
L'hyperphagie boulimique, également connue sous le nom de "binge-eating disorder" (BED), constitue un trouble du comportement alimentaire caractérisé par des épisodes récurrents de crises, dénommés "accès boulimiques".
Au cours de ces crises, les individus consomment une quantité significative de nourriture en un laps de temps restreint, accompagné d'un sentiment de perte de contrôle. Bien que certains tentent de réguler leur alimentation entre les crises, aucun recours à des comportements compensatoires inappropriés à long terme, tels que la prise de laxatifs, de diurétiques, des vomissements provoqués ou une activité physique excessive, n'est observé, ce qui distingue ce trouble de la boulimie.
Le diagnostic de l'hyperphagie boulimique repose sur des critères précis du DSM-5, comme indiqué dans le tableau 1, et sa sévérité est évaluée en fonction du nombre de crises par semaine. Ces épisodes de crise, généralement de moins de deux heures, durent en moyenne environ 40 minutes chacun (1). Des études suggèrent que la durée des crises peut prédire la sévérité des symptômes, les crises plus courtes étant associées à une détresse émotionnelle accrue, des symptômes dépressifs plus prononcés, et une diminution marquée de l'estime de soi par rapport aux crises plus longues.
La prévalence vie-entière de l'hyperphagie boulimique est estimée à 2,8 % chez les femmes et à 1 % chez les hommes, avec une contribution génétique estimée à 50 % (2). Cette héritabilité explique la présence d'agrégats de cas au sein des familles (3).
A. Survenue récurrente de crises de boulimie (binge eating), répondant aux deux caractéristiques suivantes :• Absorption, en une période de temps limitée (p. ex., moins de 2 heures), d'une quantité de nourriture largement supérieure à ce que la plupart des personnes absorberaient en une période de temps similaire et dans les mêmes circonstances
• Sentiment d'une perte de contrôle sur le comportement alimentaire pendant la crise de boulimie (p. ex., sentiment de ne pas pouvoir s'arrêter de manger ou de ne pas pouvoir contrôler ce que l'on mange ou la quantité que l'on mange) B. Les crises de boulimie sont associées à trois des caractéristiques suivantes (ou plus) :
• Manger beaucoup plus rapidement que la normale
• Manger jusqu'à éprouver une sensation pénible de distension abdominale
• Manger de grandes quantités de nourritures en l'absence d'une sensation physique de faim
• Manger seul parce que l'on est gêné de la quantité de nourriture que l'on absorbe
• Se sentir dégouté de soi-même, déprimé ou très coupable après avoir mangé C. Le comportement boulimique est source d'une souff rance marquée D. Le comportement boulimique survient, en moyenne, au moins 1 fois par semaine sur une période de 3 mois E. Le comportement boulimique n'est pas associé au recours régulier à des comportements compensatoires inappropriés (p. ex., vomissements ou prise de purgatifs, jeûne, exercice physique excessif) et ne survient pas au cours d'une anorexie mentale ou d'une boulimie Le niveau de gravité peut être déterminé afi n de refl éter les autres symptômes et le degré d'incapacité fonctionnelle Léger 1-3 accès hyperphagiques par semaine Moyen 4-7 accès hyperphagiques par semain Grave 8-13 accès hyperphagiques par semaine Extrême > 14 accès hyperphagiques par semaine
Tableau : Critères DSM-5 de l'hyperphagie boulimique
Les personnes souffrant d'hyperphagie boulimique font face à une stigmatisation significative de la part de la société, qui attribue à tort ce trouble alimentaire à un manque d'autodiscipline et à une volonté délibérée du patient de s'engager dans des crises hyperphagiques (4). Cette perception ignore les nombreux facteurs physiopathologiques, psychologiques et environnementaux qui contribuent au développement de ce trouble alimentaire. De plus, la coexistence fréquente de l'obésité aggrave cette stigmatisation, ce qui représente un obstacle majeur à la reconnaissance et à la prise en charge appropriée de l'hyperphagie boulimique, accentuant ainsi les difficultés sociales rencontrées par les personnes affectées.
