Pour William Osler, médecin canadien parfois considéré outre-Atlantique comme le père de la médecine moderne, « medicine is a science of uncertainty and an art of probability » [1]. La médecine est une science de l'incertitude et un art de la probabilité. Si cette citation semble inévitable dès lors qu'il est question de rendre compte de la subtilité de l' art médical, il convient de bien considérer ce qu'elle sous-entend, pour ne pas sombrer dans le propos insignifiant.
La médecine est sans doute l'une des disciplines, qui non seulement est très en lien avec l'incertitude, mais qui du reste expose aux conséquences individuelles les plus immédiatement délétères, que puisse avoir cette dernière. La sanction est bien souvent « irrévocable » [2]. L'incertitude est omniprésente dans la santé et est un véritable défi pour les professionnels (novices comme aguerris) et pour les soignés. Il demeure cependant une certaine réticence à reconnaître et à traiter cette incertitude [3]. Simpkin et Schwartzstein envisagent la tolérance à l'incertitude en « zones grises » comme la « prochaine révolution médicale » [4] à une époque où les « digital natives » seraient frustrés par des réponses incomplètes ou absentes. Sensibilité et spécificité des investigations, subjectivité des narrations et interprétations, résultats incertains d'une thérapeutique, biais cognitifs. Pourquoi cette révolution, ou pour le moins cette prise de conscience, tarde-t-elle à s'imposer ? Et quelle forme prendrait-elle ? S'agit-il d'une seule et même incertitude ? Cette incertitude se confond-t-elle avec la complexité ? La complexité se réduit-elle à la complication, qui elle-même dépasse l'incertitude ? N'est-elle pas plus que cela ? Sinon autre chose ?
La complexité selon EDGAR MORIN
Le mot « complexe » est polysémique. Le CNRTL retient : « composé d'éléments qui entretiennent des rapports nombreux, diversifiés, difficiles à saisir par l'esprit, et présentant souvent des aspects différents », mais également « ensemble d'éléments divers, le plus souvent abstraits, qui, par suite de leur interdépendance, constituent un tout plus ou moins cohérent » [5]. D'aucuns s'arrêteront au caractère « compliqué » de quelque chose qui reste difficile à saisir, quand d'autres insisteront sur la notion de « relations » nombreuses et diversifiées, intriquées et interdépendantes entre des éléments qui s'inscrivent dans une totalité et inscrivent un tout.
Edgar Morin, en mettant en exergue le jeu entre ordre-désordre-organisation, et en décrivant le rôle de la dialogique (coexistence des complémentaires), de l'hologrammatique (la partie contient le tout et la somme des parties peut-être plus ou moins que le tout) et de la récursivité (quand la conséquence participe à l'émergence de sa propre cause) a « organisé » la complexité [6]. Whitehead [7] en avait déjà été l'architecte avec la philosophie du processus, et avant lui sans doute Vico ou encore Héraclite [8] et ses « fragments », pour ne citer qu'eux.
Ce qui est complexe est-il toujours compliqué ? La réponse est non, mais bien souvent cela nécessite un changement de perspective avec parfois résistance à ce dernier. Est-ce plus simple ? C'est surtout plus riche, s'inscrivant en opposition à la réduction épistémologique simplificatrice, sans pour autant être inutilisable. Ce qui est compliqué peut se résumer à un principe simple, ce qui est complexe en aucun cas (Morin et al., 2003).
Le réductionnisme est toujours au cœur des enseignements universitaires alors que l'incertitude est consubstantielle à l'exercice médical et d'une structure complexe. Faut-il « simplexifier » ? Ce néologisme (Berthoz, 2009) peut certes renvoyer à une complexité expliquée de manière simple, mais également à une segmentation de la complexité (e.g. procédure dégradée devant une incapacité à tout saisir), ou à l'utilisation simplifiée d'une complexité fonctionnelle (e.g. rendre plus simple un appareillage dont l'élaboration est d'une difficulté croissante). Il y a donc plusieurs « simplexités » articulées par la complexité… et possiblement contradictoires avec cette dernière.
Que serait une médecine de la complexité ?
