LE MÉTIER EN PSYCHIATRIE
Isabelle Montet, Secrétaire Générale du SPH
LA CONSTRUCTION D’UNE IDENTITÉ PROFESSIONNELLE
Le Cadre
- Loi de 1838 : Nomination des médecins des asiles : reconnaissance d’une compétence spécifique.
- 1888 : Concours de recrutement des médecins chefs et adjoints des asiles : création du statut des médecins du Cadre des asiles (nomination par le ministère, avancée à l’ancienneté) ; concours de médicat des asiles.
- Décret 1910 : Recrutement obligatoire pour le privé participant au service public et les quartiers psychiatriques en Hôpitaux généraux des médecins reçus au concours des asiles.
-> Création d’un Cadre national de la carrière, base du sentiment de communauté d’appartenance.
Engagement dans la production des savoirs
- 1852 : Société médico-psychologique (Baillarger, élève d’Esquirol).
- 1890 : Congrès annuel de médecine mentale.
- 1907 : Amicale des médecins aliénistes.
Spécificités et rapports de force aux origines
Histoire de la médecine : chaque spécialité médicale émergente construit son domaine en fonction des rapports de force avec les autres spécialités (Patrice Pinell).
- Contexte de développement de la médecine anatomo-clinique :
» En lien avec la restructuration de l’hôpital public, lieu d’enseignement pour pratique scientifique et activité diagnostique au lit du malade.
» S’accompagne de la hiérarchisation de la place des médecins (concours d’externat, concours d’internat, médicat pour être chef de service).
- Et aussi médecine sociale :
» Chaires d’hygiène dans les écoles de santé.
» Médecine légale enseignée dès 1795 (utilité pour la justice).
Psychiatrie : spécialité hybride dès les origines
Médecine des aliénés : entre médecine clinique et médecine légale :
- Organisation du traitement et expertise médico-légale à la demande des pouvoirs publics.
- Participation active des aliénistes aux Annales d’hygiène publique et de médecine légale créée en 1829 (Esquirol : membre du comité de rédaction).
Emprise de la neurologie : Charcot impose un anatomopathologiste à la chaire de spécialité des maladies mentales créée à la faculté de médecine de Paris (1877).
-> Marginalisation de la psychiatrie par rapport à la médecine :
- Maladie sans lésion (coupée de la médecine anatomo-clinique).
- Ancrage rural des asiles et logique de relégation basée sur le traitement moral.
- Médecins des asiles fonctionnaires sans titre hospitalier commun.
Les limites de l’unité et les 1ères revendications
- Élite parisienne historique (aliénistes patrons entourés de leurs élèves, cercles parisiens et influence dans les administrations centrales, sélections des postes, reconnaissance de la Société Médicopsychologique).
- Médecins des asiles périphériques soumis au rôle de l’Inspection Générale des Services pour l’organisation des services.
- 2 concours : médecins aliénistes de la Seine / autres à la périphérie.
- Compétition entre médecins par le Concours / débuts de carrières dans les hôpitaux les plus éloignés des centres urbains.
Corporation
- Loi du 30 novembre 1892 : légalise la création des syndicats de médecins.
- 1895 : Création de l’Union des médecins aliénistes français.
- 1907 : Création de l’Amicale des médecins aliénistes :
-> 1ère action : contester le concours des médecins aliénistes de la Seine.
- Création du Congrès annuel français des médecins aliénistes et neurologistes de langue française qui se réunit en province. = marque la conscience et revendications du rôle des médecins des asiles de la périphérie
« LA LÉGENDE DORÉE DE LA RÉVOLUTION PSYCHIATRIQUE »
(Nicolas Henckes, thèse 2007, Le nouveau monde de la psychiatrie française. Les psychiatres, l’Etat et la réforme des hôpitaux psychiatriques de l’après-guerre aux années 1970)
Contexte
- Projets de rénovation de l’entre-deux guerres (services libres, encombrement des asiles, demande des psychiatres d’étendre leur influence sur des pathologies plus légères (« petits mentaux, « psychopathes non aliénés », nouveaux espoirs thérapeutiques (cures de Sakel, électrochocs), etc.).
- Congrès de Montpellier et dénonciation des morts par privation dans les hôpitaux psychiatriques sous l’occupation.
- Besoins de réformes de l’après-guerre +- effets de l’épuration et reconquête « morale » au niveau des élites après l’Occupation.
- Nouvelle impulsion donnée aux sociétés savantes (Société de l’Evolution Psychiatrique créée en 1925, Henri Ey secrétaire général en 1947).
Les réformateurs
- Jeunes psychiatres parmi lesquels certains issus de l’internat de Paris, titrés, résistants...
