Actualités : Portrait : Un interne parmi les manchots de Kerguelen

Publié le 13 mai 2022 à 18:24

Thomas Laurenceau, aujourd’hui Docteur Junior en médecine d’urgence à Paris, a passé une année aux îles Kerguelen, capitale des Taaf, Terres australes françaises. Il nous raconte cette expérience unique, isolé du monde, happé par les Kerguelen.

Interne à Paris Descartes, Thomas Laurenceau a 27 ans quand il rejoint en 2019 les îles venteuses des Kerguelen, territoire des manchots, des éléphants de mer et de la glace. La température moyenne annuelle avoisine les 4,5°C avec dix mois d’hiver. Il est recruté en tant que médecin adjoint. Après une traversée de 14 jours depuis la Réunion, il découvre la base française, son hôpital où ils sont deux soignants (lui et le médecin-chef) et une cinquantaine d’habitants temporaires.

Amputation d’un doigt, et dents arrachées
Les soins les plus courants sur l’île sont l’orthopédie et la dentisterie. « J’ai arraché de nombreuses dents ! », se souvient Thomas. Il a dû également amputer un doigt et faire un fond d’oeil avec les moyens du bord : une loupe et un smartphone pour la photo. A chaque consultation ou urgence, il garde toujours à l’esprit LA question fondamentale : faut il évacuer le patient ? Car le Marion Dufresne, le navire qui fait les rotations avec la Réunion et les autres îles des Taaf, ne s’arrête que 4 fois par an aux Kerguelen.. Finalement, en une année, il y aura huit évacuations sanitaires, avec des degrés d’urgences variables : traumatismes, psychiatrie, ophtalmologie. « Un marin mécanicien qui souffrait d’un trouble psychiatrique. C’était un bateau de pêcheurs. Quand le reste de l’équipe a compris que quelque chose n’allait pas, ils ont accosté en urgence à Kerguelen. Nous avons eu de la chance car le Marion Dufresne n’était pas loin pour l’évacuer car cela aurait été difficilement gérable ».

45 personnes coincées sur une île : condensé de la psychologie humaine
Pendant l’été, qui dure deux mois en janvier et février, une centaine de personnes cohabitent sur l’île. Des températures «douces» avec une moyenne de 8°c. Sinon, ce sont une cinquantaine de personnes qui vivent en vase clos, sur une plaine volcanique, avec très peu d’échanges avec l’extérieur, sans Internet ni télévision. « Ce qui rythme notre vie, c’est le Marion Dufresne, les missions quotidiennes et les repas », témoigne Thomas. Cette situation particulière fait des Kerguelen un condensé de psychologie humaine. D’autant plus que la base réunit trois groupes, qui n’ont pas l’habitude de se mélanger : les militaires (non armés, présents pour le soutien technique), les ouvriers (pour les chantiers et pour entretenir la quarantaine de bâtiments) et les étudiants, majoritairement issu de formation d’écologie en service civique pour recenser ou étudier la faune et la flore endémiques. Des hommes et des femmes… ces dernières étant fortement minoritaires. 

Thomas Laurenceau a observé les mécanismes des interactions sociales et des ressorts psychologiques dans cette petite communauté très hiérarchisée. « Un chef de base est recruté pour piloter notre communauté pendant un an. Tu te rends alors compte combien l’homme cherche naturellement un leader et comment chacun trouve sa place », explique-t-il. Quel que soit le profil du personnel, chacun doit passer un entretien psychologique. « L’hivernage est un stress pour tout le monde. L’objectif est d’anticiper la capacité de chacun à réagir à ce stress », souligne Théotime Gault, médecin adjoint au service médical des Taaf (lire encadré).

Partir dans les Terres australes françaises par curiosité, par envie de vivre une aventure humaine ou par passion de la faune et de la flore. « On ne part pas aux Kerguelen pour fuir quelque chose », insiste Thomas. Les candidats doivent être stables et solides, tant psychologiquement que physiquement, pour s’assurer que cette mission d’un an au bout du monde se déroulera dans les meilleures conditions possibles. « Tu ne pars pas non plus aux Kerguelen pour trouver de la solitude, ajoute Thomas. Si tu veux être seul, reste à Paris ! Car aux Kerguelen, tu n’es jamais seul. Si tu restes enfermé une seule journée sans te montrer sur la base, il y aura forcément quelqu’un qui viendra pour voir si tout va bien ».

