
C 'est l'histoire d'un gars d'âge mûr au profil marqué par les ruptures, l'instabilité, l'impulsivité et les transgressions diverses.
Enfant unique de l'union de ses parents, il a des frères et sœurs dans les deux lignées, maternelle et paternelle. Il est le seul enfant métis. Ses parents se sont séparés peu après sa naissance. Il est le plus jeune et le seul de la fratrie à ne pas porter le nom de son père, un homme qui a toujours gardé ses distances avec ce fils.
Sa scolarité a été chaotique. Il a eu du mal à apprendre, à rester assis. Il estime qu'il est passé de classe en classe du fait d'une particularité, sa grande taille. Sinon on l'aurait fait redoubler, il l'aurait bien mérité, il n'était ni intéressé, ni intéressant.
Il quitte le système scolaire prématurément, découvre les toxiques, commet, mineur, des infractions diverses. Pourtant, il ne bénéficiera d'aucun suivi éducatif, à moins qu'il ne s'en souvienne pas.
L'insertion professionnelle sera quasiment inexistante. Sans qualification aucune, usant allègrement des substances psychoactives, il enchaîne les contrats courts et écourtés : il les abandonne quand il n'est pas renvoyé ou incarcéré.
La vie affective dénote, il est resté en couple 10 ans de suite, deux enfants sont nés, il s'en est occupé comme il a pu, puis immanquablement et comme si cela était écrit d'avance, est survenue une séparation, sans trop de tumulte.
Vous aurez reconnu le psychopathe ou sociopathe.
Pourquoi parler de lui ? Son cas est si banal !
C'est que je le rencontre en expertise présentencielle, car il est mis en examen pour vol en réunion, non-assistance à personne en danger, non-dénonciation de crime.
Son casier judiciaire est bien fourni. Il est sous contrôle judiciaire, il s'est présenté au rendez-vous, une lettre à la main, rédigé dit-il par sa compagne qui le fréquente depuis deux ans. J'ai devant moi un grand gaillard, métis, mince, correctement vêtu, au contact facile, un peu timide, emprunté, quelque chose de juvénile malgré ses presque quarante ans. Je prends les précautions d'usage, indique le cadre de la mission, la finalité judiciaire de la rencontre. Je vais explorer, s'il le veut bien, son état clinique, l'histoire de la maladie s'il y a lieu, son parcours, son récit au sujet des faits. Je prends des notes afin de pouvoir rédiger avec précision un rapport au juge, dont son avocat aura connaissance. Je lui précise son droit de se taire.
Son quelque-chose de naïf, en dépit de ce que je sais déjà de lui, des données peu flatteuses, j'ai déjà pris connaissance de son casier judiciaire et des procès verbaux d'audition, va m'amener à accepter d'engager l'expertise sur la lecture de la lettre manuscrite dont il me dit qu'elle est rédigée par sa compagne. Elle écrit qu'il vient de se voir révéler un secret d'une importance cruciale : il est porteur d'une anomalie chromosomique que sa mère lui a volontairement cachée, il a un chromosome sexuel en plus. Ceci pourrait expliquer son comportement.
Cette information me paraît suspecte. Que ne va-t-il pas inventer là ?
Prudente je ne l'écarte pas, je sais que tout est possible, même le plus improbable, l'expérience clinique nous l'enseigne. Je conduis mon expertise comme habituellement, et je ne recherche pas une étiologie au sens médical du terme mais à apporter un éclairage par une lecture plutôt psychodynamique.
Il reconnaissait s'être rendu chez la victime, qu'il connaissait vaguement, avec un “ collègue ”. Une altercation avait éclaté, le collègue avait sauvagement tué la victime devant lui, il avait tenté de l'en dissuader, et lui-même avait été sidéré par la gravité de la situation. Il avait néanmoins prélevé dans la poche de la victime les 50 euros qui s'y trouvaient, et il avait quitté les lieux. La victime était découverte à son domicile quelques jours plus tard.
