La médecine hospitalière au défi de la complexité

Publié le 20 Dec 2024 à 15:47
Article paru dans la revue « CFE CGC / Espace Santé au Travail » / CFE-CGC N°72

Plaidoyer pour une médecine interne hospitalière et polyvalente !

Nous voici à la veille de 2025, année au cours de laquelle les plus âgés des « baby-boomers » nés en 1945 auront 80 ans et les plus jeunes des « trente glorieuses », nés en 1975, 50 ans. Alors en quoi le vieillissement de cette population serait-il inquiétant ? Pourtant est-ce vraiment inquiétant que les individus vieillissent, selon le principe implacable que la seule manière de ne pas mourir… c'est de vieillir ! Alors quel est le problème pour les 15 ans à venir, à l'issue desquelles cette population croissante en nombre, s'échelonnera de 65 ans, âge de la retraite, jusqu'à 95 ans, âge beaucoup plus canonique ?

Bien sûr, il vient inévitablement à l'esprit mathématique et comptable de bon nombre d'observateurs, le fait que le nombre de cotisants rapporté au nombre de ces retraités des « trente glorieuses » et survivants d'une médecine de plus en plus complexe et coûteuse, va dangereusement mettre en péril la fragile économie de la retraite par répartition.

Cependant en tant que médecin et qui plus est hospitalier public, quel que soit le sauvetage économique politiquement retenu pour les retraites, nous allons être confrontés aux conséquences d'une inexorable évolution médicale vers plus de complexité… à moins que tout le système ne finisse par s'écrouler.

Il y a trente ans, lorsque j'ai passé ma thèse, les patients complexes qui occupent aujourd'hui mon quotidien de médecin interniste hospitalier et polyvalent, étaient encore peu nombreux et n'étaient pas enseignés à l'école de médecine. Le sont-ils plus maintenant, dans un système de sélection toujours aussi élitiste et en tuyaux d'orgues de spécialités voire d'hyper-spécialités ?

Il s'agit de ces patients au vieillissement plus ou moins « harmonieux  », «  survivants de la médecine moderne » à coup de prothèses, de pacemakers, de stents, de chirurgie robotisée, de traitements du diabète, de l'hypertension artérielle, survivants d'infections graves, dialysés, voire greffés et pas que du rein, «  sauvés  » d'un ou deux cancers, voire avec un peu de tout cela de façon chronique et plus ou moins contradictoire, le cœur en berne, avec en plus une machine pour respirer la nuit et des traitements finissant en -nib, en -mab, voire encore plus coûteux, sans compter les CAR-T cells, cf. le sommaire de novembre de la revue PRESCRIRE (1). Des patients qui, s'ils ne meurent plus de leurs maladies, finiront immanquablement déments et dépendants, venant ainsi grossir « l'épidémie de MADI-PPNV » dans des services d'urgence dont les difficultés croissantes ne seront que le révélateur de la crise de la Société et du système de soins.  MADI/PPNV : des patients « Maintien À Domicile Impossible - Plus Personne N'en Veut » … et même plus la médecine, en tous cas pas la médecine de spécialité. Mais des patients que la médecine générale, la médecine d'urgence, la médecine gériatrique et bien sûr la médecine interne hospitalière et polyvalente ont la mission de soutenir et d'accompagner, avec en toile de fond le spectre de la loi d'une fin de vie digne pour toute personne… après avoir plus ou moins dignement été maintenus en survie. Sans envisager cette situation extrême, le quotidien de la médecine hospitalière est maintenant rempli de situations de plus en plus complexes pour lesquelles une certaine médecine devenue hyperspécialisée ne répond plus que par : « ce patient n'est pas (ou variante : n'est plus) du ressort de ma spécialité ! ». 

Alors à l'issue de ces trente dernières années (1995 – 2025), que nous pourrions appeler les « trente rêveuses » de la médecine de spécialités, censées préparer l'arrivée massive des patients de la génération des « trente glorieuses », où en est la médecine interne en France ?

Histoire d'un particularisme français ou bien destins à jamais séparés ? Voici l'histoire de la médecine interne et de la médecine polyvalente en France, voire dans le Monde, en quelques dates :

La discipline de médecine interne est née à la fin du XIXe en Allemagne puis en Amérique du Nord avec la figure emblématique de Sir William Osler (2).

En France elle n'apparaît qu'en 1970, portée par le Pr Claude Laroche professeur de pathologie médicale à Paris, premier président fondateur du syndicat de médecine interne, qui a permis la création de la discipline de médecine interne au conseil de l'Ordre… la même année que naissait le service public hospitalier (loi du 31 décembre 1970).