« Ce qui rythme notre vie, c’est le Marion Dufresne, les missions quotidiennes et les repas »

Des chats et des rennes au milieu des manchots
Lorsqu’il en avait l’occasion, Thomas aimait marcher et explorer l’île. Cette vaste terre s’étend sur 7 215 km2. Pourtant, le périmètre autorisé pour marcher est très limité. « Dans un périmètre de 10 km, tu es autorisé à marcher mais toujours à deux, relève Thomas. Pour aller plus loin, dans le cadre d’un recensement de la faune par exemple, le déplacement a lieu à trois avec l’accord obligatoire du chef de base ». Le risque : que l’une des personnes se blesse et ne puisse pas revenir. Dans chaque cabane isolée, il y a toujours un tonneau hermétique avec une trousse médicale d’urgence. Ce fut d’ailleurs l’occasion, pour Thomas, d’accompagner les plus longues sorties des biologistes pour réapprovisionner ces points médicaux. « Kerguelen est unique en tant que réserve naturelle pour sa faune et sa flore. C’est extraordinaire tout ce que l’on peut observer ! ». Et photographier. L’interne en médecine est revenu avec une photothèque riche de centaines de clichés et de milliers de souvenirs…

Les Taaf sont les plus vastes terres émergées de l’océan indien Sud. Ce sont des espaces de reproduction pour espèces marines qui vivent et chassent en mer. Éloignés des centres d’activité humaine, l’archipel des Kerguelen est un sanctuaire de biodiversité, protégé en tant que réserve naturelle. D’ailleurs, ses îles abritent l’une des plus fortes concentrations et diversités d’oiseaux marins au monde. Sans compter les colonies de manchots royaux, les éléphants de mers ou les phoques. Mais aux Kerguelen, on croiseaussi deux animaux auxquels on ne s’attendait pas : des chats et des rennes. Les premiers sont chassés. N’ayant pas de prédateurs naturels, ils se reproduisent très vite au détriment de la faune et de la flore endémiques. Les seconds ont été introduits à une époque où la France songeait à installer une colonie durable. Les hommes sont partis (ou presque) mais les rennes ont pris leurs marques jusqu’à perturber l’équilibre fragile de l’île.

« Kerguelen est unique en tant que réserve naturelle pour sa faune et sa flore »

Quand l’électricien et le boulanger deviennent infirmiers
Avant de partir en Terres australes, Thomas Laurenceau a reçu une formation médicale spécifique. « On apprend les bases de la chirurgie des voies aériennes supérieures, de la main, abdominale et thoracique avec autant de chirurgiens spécialisés du CHU de Caen. » Puis, il suit une formation de secourisme avec le peloton de gendarmerie de haute montagne à Chamonix, et enfin une formation accélérée en dentisterie et en échographie notamment au sein d’un hôpital militaire, « On nous demande aussi d’observer un bloc opératoire pour comprendre le rôle de chacun : l’infirmier qui prépare le patient, celui qui prépare les instruments ou celui en soutien à l’anesthésiste. Car une fois sur l’île, nous devons être capable de mettre en place un bloc opératoire à deux médecins voire seul… », fait-il remarquer. Son rôle est d’ailleurs de former du personnel sur l’archipel dès son arrivée pour être secondé à la fois lors des opérations de secourisme mais aussi lors des soins et des petites chirurgies. « C’est comme ça que le boulanger et l’électricien se sont retrouvés à faire des injections ! » se souvient-il. « On avait une équipe d’une dizaine d’adultes hyper motivés pour apprendre la base des soins infirmiers pour nous seconder », se rappelle Thomas Laurenceau. Une équipe motivée mais complétement néophyte dans le domaine médical… « C’est là qu’on développe des qualités pédagogiques car c’est pas si simple d’être formateur ou prof ! » se souvient-il.