- Prennent appui sur l’Amicale des médecins aliénistes dont ils prennent la tête, qu’ils transforment en Syndicat des médecins des hôpitaux psychiatriques en 1945. Stratégie : s’exprimer au nom d’un collectif W Par la diffusion vers l’intérieur de la profession d’une vision partagée de la psychiatrie : rassembler.
- Par l’obtention de sièges dans les instances de décision nationale : représenter. W Par des prises de position dans les débats publics : peser.
CONSTRUCTION D’UNE REPRÉSENTATION
Faire partager une vision : défense d’une nouvelle organisation des hôpitaux psychiatriques : désaliénisme
- « Hôpital village » basé sur le projet de psychothérapie collective puis psychothérapie institutionnelle.
- Mobilisation sur la question de l’architecture des hôpitaux psychiatriques, celle des personnels (Daumézon : thèse sur la situation des infirmiers psychiatriques).
- Réponse à l’encombrement des hôpitaux, à la chronicité et défense de la continuité : secteur.
-> Succès du secteur : rencontre entre conception des psychiatres et vision de l’État valorisant la planification (sectorisation) comme outil de gestion sanitaire.
Intégration dans l’appareil d’État
- Dans la commission consultative des hôpitaux psychiatriques.
- Comme conseillers techniques auprès du cabinet du ministère (Le Guillant, Bonnafé).
- Dans la commission des maladies mentales du conseil permanent d’hygiène sociale : SG du syndicat membre de droit.
Identité professionnelle et formation
- 1949 : Création par le ministère de l’Éducation Nationale d’un diplôme unique (CES) de neuropsychiatrie (appui des universitaires).
- Réaction vive du syndicat qui défend séparation entre neurologie et psychiatrie, sur la base du modèle organodynamique de H. Ey (projet Ey - Gallot).
IDENTITÉ PROFESSIONNELLE ET RECONNAISSANCE TARDIVE DE LA SPÉCIFICITÉ
Racines des revendications d’autonomie de la psychiatrie d’après-guerre par rapport à la neurologie :
- Courant réformateur.
- Apparition des psychotropes.
- La psychanalyse étend son champ à la psychose et la déficience (psychothérapie institutionnelle).
Effets du CES de psychiatrie en 1968
- Faiblesse du pôle universitaire : nécessité de faire appel pour l’enseignement aux HP.
- Reconnue comme discipline médicale par la loi de 1968 sur la réforme du service public hospitalier (la psychiatrie est enseignée à tous les étudiants de médecine) et comme spécialité.
- Propice à la redéfinition de la discipline par un projet pédagogique mais pouvoirs publics se détournent du développement de la psychiatrie (maîtrise des dépenses de santé).
Filière universitaire de psychiatrie
- Ouverture d’un concours d’agrégation de psychiatrie aux titulaires du médicat des HP sur pression des syndicats.
- Sur critères de compétence de la filière hospitalo-universitaire conformes aux autres disciplines médicales :
» Basées sur compétences scientifiques plutôt que cliniques (publications - recherche) : privilégient épidémio et essais cliniques sur psychotropes.
» Donc incidence sur la formation des psychiatres : perte d’influence de la psychanalyse et pas d’enseignement de la psychothérapie institutionnelle.
IDENTITÉ PROFESSIONNELLE ET « NORMALISATION » DE LA PSYCHIATRIE
- Loi de réforme hospitalière de 1970 : intégration des hôpitaux psychiatriques dans le système hospitalier et la carte sanitaire (CHS).
- Loi de 1985 pour légaliser le secteur : succès à contretemps ; années 70 et antipsychiatrie : critique généralisée des institutions qui dilue la vision politique des réformateurs ; maintien des hôpitaux psychiatriques et sectorisation : antimodernes.
- Contrôle des coûts et réformes sanitaires affectent le secteur (planification régionale).
- Perte d’influence dans la représentation de la profession : éclatement syndical.
» 1967 : création du SPF qui entend représenter médecins des hôpitaux publics, libéraux, universitaires.
» Réforme du statut de PH (statut unique) en 1984 : formation en réaction du Spep et du SPS, création du SPU.
- Effets de la Loi de 1975 sur le handicap et construction de la notion de handicap psychique.
-> Le secteur comme élément identitaire (plutôt que loi de 1838) est devenu « ringard ».
LES ENJEUX DE LA DÉPROFESSIONNALISATION
(L. Demailly, Patrice de la Broise, 2009)
Phénomène macro-sociologique
- Nouveau management public développe la rationalité managériale et la production de résultats attendus : juridicisation des rapports à l’usager, rôle accru du marché, des agences, des experts cosmopolites et solidaires, etc. dans la production de l’action publique.