À partir des années 70 : création de nombreuses chaires de médecine interne dans les facultés et des services de médecine interne, mais souvent uniquement dans les CHU.

En 1979 : création toujours sous l'impulsion du Pr Claude Laroche et du syndicat des internistes, de la SNFMI, première Société savante française de médecine interne.

En 1985 : création des DES, dont celui de médecine interne, un des rares avec 5 ans de formation au lieu de 4. Il n'y avait pas jusqu'alors de qualification autre que par le Conseil de l'Ordre pour les internistes, et il n'y a jamais eu de CES (Certificat d'Études Spécialisées) de médecine interne.

En 1987 la Société Italienne de Médecine Interne fêtait déjà son centenaire !!! ...

En 2004 le livre blanc de la médecine interne française prônait encore très clairement une discipline généraliste et polyvalente : « …en 1970 les fondateurs de la médecine interne française au premier rang duquel se situait le regretté Professeur Claude Laroche, ont eu l'idée d'utiliser le terme de Médecine Interne pour maintenir l'existence d'une médecine hospitalière de haut niveau, polyvalente et globale, face à l'éclosion des nouvelles spécialités. » (3).

En 2009, avec l'avènement à la fois du Centre National de Gestion (CNG) et du DES de médecine générale, les anciens concours de PH (Praticien Hospitalier) de médecine polyvalente d'urgence, de médecine polyvalente gériatrique et de médecine polyvalente, deviennent respectivement concours de PH de médecine d'urgence, de médecine gériatrique… et de médecine générale ! Ces concours « polyvalents » servaient surtout à nommer des PH dans les hôpitaux et structures non-CHU dites « périphériques ».

Le 1er janvier 2011, en Suisse, les Sociétés savantes de médecine générale et de médecine interne choisissent un titre de spécialiste commun et euro-compatible. En effet, si en France PH de médecine générale ou bien médecin interniste ambulatoire sont considérés comme des oxymores par les universitaires, respectivement de médecine générale ou de médecine interne, à l'inverse en Suisse une formation unique et d'excellence de Médecine interne générale en 5 ans a été créée. En 2015 les sociétés savantes de ces deux disciplines ont même fusionné pour devenir la Société Suisse de Médecine Interne Générale (SSMIG). Il s'agit d'une formation commune d'excellence en 5 ans pour tous, que ce soit pour un exercice hospitalier ou ambulatoire (4).

Dans le même temps en France en 2015, et radicalement à l'inverse de la Suisse, la maquette du DES de médecine interne devenait encore plus spécialisée pour l'enseignement des maladies rares et de l'immunologie clinique, mais avec toujours la possibilité de faire des DESC (Diplômes d'Études Spécialisées Complémentaire de cancérologie, gériatrie, immuno-allergologie clinique, maladies infectieuses, médecine vasculaire, réanimation médicale, pour ne citer que les plus populaires chez les internistes).

En 2017, avec la réforme des DES et la suppression de bon nombre des DESC précités, dont il ne reste que la FST (Formation Spécialisée Transversale, nouvelle dénomination des DESC) de cancérologie… mais tacitement interdite aux internistes, le DES s'appellera désormais Médecine Interne et Immunologie Clinique, entérinant ainsi une surspécialisation unique de la médecine interne française pour les « maladies vedettes ». Quid de la polyvalence de la médecine interne en France ?

Enfin 2022 et 2023, sous l'impulsion de la Société Française de Médecine Polyvalente (SFMP) et du CNP (Conseil National Professionnel) des internistes, que la SFMP a alors intégré, il est créé une FST de médecine hospitalière polyvalente portée par les CNP de gériatrie et de médecine interne… mais attention ce n'est pas une spécialité ordinale !!! Cependant même si la SNFMI (Société Nationale Française de Médecine Interne) admet que sa discipline a pour compétences « la maîtrise d'œuvre médicale plus ou moins complexe des patients polypathologiques principalement en hospitalisation non-programmée et l'expertise des maladies systémiques rares et des diagnostics complexes », elle revendique en priorité sa surspécialisation en immunologie clinique (5).

Alors comment s'y retrouver dans ce fractionnement très paradoxal pour une discipline par essence holistique : Médecine interne ? Médecine interne et Immunologie clinique ? Médecine interne générale ? Médecine interne Polyvalente ? Médecine hospitalière Polyvalente ?