Naulimus2 a proposé en juin 2024 un premier manifeste pour une « médecine de la complexité » et non pour une médecine complexe [9, 10]. Si la complexité semble intéresser toutes les spécialités médicales, certaines sont plus exposées à son emprise que d'autres : médecine palliative avec l'indéfinissable souffrance existentielle, médecine de la douleur chronique et intrications psycho-socio-culturelles, psychiatrie institutionnalisée confrontée au manque de moyens, grand handicap et inquiétante étrangeté de proximité avec cet « autre » qui « nous » ressemble tant, gériatrie exposée à la délicate question de l'autonomie tant fonctionnelle que décisionnelle… Par ailleurs, la complexité n'est pas qu'un « problème » médical, et elle irrigue les différents champs de la santé : politiques sanitaires, management, grands défis épidémiologiques. Elle est transdisciplinaire et interprofessionnelle.
« La médecine de la complexité, c'est la médecine de la relation, c'est la médecine qui fait de la relation son objet de soin, un objet partagé avec le patient et dans lequel le soignant est impliqué en tant qu'individu également » (Naulimus, 2024). On veut maintenir la symptomatologie exclusivement au sein du patient avec un soignant « exempt de tout trouble ». Mais nous pourrions également considérer la relation interhumaine comme premier support et « caisse de résonance » d'une souffrance s'y déployant et envahissant le « devenant-soigné » comme à un moindre degré le soignant. Cette simple considération, résumée dans le fait de préférer le terme de « situation de haute vulnérabilité » à « patient vulnérable » peut permettre par exemple au soignant de prendre conscience de l'engagement de sa propre vulnérabilité. Et il devient alors possible d'imaginer une évaluation du degré d'incertitude propre et partagée, du degré de vulnérabilité ressentie par soi et par l'autre pour soi, du degré d'adhésion au diagnostic en termes de familiarité avec l'expérience vécue. Car le diagnostic est construction consentie 3… ne l'oublions pas.
Le modèle NAULIMUS
Il s'agit de penser autrement la relation que comme une mise en système d'individus… quand elle serait potentiellement un système à part entière donnant lieu aux individus et en particulier à « soi ». La « médecine de la complexité » stricto sensu réclame en effet d'adhérer à une certaine approche du tissu relationnel, complémentaire de l'approche classique (relation interindividuelle horizontale et transactionnelle entre un « soi » et un « autrui » qui se font face) et morinienne (relation complexe organisée par auto-(géno-phéno-égo)-éco-re-organisation, autrement dit un ensemble de boucles tourbillonnantes, source d'une individualité plurielle se retrouvant au niveau des sociétés qui mettent en lien les individus par ces mêmes boucles). Un troisième modèle considèrerait la relation comme système à part entière en dehors de toute notion d'individu, et non comme « simple » mise en système desdits individus 4, une approche qui serait « orthogonale », explorant la possibilité d'états dynamiques intermédiaires que seraient les entités de soi(s).
Ainsi cet « écosystème expérientiel de soi(s) » déployé entre soi et autrui, identifierait d'autres instances en plus de « soi et autrui », déduites du fait même de la présupposition d'un tissu relationnel complexe qui serait intégré aux interlocuteurs. En plus de « soi et autrui » ou plus exactement en plus de ces deux sois qui se font face et se croient, chacun, et à juste titre, absolument unique. Impossible de décrire ici cet écosystème rendant compte de soi, mais nous pouvons aborder la réflexion qui a précédé son émergence. « Soi » vit l'expérience d'être « soi ». Dont acte. Mais qu'en est-il de « l'autre » que je croise dans mon environnement proche ? Deux possibilités semblent s'offrir à « soi ». Considérer « l'autre » comme un élément de l'expérience d'être « soi », avec à l'extrême la possibilité d'avoir affaire à une illusion (solipsisme), ou bien considérer « l'autre » comme un alter ego. Soit « l'autre » fait partie intégrante de cette expérience qui se confond avec « soi », soit lui-même est un « soi identique » qui partage cette singularité (sic) quand « le premier soi » devient, pour lui, son « autre ». Mais comment concilier les deux, en stricte indécidabilité ? Par cette affirmation : « soi » se doit d'être un ensemble et en même temps une partie de cet ensemble. C'est la clef de l'édifice ontologique proposé, une aporie : une partie de la somme et la somme se confondent strictement. Dans un second temps il s'agit de s'enquérir de la capacité de ce modèle à supporter les cliniques en y intégrant les données des consultations. Puis de faire retour. Puis, ensuite, de considérer ce qui emplit l'espace ainsi généré entre la partie « soi » et la somme « soi(s) ». Ce sont les entités de soi(s) qui rempliraient les « vides ». Et les jeux entre elles qui rendraient compte des phénomènes observés dans les relations interpersonnelles. Le pas de côté que nous envisageons ici est considérable. Mais il permet trois choses : offrir un modèle qui bien que centré sur l'expérience de soi(s) s'avère moins individualiste que le modèle classique, la relation « précédant » soi étant son cadre conceptuel ; permettre la considération d'une clinique jusqu'alors négligée (tels les symptômes du soignant travaillant au diagnostic relationnel avec le soigné) ; interroger des « impensés » comme la nature fondamentale du trépassé dans ses interactions avec les autres, l'existence de « morceaux de soi » encore inenvisagés par les précédentes topiques, ou encore la possibilité que soi (avec ses turpitudes qui font l'existence) soit syndrome d'une instance complexe et purement relationnelle so(i-autru)i. Décrire chaque élément dépasserait le cadre du présent article. Ce qui demeure fondamental, c'est que les blocs ne sont pas séparés stricto sensu. Ils sont en complexité. Les entités de soi(s) seront-elles au XXIème siècle ce que l'Inconscient fut pour le XXème siècle ? Une nouvelle blessure narcissique et/ou une hypothèse invérifiable ou un nouveau champ à explorer ?