- La nature des organisations est modifiée, perte d’autonomie.
- Déclin de la place des groupes professionnels dans la régulation de la société (Ordres professionnels, syndicats, etc.) : déprofessionnalisation de la société.
- Déstabilisation des modèles de professionnalisme du 19e s et de l’impact sur les politiques publiques : prédominance des identités labiles d’organisation sur l’identité des professions.
Psychiatres hospitaliers
- Déstabilisation de l’identité militante attachée au secteur (le territoire se substitue au secteur).
- Perte d’autonomie comme identité professionnelle : autoévaluation, évaluation de certification : les réunions « paperassières » se substituent aux réunions institutionnelles ; les outils de gestion avec obligation de diagnostics rapides se substituent aux évaluations cliniques des psychiatres.
-> Démotivation, fuite vers le libéral.
IDENTITÉ PROFESSIONNELLE ET NOUVEAUX SAVOIRS
Désaliénisme, désinstitutionnalisation, psychiatrie communautaire
- De nouvelles professions travaillent ensemble (psychothérapie collective, psychothérapie institutionnelle et secteur (AS, éducateurs, ergothérapeutes, etc.).
Paradigme de la santé mentale : fin de la « domination » des psychiatres
- Depuis les années 80 : prise en charge des worried well croissante : problèmes mineurs désignés comme prioritaires (prévention santé publique).
- Diversification des actions en psychiatrie (psy d’urgence, psy milieu pénitentiaire, psy de liaison, médico-social, ...) + problèmes de démographie médicale : transfert de tâches.
- Démédicalisation de la psychothérapie (reconnaissance de la profession indépendante des psychothérapeutes).
- Démocratie sanitaire : empowerment.
Démocratie sanitaire + rationalisation des soins (enjeux des maladies chroniques)
- Empowerment et éducation thérapeutique.
- Thérapies brèves et objectivables privilégiées plutôt que la psychanalyse.
- Succès de la notion de « rétablissement » : association mondiale pour la réhabilitation psycho-sociale créée en 1986.
- Savoirs profanes : GEM, patients ressources, pairs aidants, patients experts, groupe des entendeurs de voix, etc.
RÉFÉRENTIEL MÉTIER DE LA FÉDÉRATION FRANÇAISE DE PSYCHIATRIE 2014
La psychiatrie s’occupe de la souffrance psychique et des pathologies mentales. 3 approches complémentaires selon le modèle bio-psycho-social :
- Démarche médicale : diagnostic, référence et définition d’une nosographie.
- Abord psychopathologique : différents modèles théoriques pour évaluer les mouvements de la vie psychique, leur fonctionnement et leur évolution.
- Analyse du contexte et de l’environnement : résonance et contraintes. Intervention sur les 3 dimensions : Prescriptions – psychothérapie – intervention sur l’environnement.
-> Risques des réductions dictées par les recommandations et consensus. Tenir compte d’une spécificité par rapport aux autres disciplines : tensions entre positions contraires (liberté – pouvoir – droits – consentement – fonction sociale). Pénibilité particulière.
Compétences du psychiatre
Tronc commun :
- Compétence en matière d’organisation (selon le lieu d’exercice (public et libéral), tenir compte des partenaires, de la temporalité (urgences, aigu, chronique), de l’origine de la demande…).
- Capacités de collaboration.
- Responsabilité institutionnelle (leadership, transmission des savoirs, anticipation, textes légaux...).
- Connaissance en psychiatrie médico-légale.
- Pratiques de psychiatrie médico-sociale.
- Diversité des modes relationnels : selon l’âge, avec l’entourage, précarité, selon contraintes (SSC, injonctions de soins, handicap mental, etc.).
- Compétences complémentaires : pédopsychiatrie, gérontopsychiatrie, addictologie, etc.
PSYCHIATRIE D’AUJOURD’HUI ET DU FUTUR
Nouvelles variations sur les oppositions entre conceptions identitaires :
- Spécialité clinique médicale / médecine sociale ?
- Clinique de l’intime basée sur la relation / psychiatres régulateurs sociaux ?
- Priorité aux neurosciences / référence au modèle bio-psycho-social ?
- Inscription dans dispositifs pour répondre aux coûts des maladies chroniques
- Dépendance / création de dispositifs originaux renouvelant les principes du secteur ?
- Psychiatrie publique coûteuse / santé mentale lucrative ?
Article paru dans la revue “Le Syndical des Psychiatres des Hôpitaux” / SPH n°12