Explorons les indices révélateurs d'une hyperphagie boulimique
Les manifestations cliniques observées dans l'hyperphagie boulimique forment un tableau complexe de symptômes et de signes cliniques variés qu'il convient de rechercher. Les patients se trouvent souvent confrontés à un sentiment de perte de contrôle alimentaire, pouvant déclencher des épisodes de recherche alimentaire même en l'absence de faim physique. Ces crises surviennent généralement en réponse à des émotions négatives ou dans un contexte de recherche de réconfort.
Parallèlement, les individus touchés : ont tendance à dissimuler ou à stocker de la nourriture, démontrent une préférence marquée pour les aliments riches en matières grasses et en sucre, et affichent généralement un indice de masse corporelle (IMC) supérieur à la normale. L'insatisfaction corporelle et la culpabilité après les crises sont également des aspects souvent présents.
Sur le plan neurobiologique, cette perte de contrôle alimentaire est partiellement attribuée à une impulsivité accrue, liée à un possible dysfonctionnement du cortex préfrontal. Toutefois, des traitements en psychothérapie semblent offrir des perspectives de réversibilité à cette dysfonction. De plus, l'obsession alimentaire chez ces patients, associée à des épisodes compulsifs déclenchés par des émotions, met en lumière une sensibilité exacerbée aux aspects hédoniques de l'alimentation dans le contexte de l'hyperphagie boulimique.
Pour appréhender de manière exhaustive ces aspects, plusieurs outils sont à notre disposition. Parmi eux, l'EDI-2 (Eating Disorder Inventory-2) se distingue par son évaluation approfondie en 11 sous échelles, abordant des dimensions telles que le contrôle des impulsions, l'insatisfaction corporelle, et d'autres aspects psychologiques liés à ce trouble du comportement alimentaire (Tableau 2). De même, le BSQ (Body Shape Questionnaire) offre une analyse plus fine de la perception corporelle et des préoccupations qui en découlent, permettant ainsi une évaluation précise de cette dimension symptomatologique associée à l'hyperphagie boulimique.
Sous-score EDI Aspect évalué 1 1 Désir de minceur 2 Boulimie 3 Insatisfaction corporelle 4 Ineffi cacité 5 Perfectionnisme 6 Méfi ance dans les relations interpersonnelles 7 Conscience intéroceptive 8 Peur de la maturité 9 Ascétisme 10 Contrôle des impulsions 11 Insécurité sur le plan socialTableau : Les différents aspects abordés par les différents sous-scores de l'EDI-2 (Eating Disorder Inventory-2).
L'hyperphagie boulimique, une forme d'addiction alimentaire ?
L'hyperphagie boulimique présente des similitudes cliniques et biologiques avec le mécanisme de l'addiction alimentaire. Certains chercheurs considèrent même l'addiction alimentaire comme une manifestation plus sévère et intriquée avec l'hyperphagie boulimique. En effet, plusieurs constatations chez les patients avec hyperphagie boulimique viennent étayer ces affirmations, en particulier centrées sur le fonctionnement du circuit de la récompense :
• Une plus grande réactivité du cortex orbitofrontal médian en réponse à différents stimuli alimentaires, révélant une sensibilité accrue à la récompense (5).
• Une suractivation de plusieurs zones cérébrales telles que l'amygdale ou le striatum ventral, suggérant une plus grande sensibilité motivationnelle aux signaux alimentaires appétissants (6).
• Une communication neuronale amplifiée entre le striatum ventral et un réseau neuronal étendu impliqué dans la planification des récompenses et des actions, favorisant ainsi la progression du message neuronal conduisant à l'exécution de la crise hyperphagique.
• Une augmentation significative du niveau de dopamine extracellulaire dans le noyau accumbens en réponse à une stimulation alimentaire (7).
• L'observation de polymorphismes génétiques spécifiques du récepteur dopaminergique D2 (8).
• L'altération de voies dopaminergiques en réponse à la consommation fréquente d'aliments appétissants, conduisant souvent à une augmentation de la prise alimentaire pour maintenir la stimulation du circuit de la récompense.
