
On a lu pour vous
Cette année, comme nous avons eu le privilège de ne pas nous ennuyer professionnellement, surtout pendant ces deux confinements, avec leur cortège de fermeture des temples de la consommation, des lieux de culte, des établissements de convivialité, mais surtout de culture, et qu’il était nécessaire de ne pas nous laisser engloutir par la « vague BFM TV », tout cela a finalement eu comme heureuse conséquence d’augmenter nos lectures, et pas que scientifiques, ou pseudo-scientifiques voire polémiques sur le SARS-CoV2. Je vous livre donc ici les commentaires, non pas seulement d’une, mais de trois lectures « contagieuses », ce qui rattrapera la suspension de cette rubrique dans le précédent MAG, tout accaparés que nous fûmes par le « Ségur de la Santé ».
En premier lieu, rendons hommage à Albert Camus, prix Nobel de littérature en 1957, dont la relecture du très classique LA PESTE a été plébiscitée en début de pandémie, tout d’abord en Italie, puis en France. Le roman décrit l’incrédulité face aux premiers cas de peste et même face à l’évidence de l’épidémie. Il décrit la quarantaine, la fermeture de la ville face à la propagation, le comportement des habitants, la séparation des familles, et même les extrapolations statistiques sur l’évolution de l’épidémie ou de son terme supposé. Tout cela fait bien sûr écho à ce que nous avons vécu, et qui fût largement amplifié par les médias. Mais n’oublions pas non plus à cette relecture, que le message d’Albert Camus avec La Peste était finalement une allégorie du mal, consubstantiel à l’homme, de l’horreur de la guerre mondiale, du totalitarisme et de toute forme de dictature politique.
Le deuxième ouvrage, PESTE et CHOLERA de Patrick Deville est un roman à la narration un peu déroutante car elle chamboule la chronologie. Néanmoins le fil conducteur relate la biographie d’Alexandre Yersin, médecin né en Suisse en 1863 et mort en Indochine française en 1943. Il fût « pasteurien », codécouvreur de la toxine diphtérique avec Emile Roux et découvreur du bacille de la Peste lors de l’épidémie de Hong-Kong en 1895, pour laquelle il élaborera un vaccin. Cependant l’ouvrage est découpé en autant de chapitres que de thématiques ou de moments d’histoire habités d’illustres acteurs, notamment de l’exploration épidémique avec Louis Pasteur, Robert Koch, Shibasaburo Kitasato, Emile Roux (découvreur du vibrion du Choléra), Albert et Gaston Calmette, mais également les pionniers de l’automobile Léon Serpolet et Armand Peugeot, en passant par les politiques Hubert Lyautey, Paul Doumer, Ho Chi Minh, et enfin les narrateurs de cette période d’explorations modernes avec Arthur Rimbaud, Pierre Loti, James Joyce ou Louis-Ferdinand Destouches. Le roman permet d’appréhender l’histoire en marche à la fin du XIXe et la première moitié du XXe siècle à travers le destin de ce médecin, bactériologiste et explorateur de l’Indochine grâce à son emploi aux Messageries Maritimes. Mais il fût également éleveur, voire même botaniste avec l’implantation en Indochine de l’Hevea pour le caoutchouc et du Cinchonas pour la quinine. Un destin qu’il a lui-même résumé par cette devise : « Ce n’est pas une vie que de ne pas bouger ».
Le troisième ouvrage, PUTAIN de COVID, est résolument d’actualité et moderne par son format bande-dessinée, même s’il s’agit en fait de petites-tranches de récit illustrées. Les auteurs sont deux médecins qui racontent « la vague COVID » dans une chronique quotidienne du 16 mars au 19 avril, égrenant en tête de chaque chapitre, jour après jour, le nombre de cas, de 6 633 à 152 894, et le nombre de morts, de 148 à 19 718. Le narrateur, qui signe « L’interne de garde », est interne de réanimation en région parisienne, fait des remplacements aux urgences d’un établissement de province à 300 km de là et s’est pris la « vague COVID » en première ligne. Très rapidement, conscient de vivre un moment historique, il s’est mis à écrire jour après jour un témoignage brut et sans filtre sur sa vie quotidienne, les malades, la solidarité, le travail à l’hôpital bien plus épuisant que d’habitude, le vécu du confinement, l’habillage « cosmonaute », la peur de la contamination, la fatigue, la colère contre l’impossibilité de faire avec un hôpital à saturation, etc. Tout cela est illustré par Védécé, médecin lui aussi, mais ailleurs, et surtout déjà connu comme étant l’auteur de la bande-dessinée « Vie de Carabin ». Il ne s’agit pas d’un ouvrage de grande littérature, mais d’un témoignage à chaud, certes partial car réalisé en temps réel, « la tête dans le guidon ». En tous cas j’y ai vu que la profession médicale intermédiaire à bac + 5 (encore +6 actuellement, mais la réforme des études est en cours) rêvée par Mme Rist, utile pour les petits hôpitaux de province en difficulté, corvéable et à peine (grâce aux gardes et remplacements) mieux payée qu’infirmier du public, existait déjà bel et bien : il s’agit de la profession, intérimaire et à durée déterminée, d’interne en médecine !
Enfin j’ai cherché désespérément un roman ou un livre témoignage sur la grippe de Hong-Kong, pourtant la dernière grande pandémie du XXe siècle, qui a fait plus d’un million de morts sur une terre alors peuplée de 3,7 milliards d’humains dont 5 % de plus de 65 ans (contre 7,6 milliards et 10 % respectivement en 2020), dont plus de 31 000 morts en France entre décembre 1969 et janvier 1970. Ceci est assez étonnant, mais en dehors du témoignage du professeur Pierre DELLAMONICA, infectiologue au CHU de Nice à la retraite, qui relatait en mars 2020 sur un média national, ses souvenirs dramatiques de l’épidémie alors qu’il était externe aux hôpitaux civils de Lyon, je n’ai rien trouvé. Cet événement planétaire semble s’être passé sans « souciance » particulière immédiate, ni souvenir traumatisant. Même pour les enfants de l’époque, dont le quinquagénaire ayant dépassé le gué de sa décennie que je suis, les souvenirs de cette grippe, pourtant partagés avec mes parents, n’ont jamais eu le moindre relent de traumatisme. L’apogée de l’optimisme insouciant, économiquement radieux des « 30 glorieuses » d’avant le « choc pétrolier », est peut-être la cause de cette insouciance. Mais les enfants masqués de 2020 garderont-ils la même empreinte aussi légère du COVID ?
Dr Eric OZIOL
Librocubiculariste (mais pas que là) et cinéphile de la nouvelle vague
Article paru dans la revue « Intersyndicat National Des Praticiens D’exercice Hospitalier Et Hospitalo-Universitaire.» / INPH n°20