Conclusion
À titre de conclusion temporaire, citons quelques éléments complémentaires à propos de cette « nouvelle » médecine de la complexité, un modèle appelé à évoluer. Il ne s'agit pas d'une description du réel ni d'une nouvelle discipline, mais d'un cadre conceptuel préparatoire en situations de haute vulnérabilité qu'un professionnel peut choisir de suivre ou de ne pas suivre. La « médecine de la complexité » ne saurait être identique au concept polysémique de médecine intégrative, même si des liens existent. Elle se fonde sur une approche précise de la relation interindividuelle et nous sommes dans l'expression la plus individualisée qui puisse être du soin. Il s'agit d'enseigner la transition d'une approche de l'incertitude en santé qui consisterait à la combattre, puis à l'accepter (et à gérer ses conséquences cognitives) à, enfin, l'explorer et en faire un outil thérapeutique par sa capacité à générer un chaos, source féconde de réinterprétations, et même de nouveaux « événements » pour le binôme soigné-soignant.
Dr Sébastien ABAD1
1. Praticien hospitalier. Médecine palliative, médecine de la douleur, master II éthique clinique. Service de médecine palliative (Hôpital Ch.Nicolle – CHU de Rouen). Desbrest Institute of Epidemiology and Public Health, Univ Montpellier, INSERM. Président de l'association Naulimus.
2. Association loi 1901 qui se consacre aux applications de la pensée complexe en médecine (https://naulimus.org).
3. Et parfois lui-même source de souffrance venant se surajouter sinon modifier la pathologie qu'il croit désigner.
4. La relation n'est plus une simple mise en système, mais un système dont les individus sont une conséquence, ou duquel découlerait la seule logique narrative à même de permettre l'expérience de conscience qui serait un écho de ces récits (expérience restant cohérente dans le temps pour ne supporter aucune alternative contradictoire). En première lecture, nous naissons de deux parents et chacun des parents vit de manière isolée l'expérience d'être ce soit unique que l'enfant sera également, et en seconde lecture nous pouvons considérer l'émergence de la conscience individuelle comme intervenant bien après cette mise en relation, mais du fait de cette dernière.
Bibliographie
1. Bean WB. Sir William Osler: Aphorisms from His Bedside Teachings and Writings. British Journal for the Philosophy of Science 1954;5(18):172-173.
2. Motte B, Aiguier G, Van Pee D, Cobbaut J-P. Mieux comprendre l'incertitude en médecine pour former les médecins. Pédagogie Médicale 2020;21:39-51.
3. Audétat MC, Nendaz M. Face à l'incertitude : humilité, curiosité et partage Facing uncertainty: humility, curiosity and sharing. Pédagogie Médicale 2020;21:1-4.
4. Simpkin AL, Schwartzstein RM. Tolerating uncertainty — The next medical revolution? N Engl J Med 2016;375:1713-5.
5. CNRTL, définition du mot « complexe ». https://www.cnrtl.fr/definition/complexe. Consulté le 20/10/2024.
6. Morin E. Introduction à la pensée complexe. Paris : Points essais, 2014.
7. Whitehead AN. Modes de pensée. Paris : Vrin, 2004.
8. Héraclite. Fragments recomposés présentés dans un ordre rationnel par Marcel Conche. Paris : PUF, 2017.
9. Abad S. La médecine de la complexité. Gestions hospitalières 2024;637:338-40.
10. Abad S. Manifeste pour une médecine de la complexité, consultable sur le site https://naulimus.org.