionniste commençait à obtenir des premiers succès en santé, en radiologie, où elle a trouvé un contexte qui lui convenait  : un apprentissage basé sur de grands volumes d'imagerie, et a débouché sur une détection de grande qualité. Les tentatives en pharmacie ont été des échecs, d'ailleurs anticipés par le pionnier PharmaClass qui avait estimé que seule l'IA symbolique convenait pour les premières années de dynamique IA en pharmacie.

Il en est de même pour l'IA générative. Alors que ces types d'IA fonctionnent très bien avec des sources de données homogènes, l'hétérogénéité des données cliniques, la vitesse de progression des connaissances médicales, et l'indispensable validation de la crédibilité des sources de doctrine et la nécessité de valider les algorithmes en rapport à la santé humaine en Europe continuent à différer l'émergence d'IA non symboliques  : leur ‘apprentissage' se basera dans quelques années sur une masse d'informations qui auront été enrichies par une période d'utilisation d'IA symbolique.

L'IA symbolique, présente des avantages uniques qui en font un outil précieux dans le domaine de la santé. Cette IA repose sur des algorithmes validés par l'homme qui sont à même de traiter des volumes considérables de données.

Sa capacité à offrir des décisions explicables, robustes et intégrant le savoir humain en fait un candidat idéal pour des applications où la transparence et la fiabilité sont primordiales. Cette IA symbolique est au cœur des SADP qui se déploient, avec des corpus scientifiques de règles pour détecter puis réduire le risque médicamenteux.

C'est la pertinence des données cliniques travaillées en amont, et la richesse de la grammaire pour croiser ces données, qui permettent à l'algorithmique de couvrir le maximum de détection de situations, et au-delà, de permettre que les algorithmes puissent être transférés d'un établissement à un autre. Sur un plan économique, l'émergence de ces moteurs d'IA symboliques conduit à choisir entre des moteurs limités en données et donc limités en usage, vs des moteurs à large spectre d'usages possibles.

Le verrou no3 : sécurité et performance du dispositif IA

Les deux dimensions de ‘sécurité' et ‘performance' sont au cœur de la réglementation à laquelle une solution numérique en santé doit de se conformer. En effet, un logiciel est un dispositif médical lorsqu'il est spécifiquement destiné par le fabricant à être utilisé à des  ns diagnostique et/ou thérapeutique, et les SADP doivent donc obtenir le marquage CE qui dénit les preuves à apporter en matière de sécurité et performance. Une nouvelle réglementation, présente dans l'AI Act et prise en compte dans le Marquage CE, a apporté de nouvelles obligations en même temps que des logiques spécifiquement pensées pour l'IA : la Garantie Humaine.

Il n'est pas besoin de souligner le caractère indispensable d'une évaluation du respect de sécurité, incluant les concepts RGPD et Hébergement de Données de Santé, tout comme des dimensions éthiques et scientifiques. Attardons-nous sur la nécessité de positionner les ‘curseurs' pour libérer le potentiel de ces solutions en efficience et maximisation de la performance sans être freiné par un mode de sécurisation inapproprié. Par exemple, si on vise d'être exhaustif dans la détection des risques, le temps passé à des situations peu risquées empêche de se consacrer à des risques plus importants ; c'était le défaut des solutions d'interactions médicamenteuses. Mais, dès lors que l'on demande aux algorithmes de positionner les curseurs pour réduire drastiquement à la fois ces ‘faux positifs', consommateurs de temps praticiens et les ‘faux négatifs', comment évaluer si le système est pertinent et efficient ?

La démarche est en cours  : c'est par une démarche de type ‘Garantie Humaine', dont PharmaClass a été le pionnier pour la pharmacie en Europe, que Keenturtle affine ce ‘positionnement des curseurs'. Le collège d'experts mis en place autour de PharmaClass a été particulièrement utile pour réunir ingénieurs et professionnels de santé autour des nouvelles approches à inventer pour à la fois sécuriser les pratiques hospitalières et les outils qui permettent de les sécuriser.

Une illustration pour comprendre la notion : un bon indicateur de la performance du système est le nombre d'IP par 100 lits par mois. Parmi les utilisateurs de SADP, certains oscillent entre 5 et 10, d'autres oscillent entre 30 et 50. L'étude des raisons pour cette différence montre que des efforts sur l'organisationnel peuvent faire changer le chiffre beaucoup plus vite que le travail sur les algorithmes eux-mêmes.

Nous voyons ici une leçon clé, après quelques années de pratique de ces notions : l'éditeur du logiciel doit laisser la liberté à l'utilisateur sur ces choix de périmètres de détection à traiter, en fonction des périmètres qui ont besoin ou pas de cet appui dans son établissement et de la stratégie de la PUI, de la CME et de la DG de l'hôpital. Par contre, en tant que Fabricant de Dispositif Médical, il doit non seulement garantir la qualité de data en amont et la capacité à créer les algorithmes souhaités par l'établissement, mais aussi apporter une méthode de pilotage qualité et de maximisation de l'atteinte des résultats visés. Ce troisième verrou est aussi important que les deux premiers  : savoir s'inscrire dans la réglementation, puis dans ce cadre, proposer un dispositif médical secure et performant.

Conclusion

Il est important de souligner l'évolution du rôle du pharmacien et de l'organisation hospitalière qui se libère par l'arrivée de ces technologies.

Avec de tels outils à disposition, le rôle du pharmacien hospitalier va évoluer naturellement d'une embolisation dans des activités de détection de risques médicamenteux chronophages et peu outillées, à un rôle d'acteur clé pour alimenter les démarches d'amélioration continue des établissements en termes de risque médicamenteux bien entendu, mais aussi plus globalement de bon usage, et de détection de toute situation clinique que l'établissement souhaite mettre sous surveillance.

Avec de telles informations à disposition, les démarches qualité peuvent se transformer pour aller vers une gestion des risques en continu et en temps réel : ces outils permettent en effet aux CME et aux directions qualité de définir les types de situation à mettre sous surveillance pour disposer en temps réel d'information sur leur fréquence, leurs profils, et construire les organisations permettant de traiter ces situations.

L'IA peut jouer un rôle central dans la prévention, en identifiant précocement les situations à risque et en proposant des alternatives thérapeutiques plus sûres. Elle vient ainsi renforcer la capacité d'analyse des pharmaciens hospitaliers, sans se substituer à leur jugement clinique, et contribue de manière très innovantes aux démarches d'amélioration continue de la qualité des soins.

On peut parier que les chiffres de la iatrogénie médicamenteuse vont significativement changer dans les années qui viennent, après des décennies sans évolution déterminante. Les freins  nanciers devraient se réduire drastiquement, si l'on se base sur la LFSS 2025, et que l'on considère la iatrogénie comme une ‘qualité qui rapporte' : la sécurisation et l'efficience de la prise en charge médicamenteuse ont le potentiel de réduire à la fois les surcoûts pour le système de santé et les pertes de chance patients.

Publié le 1750940589000