Toutefois, des études ont identifié des altérations fonctionnelles allant au-delà du circuit de la récompense, notamment des modifications de l'activité cérébrale mesurées par électroencéphalogramme. En effet, une augmentation de l'activité électrique de la bande de fréquence « bêta » au niveau des régions frontales et centrales du cerveau (régions généralement associées à des problèmes de régulation des impulsions, du stress et de l'anxiété) a été observée chez des patients atteints d'hyperphagie boulimique. Cette activité accrue est d'ailleurs corrélée positivement avec l'intensité des symptômes, suggérant que l'augmentation de l'activité « bêta » pourrait s'associer à la sévérité des symptômes dans cette pathologie, représentant donc une voie potentiellement influente dans le développement et la persistance des symptômes de désinhibition caractéristiques de l'hyperphagie boulimique (9).
Quelles comorbidités rechercher chez les patients avec hyperphagie boulimique ?
L'hyperphagie boulimique s'accompagne fréquemment de diverses comorbidités, notamment des troubles de l'humeur, des troubles anxieux, des abus de substances, ainsi que des troubles du déficit de l'attention avec hyperactivité (TDAH) ou des troubles de la personnalité. Ces conditions peuvent être préexistantes ou survenir au cours de l'évolution de la maladie. Les cliniciens peuvent utiliser des outils tels que le score HAD (Hospital Anxiety and Depression Scale) pour les identifier.
En outre, les individus présentant une hyperphagie boulimique font souvent état de problèmes gastro-intestinaux tels que des perturbations du transit intestinal, des sensations de nausée et de la dyspepsie. Des recherches récentes ont en effet révélé une prévalence accrue de troubles fonctionnels intestinaux, notamment du syndrome de l'intestin irritable et de la dyspepsie fonctionnelle, chez ces patients (10). Les carences en vitamine D et en sélénium sont aussi plus fréquentes.
Il est crucial de souligner que l'hyperphagie boulimique est également un facteur de risque important d'obésité, en raison de l'apport calorique élevé et de la consommation excessive d'acides gras saturés, surtout chez les femmes (11) (12). Il apparait donc essentiel de prendre en compte les complications potentielles liées à l'obésité, qui sont plus fréquentes chez les personnes atteintes d'hyperphagie boulimique.
Enfin, il ne faut pas négliger l'impact de cette maladie sur la qualité de vie, car elle peut entraîner des répercussions significatives sur le processus de guérison, l'expérience de la maladie et les interactions sociales.
Que faire face à un patient avec une hyperphagie boulimique ?
La prise en charge thérapeutique de l'hyperphagie boulimique s'appuie principalement sur des approches non médicamenteuses, telles que la psychothérapie (thérapie cognitivo-comportementale, thérapie familiale) et la pratique d'une activité physique adaptée (13) (14). Ces interventions sont largement reconnues pour réduire la fréquence des crises et des comorbidités anxio-dépressives. En parallèle, il est essentiel de traiter les complications liées à l'obésité, comme le diabète, l'hypercholestérolémie et l'hypertension artérielle. Un suivi multidisciplinaire est donc recommandé, impliquant un médecin nutritionniste, un diététicien et un psychologue (Figure 1).
En complément, certaines options médicamenteuses peuvent être envisagées. En France, l'utilisation d'inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine, tels que la Fluoxétine (15), est courante pour atténuer les crises compulsives associées à l'hyperphagie boulimique. D'autres antidépresseurs de la même classe, comme la Sertraline et le Citalopram, ont également montré leur efficacité dans la réduction des crises (16, 17). Cependant, il est important de noter que les effets peuvent varier, avec un risque accru de rechute après l'arrêt du traitement. De plus, certains traitements non autorisés en France, comme le Topiramate et la Lisdexamphetamine, ont également démontré leur efficacité dans cette pathologie (18,19).
En cas de sévérité importante des crises d'hyperphagie boulimique, une hospitalisation complète peut être nécessaire. De même, si l'hyperphagie boulimique est associée à la boulimie, une hospitalisation pour nutrition entérale continue peut-être envisagée pour faciliter le sevrage des crises.