Dans le MAG de l'INPH n° 24 (p 16) l'article dont le titre était « La Médecine Hospitalière Polyvalente : une évidence pour l'hôpital public et les établissements de santé », conclut déjà ainsi :

« Au bout de ces années, qui devaient nous apprendre l'art et la manière d'une meilleure « efficience médico-économique », vous prenez un système hospitalier « en porcelaine », vous y ajoutez de l'« hyper-spécialisation », vous agitez fortement le tout avec une crise sanitaire, et vous obtenez le plébiscite d'une médecine globale, graduée, en lien avec la ville et ses urgences, à l'interface avec toutes les autres spécialités : la Médecine Hospitalière Polyvalente (MHP) ! » (6).

Mais quid de cette « Polyvalence » en Europe et dans le Monde ?

Comme décrit plus haut, le terme « médecine polyvalente » est une sémantique franco-française, hexagono-néologiste, survivance de l'appellation des concours de PH d'avant 2009, et essentiellement dévolue aux hôpitaux non-universitaires, appelés les « périph' ».

En Europe, il n'y a rien d'équivalent sémantiquement à « polyvalent ». En revanche l'équivalence du métier défendu par la SFMP s'appelle diversement : general internal medicine, allgemeine innere medizin, medicina interna, voire médecine interne générale selon le modèle Suisse de convergence d'excellence (5 ans de formation) de la Médecine interne et de la Médecine générale. Toutes ces disciplines se reconnaissent sous l'égide d'une Société savante unique, l'EFIM (European Federation of Internal Medicine).

En France la question se pose de réaffirmer très clairement la polyvalence de notre discipline et l'égalité de ses deux valences en renommant le DES comme suit : DES de Médecine Interne Polyvalente et Immunologie Clinique, MIPIC au lieu de MIIC.

Dans le cas contraire, il est certain que, les nécessités hospitalières (soutenues notamment par la Conférence Nationale des PCME, la FHF et l'ONDPS), et la reconnaissance européenne des équivalences de diplômes faisant loi, une nouvelle discipline médicale ne manquera pas d'être créée en France, à savoir le DES de Médecine Interne Polyvalente avec un CNP spécifique. L'immunologie clinique pourra ainsi se consacrer sans ambiguïté à son unique intérêt spécialisé. À moins qu'à l'instar de la Suisse, l'évolutionnisme et les nécessités de notre système de soins, « le meilleur du Monde », nous pousse enfin à construire cette maîtrise d'œuvre de la complexité avec la Médecine générale pour la création d'une formation d'excellence unique en 5 ans avec le DES de Médecine Interne Générale.

La polyvalence comme une robustesse et non comme une performance ? ...lisez dans ce sens l'essai d'Olivier Hamant dans la rubrique « j'ai lu pour vous… ».

Ce n'est pas le plus fort de l'espèce qui survit… c'est celui qui sait le mieux s'adapter au changement. Charles Darwin

 

Dr Eric OZIOL 
Secrétaire général du SYNDIF 
Membre du CNP des internistes 
Membre de la SNFMI et de la SFMP

Références 
1. Revue PRESCRIRE, novembre 2024. https://www.prescrire.org/sommaire-de-la-revue-prescrire/prescrire-novembre-2024.
2. Echenberg D. La spécialisation médicale : aussi vieille que l'Antiquité! Médecine interne générale : perspective canadienne. Rev Med Suisse 2007 Nov28;3(135):2737-9. 
3. Le livre Blanc de la Médecine Interne page 22. Edité par le C.N.P.I. décembre 2004. https://studylibfr.com/doc/7474875/t%C3%A9l%C3%A9chargez-le-livre-blanc-de-la-m%C3%A9decine-interne 
4. Gaspoz JM, Héritier F, Cornue J, Perrier A, Waeber G. « L'union fait la force ! » huit ans plus tard. Rev Med Suisse 2016 Jan 20 ;12(502) :115-6. 
5. Sève P, Morlat P, Ranque B, Lavigne C, Bourgarit A, Rauzy O, et al. Que retenir des états généraux de la médecine interne française ? Rev Med Interne. 2024 ;45(2):69-78. 
6. MAG de l'INPH n° 24 page 16 : La Médecine Hospitalière Polyvalente Une évidence pour l'hôpital public et les établissements de santé. https://www.intersyndicat-des-praticiens-hospitaliers.com/images/Mag24/MAG24_INPH.pdf

Publié le 1734706075000