Il n'avait pas osé dénoncer le crime, craignant d'être tenu pour le seul coupable, certain de ne pas être cru du fait de l'épaisseur de son casier.
C'est bien sûr avec les données usuelles, cliniques, d'anamnèse et biographiques que je rends mon rapport.
J'évoque la question en suspens de l'anomalie chromosomique rapportée mais non documentée.
Je retiens que le sujet a un profil psychopathique, que son discernement est intègre, ni abolition ni altération, au moment des faits qui lui sont reprochés. Que l'anomalie génétique n'est pas documentée, et qu'elle ne constituerait pas un facteur causal.
Six mois plus tard, je reçois un complément d'expertise : le sujet a produit un caryotype, il est effectivement porteur d'un chromosome Y surnuméraire.
Rigoureuse, la juge d'instruction me soumet néanmoins la question : “ Au vu du caryotype, maintenez-vous vos conclusions ? “ Mince ! Que faire ? Revoir le sujet ? Inutile car ce qui comptait, c'était surtout d'apprécier, dans la mesure du possible, l'état clinique « au moment des faits ». Même si plus tard, au temps de la déposition, j'ai évoqué et insisté sur le tsunami que pouvait être la confirmation de la révélation : la réalité de l'anomalie génétique, le silence maternel, la perte de chance qui en découle.
Je me suis davantage documentée, et après une hésitation, j'ai conclu qu'il était permis de faire le lien entre les faits reprochés et l'anomalie génétique et de considérer que le sujet n'ait pu apporter, pour des raisons tenant à son patrimoine génétique et à son développement neurocognitif, de réponse appropriée au cours et dans les suites d'une scène violente.
Que nous apprend ce dossier ?
Que l'information hypothétique et un élément de réalité mobilisent différemment l'attention. J'avais tenu à une certaine distance la variable biologique, j'en ai pris conscience secondairement. Dans la problématique judiciaire, l'état du patrimoine génétique m'avait paru d'importance mineure, et puis, cette dimension est assez étrangère à mon expérience clinique et à mon approche, tant à celle de la psyché qu'à celle de la criminalité.
Car c'est la question du déterminisme qui est posée. Celle des places respectives de la destinée et du libre arbitre si cher à l'Occident. Certes le poids du déterminisme social n'est plus à démontrer. Mais le déterminisme me heurte, je le trouve réducteur lorsqu'il anticipe l'échec et la culpabilité. Cette question m'encombrait et je l'ai refoulée. Que faire d'une donnée aussi figée, aussi invariable qu'un caryotype ?
Et pourtant, j'ai revu ma position. J'ai estimé, laissant planer le doute, que le patrimoine génétique était pour quelque chose dans son parcours, que posséder un X ou un Y en plus, eh bien, cela changeait quand même les choses, pour le sujet comme pour l'observateur, sous réserve qu'il en soit informé. Je suis restée volontairement évasive dans ma réponse, indiquant surtout une vulnérabilité, celle de la difficulté du sujet de s'adapter, sans souligner celle du risque accru de passage à l'acte et de violence agie – qui en l'occurrence n'étaient pas les infractions reprochées.
J'ai aussi osé me dédire en quelque sorte, revenir sur une des conclusions de mon premier rapport. Il eut été plus facile de ne rien changer. Mais malhonnête. Je n'aurais pas été au clair avec moi-même, c'est une question d'éthique. Je savais que je serai interrogée sur cette volte-face au cours de la déposition qui suivrait, et cela n'a pas manqué. J'ai assumé.
Le silence maternel volontaire, la force destructrice du non-dit étaient un autre champ qu'il aurait été possible d'explorer.