Dans une approche thérapeutique innovante, les analogues du GLP-1 se profilent comme une option prometteuse. Ces composés, administrés une fois par semaine par voie sous-cutanée, ciblent le récepteur de la GLP-1 pour réduire l'apport alimentaire par son action au niveau centrale. De récentes études laissent entrevoir leur capacité à atténuer également les comportements de réponse aux émotions et les épisodes de "craving" associés à l'hyperphagie boulimique (20).
Malgré ces avancées encourageantes, notre compréhension des mécanismes sous-jacents demeure incomplète, expliquant un taux élevé de rechute. Il est donc essentiel de poursuivre les recherches pour mieux traiter cette maladie complexe.
Figure : L'hyperphagie boulimique, une prise en charge globale et multidisciplinaire (graphisme réalisé par T. Demangeat)
Pourquoi ne pas explorer la piste du microbiote intestinal dans le traitement de l'hyperphagie boulimique ?
Le microbiote intestinal joue un rôle crucial dans la régulation de l'appétit et des comportements anxio-dépressifs (21, 22). Cette communication bidirectionnelle passe par l'axe microbiote-intestin-cerveau, où les bactéries du microbiote peuvent influencer le comportement alimentaire et anxio-dépressif de leur hôte, et vice-versa. Ainsi, il est plausible qu'un changement dans la composition du microbiote intestinal, appelé dysbiose, puisse perturber ces paramètres clés liés à l'apparition et au maintien de l'hyperphagie boulimique. Des études après l'arrêt du traitement. De plus, certains traitements non autorisés en France, comme le Topiramate et la Lisdexamphetamine, ont également démontré leur efficacité dans cette pathologie (18,19). En cas de sévérité importante des crises d'hyperphagie boulimique, une hospitalisation complète peut être nécessaire. De même, si l'hyperphagie boulimique est associée à la boulimie, une hospitalisation pour nutrition entérale continue peut être envisagée pour faciliter le sevrage des crises. Dans une approche thérapeutique innovante, les analogues du GLP-1 se profilent comme une option prometteuse. Ces composés, administrés une fois par semaine par voie sous-cutanée, ciblent le récepteur de la GLP-1 pour réduire l'apport alimentaire par son action au niveau centrale. De récentes études laissent entrevoir leur capacité à atténuer également les comportements de réponse aux émotions et les épisodes de "craving" associés à l'hyperphagie boulimique (20). Malgré ces avancées encourageantes, notre compréhension des mécanismes sous-jacents demeure incomplète, expliquant un taux élevé de rechute. Il est donc essentiel de poursuivre les recherches pour mieux traiter cette maladie complexe. Figure : L'hyperphagie boulimique, une prise en charge globale et multidisciplinaire (graphisme réalisé par T. Demangeat) Pourquoi ne pas explorer la piste du microbiote intestinal dans le traitement de l'hyperphagie boulimique ? ont d'ailleurs montré que les patients atteints d'hyperphagie boulimique présentent une dysbiose intestinale, avec des différences notables de constitution du microbiote intestinal par rapport à des patients obèses ne souffrant pas de ce trouble alimentaire (23).
Dans cette optique, des études récentes menées sur des modèles murins d'hyperphagie boulimique ont révélé que l'administration d'un probiotique contenant Faecalibacterium prausnitzii avait le potentiel d'atténuer les symptômes de suralimentation et de réduire l'appétence pour les aliments palatables (24). Ces découvertes ouvrent des pistes prometteuses sur l'utilisation de probiotiques, voire même la transplantation de microbiote fécal, comme approches thérapeutiques dans la lutte contre cette maladie. Elles soulignent également l'importance cruciale de mieux comprendre et de tirer parti de la relation entre le microbiote intestinal et l'hyperphagie boulimique pour élaborer des stratégies thérapeutiques efficaces. Affaire à suivre donc…
Thomas DEMANGEAT
Dr Junior EDN
Rouen
Bibliographie