Complexité de la représentation démocratique !

Publié le 20 Dec 2024 à 12:23

Quel enseignement tirer de nos élections professionnelles : s'obstiner avec un outil numérique pseudo-performant ou bien revenir à un « outil convivial » et robuste ?

Si vous regardez assidûment vos boîtes mails et que vous lisez vos messages, ou si vous êtes fidèles lecteurs/trices du MAG de l'INPH, vous n'avez pu ignorer que du 11 au 18 juin 2024 se sont déroulées les élections professionnelles des PH et HU. 

Il s'agissait cinq ans après, de la deuxième fois où elles étaient organisées par voie numérique.

Alors quels ont été les résultats de ce « progrès » numérique ?

1 Une semaine de vote avec des conditions oscillant entre une superbe performance (effectivement voté en moins de 5 minutes montre en main) et des problèmes techniques répétés suspendant le vote de façon récurrente. 

2 Des résultats attendus pendant une semaine entière supplémentaires en raison de « vérifications numériques » et de problèmes techniques. 

3 Des scrutateurs, scrutant non pas les bulletins de vote, mais des informaticiens ayant des difficultés à vérifier la validité de votes numériques. 

4 Un taux de votants encore plus bas qu'en 2019 ! 

5 Un coût non négligeable (un million d'euros ???) pour un outil numérique finalement peu robuste… même si idéalement très performant !

L'utilité de « virtualiser et d'informatiser » le bureau de vote, finalement n'a eu comme conséquence que de le faire disparaître tout simplement.

Alors questionnement légitime, pourquoi ne pas avoir fait un vote « physique » avec des bulletins en papier et des urnes transparentes, dont tous les établissements sont souvent déjà équipés (sinon le prix d'une urne en plexiglas va de 50 euros pour un modèle basique, jusqu'à 270 euros TTC pour une urne électorale « réglementaire » conforme élections avec compteur sans remise à zéro pendant le scrutin, deux serrures avec clés différentes, grand modèle pour 1200 à 1600 bulletins… et réutilisable) ?

Les zélotes du tout numérique, vous diraient pour que ce soit plus facile, plus rapide, évite aux électeurs de se déplacer et au bout du compte qu'il y ait plus de votants. Malheureusement le seul véritable objectif légitime et de représentation démocratique de cette hypothèse, « qu'il y ait plus de votants », n'a pas été atteint, bien au contraire.

Alors est-ce la faute à l'outil ? Bien sûr que non ! Un outil ne peut être considéré fautif. Pour illustrer cela : un couteau est fait du même métal froid, tranchant et sans volonté propre, qu'il coupe du fromage dans une assiette ou bien assassine Jules César. En fait la dysfonction de l'outil vient soit de son utilisation ou soit de ce qu'on fait croire de son utilité. En effet l'utilité de « virtualiser et d'informatiser » le bureau de vote, finalement n'a eu comme conséquence que de le faire disparaître tout simplement. Nous sommes donc passés de l'isoloir dans un lieu commun à l'isolement devant un ordinateur. Ce qui est très dommageable pour ce qui devrait être un lieu convivial et d'expression de la représentation démocratique, même si le vote reste anonyme. Anonyme, c'est le principe d'un scrutin à bulletin secret, mais un bulletin solitairement numérique est-ce pour autant nécessaire ?

Pas de lieu de rencontre, pas d'accueil, pas de scrutateurs des bulletins ou des comportements humains, si ce n'est l'observation de techniciens du numérique qui se débattait avec l'outil.

Ces réflexions m'ont bien sûr fait repenser au concept « d'outil convivial » développé par Ivan Illich dans La Convivialité (Tools for conviviality, 1973), « pour formuler une théorie sur une société future à la fois très moderne et non dominée par l'industrie ». Il définissait comme « conviviale une telle société dans laquelle les technologies modernes servent des individus politiquement interdépendants, et non des gestionnaires ». Les « outils conviviaux » sont alors des outils maniés et non manipulés (voire asservissants) par les individus de cette société.

Selon Illich : « J'entends par convivialité l'inverse de la productivité industrielle. Chacun de nous se définit par relation à autrui et par la structure profonde des outils qu'il utilise. Ces outils peuvent se ranger en une série continue avec, aux deux extrêmes, l'outil dominant et l'outil convivial ». Il dénonce ainsi le fait que l'Homme soit à ce point dépendant d'un outil qu'il lui est pratiquement interdit de ne pas l'utiliser… de nombreux citoyens sont ainsi passés du statut de maîtrise au statut de servitude. Il parle alors de « monopole radical »… qui pourrait bien finalement être celui du tout numérique.

Un outil convivial doit donc selon Illich répondre à trois exigences : 

• Il doit être générateur d'efficience sans dégrader l'autonomie personnelle, notamment s'il se rendait trop indispensable ; 

• Il ne doit susciter ni esclave ni maître ; 

• Il doit élargir le rayon d'action personnelle.

D'après Ivan Illich, les outils deviennent non-conviviaux en franchissant certains seuils. Il distingue ainsi un premier seuil qui est franchi quand on prend le moyen pour une fin et que la mesure statistique de l'efficacité devient le seul but. Cela rejoint la loi de Goodhart : « quand une mesure devient une cible, elle cesse d'être fiable… ou bien toute performance soumise à une mesure tend à s'autojustifier jusqu'à aller contre son objet ». Un second seuil est franchi quand l'outil industriel censé répondre à des besoins, crée de nouveaux maux plus graves que les premiers (notion de « désutilité marginale »). Il prend alors l'exemple de l'automobile : « Si l'on additionne tous les coûts inhérents à la possession d'une voiture (achat du véhicule, essence, garage, révisions, péages, entretien, assurances, stationnements, etc.) plus le temps passé à travailler pour pouvoir payer ces dépenses, on s'aperçoit d'un coût social plus élevé que celui de la marche ou du vélo, pour une efficacité (vitesse moyenne) moindre ». Mais l'organisation de notre société a rendu la voiture incontournable et asservissante.

Alors organiser des élections avec un bureau de vote, une interface humaine, des bulletins comptables et vérifiables, ne serait-elle qu'une perte de temps ?

Finalement il s'agit peut-être d'un temps partagé retrouvé, pour un temps de vote guère plus important pour chacun, mais organisable sur un rendez-vous plus court, peut-être finalement plus participatif, et certainement plus robuste pour l'analyse de ses résultats. Tout cela dans un lieu « convivial » humainement, mais cette fois-ci selon la définition de la convivialité par Brillat-Savarin, avec le partage d'amuse-bouche et de boisson.

D'après Ivan Illich, les outils deviennent non-conviviaux en franchissant certains seuils. Il distingue ainsi un premier seuil qui est franchi quand on prend le moyen pour une fin et que la mesure statistique de l'efficacité devient le seul but.

 

Dr Eric OZIOL 
Rédacteur en chef interrogatif et convivial

Publié le 1734693805000