Il m'a semblé qu'il n'y avait pas lieu, dans la procédure judiciaire, d'aller plus loin dans mon rapport écrit, et donc de reprendre l'examen pour mieux explorer la relation mère-fils. Mais je l'ai dit à l'oral, devant la cour qui le jugeait. J'ai partagé ce qui me venait à l'esprit à ce sujet, sans accabler la mère pour autant. Que la qualité du lien mère-enfant, que l'inquiétude maternelle, ou peut-être, la faiblesse de son niveau d'information quant à la clinique de ce syndrome, faisaient partie des éléments qui avaient accompagné le développement de cet enfant. Même si je n'en savais rien dans le détail.
Quand et dans quelles circonstances avait-elle reçu cette information, majeure pour le médecin qui s'occupait de l'enfant ? Pourquoi l'avait-elle tue ? Cet enfant était si différent à bien des égards, le seul à porter le patronyme maternel, différent de ses frères et sœurs aussi par son métissage, cet enfant pas comme les autres, qui a ressenti tout au long de sa vie la marginalité, au sein de sa famille, à l'école, dans la société.

Alors fallait-il insister, il avait déjà toutes ses différences qui le distinguaient de la moyenne et de l'identité familiale, fallait-il mettre l'accent sur la particularité in tangible de sa carte chromosomique ? En aurait-il été avantagé, par la reconnaissance d'un handicap, ou davantage discriminé ? Quelle utilité au cours de son procès ?
En position expertale, j'ai opté pour la reconnaissance de l'anomalie, reconnue médicalement et nommée syndrome de Jacob, en retenant in fine l'altération du discernement au moment des faits.
Dans un autre registre, se posait encore la question de l‘équité entre les justiciables.
Car combien sont-ils les porteurs de chromosomes surnuméraires ou autre atypicité - pour ne pas dire anomalie - qui n'ont pas eu et qui n'auront jamais, du moins espérons-le, de caryotype avant jugement ?
Cela nous ramènerait vers les théories fausses du Dr Lombroso : le spectre du criminel-né. Une approche théorique qui pourrait ressusciter, si tant est qu'elle ait effectivement disparue, avec l'usage envahissant des échelles actuarielles mesurant la dangerosité, qui s'illusionnent de prédire le devenir d'un individu donné sur une base statistique.
Ma conclusion a été retenue par la cour. Le sujet n'a été condamné qu'à deux ans fermes pour les cinq ans encourus, ayant pris en considération l'altération du discernement, ce qui permet l'atténuation de sa peine. Ceci sachant que son casier judiciaire déjà riche de pas loin de vingt condamnations, aurait plutôt incité à l'aggravation de la peine.
Petite satisfaction.
Il avait comparu libre, il est retourné en détention pour un énième séjour. Il aura le loisir de réfléchir, le cas échéant, aux enseignements de son procès.
Récemment, en vue de cet article, j'ai contacté l'avocate de la défense, première démarche en ce sens depuis le début de ma pratique d'expert. Elle m'a dit avoir souligné au cours de sa plaidoirie la clinique, la silhouette dégingandée, la difficulté à tenir en place, une certaine maladresse déroutante contrastant avec les faits et le parcours, ce qu'elle a repéré comme tout un ensemble d'indices qu'elle qualifiait, usant cependant de prudence, de traits autistiques.
En définitive avec ce cas, bien que pétrie d'expérience, que de surprises et de pistes de réflexion !
L'expertise est un continent à explorer. Elle offre des rencontres que le sujet examiné n'a pas lui-même demandées. Un acte judiciaire non obligatoire, auquel il me semble que les justiciables se prêtent, plus souvent qu'on le croirait, avec une certaine sincérité. C'est un temps très clinique, suivi d'une analyse de dossier, d'un travail de rédaction, qui offre à distance des contacts directs ou indirects avec des partenaires, lesquels poursuivent, chacun de leur côté, leurs propres objectifs. L'expertise psychiatrique judiciaire, un exercice passionnant à la croisée des chemins de la psychiatrie et du droit.

Yasmina Dejean
Psychiatre