« Une fois sur l’île, nous devons être capable de mettre en place un bloc opératoire à deux médecins voire seul… »

Le code de la Santé publique ne s’applique pas aux  erguelen !
Quand la météo est trop mauvaise, certains se dépensent à la salle de sport de la base, d’autres s’affrontent aux fléchettes et au baby-foot. Thomas est d’ailleurs champion des terres australes pour la saison 2020 après avoir remporté le tournoi organisé sur le Marion Dufresne. Sinon, il a aussi aimé se plonger dans les archives de l’île. Car l’histoire des Kerguelen, rejoint la grande. Les Terres australes comptent de nombreux sites historiques, autant de témoins d’explorations, de naufrages ou de recherches scientifiques. Thomas relie ce qu’il a observé lors de ces marches aux archives comme les squelettes de baleines et les ruines d’anciennes usines, témoins de l’activité des baleiniers.

Plus surprenant, il découvre pourquoi des fusées sondes sont toujours enfoncées tête la première dans la terre de Kerguelen. Elles sont les témoins d’essais d’un programme soviétique, sur un territoire français en pleine guerre froide. A cette époque, en pleine course vers l’espace, Kerguelen est décrit comme « un endroit exceptionnel, parce qu’il se trouve sur la zone aurorale où il y a des lignes de force du champ magnétique qui passent d’un pôle à l’autre. Quand les particules du vent solaire arrivent, elles se font piéger et, selon leur importance, à certains endroits, elles sont renvoyées à l’autre extrémité de la Terre » rapporte le site Air&Cosmos. Le but de ces fusées était d’explorer la magnétosphère.

Le paysage et ses vestiges ne sont pas les seules curiosités de l’île.
Thomas s’est aussi intéressé aux codes qui régissent l’île. Car les Taaf sont une région autonome financièrement et administrativement. Aucune loi ne s’applique sauf mention contraire ! C’est ainsi que le code de la route ne s’applique pas, ni celui de la santé publique… « Cela explique qu’un interne peut être médecin adjoint à Kerguelen, note Thomas. Cette liberté est adaptée à la situation isolée des Taaf. Car on ne pourrait pas appliquer le même protocole médical ou sanitaire qu’en métropole ». Une plus grande liberté sous le ciel étoilé austral et une grande richesse dans les échanges humains. Une expérience que conseille Thomas à tous les internes qui ont envie d’un peu d’aventures et qui ne craignent pas le froid.

"Une expérience que conseille Thomas à tous les internes qui ont envie d’un peu d’aventures et qui ne craignent pas le froid"

LES TAAF RECRUTENT DES INTERNES ET MÉDECINS !
Tous les ans, les Taaf recrutent des médecins chef et adjoints. Théotime Gault est médecin adjoint au service médical des Taaf à Paris. Chaque année, dans les Taaf, 7 postes sont à pourvoir :

  • 4 postes de médecin d’expédition dans les districts austraux et antarctiques (Crozet, Kerguelen, Amsterdam, Terre Adélie).
  • 1 poste de médecin interne, en binôme avec le médecin senior aux Kerguelen.
  • 1 poste de médecin adjoint à La Réunion, médecin du Marion Dufresne.
  • 1 poste de médecin adjoint à Paris, médecin pour le raid antarctique.

Quelques années d’expérience en médecine urgentiste ou en MG sont demandées. Candidatez à mé[email protected] avant le 1er janvier de l’année visée, (départ en novembre).

BIENTÔT UN DU DE MÉDECINE ISOLÉE
Avec la Société française de médecine en milieu isolé (SOFRAMMI), Théotime Gault finalise un DU pour 2023 en médecine isolée qui reprend les grandes lignes de la formation dispensée par les Taaf : petites chirurgies, odontologie, anesthésie, secours en montagne. Suivez toutes les annonces d’emploi pour des missions courtes (1 ou 2 mois en mer) ou longues de la SOFRAMMI sur le compte Twitter. https://twitter.com/soframmi?lang=fr

Article paru dans la revue “Le magazine de l’InterSyndicale Nationale des Internes” / ISNI N°28

Publié le 1652459095000