Actualités : Sauver la mère ou Sauver l’enfant” à l’émergence d’une science obstétricale XVIIème - XVIIIème siècle

Publié le 12 mai 2022 à 15:49


La conscience morale qui guide l’action de l’accoucheur devait répondre à trois impératifs : “le droit de la femme qui jouit d’une vraie vie”, l’espoir de sauver l’enfant qui ne présente qu’une “espérance de vie” et enfin le “devoir du baptême”.

P. TOURAME*

Sauver la mère ou sauver l’enfant, question symbolique autour de la naissance, la vie mais aussi la mort. “Cas de conscience” collé à la profession de sages-femmes et obstétriciens. Tellement marquant que la question est présente dans tous les manuels d’accouche[1]ment et qu’il fut l’objet dès 1733 d’un “Mémoire présenté à Messieurs les Docteurs en Théologie de la Faculté de Paris”: “On demande si dans le cas où l’on ne pourrait délivrer une femme en couche par les voies ordinaires, il faut faire à l’enfant un sacrifice de la vie de la mère, en lui faisant courir le risque de l’opération césarienne, ou sacrifier l’enfant à la sûreté de la mère en le mutilant et par ce moyen lui donner la mort avant d’en faire extraction ou le traitant si mal il n’y puisse sur[1]vivre que peu de temps”. La conscience morale qui guide l’action de l’accoucheur devait répondre à trois impératifs : “le droit de la femme qui jouit d’une vraie vie”, l’espoir de sauver l’enfant qui ne présente qu’une “espérance de vie” et enfin le “devoir du baptême”. Il faut rechercher dans l’histoire du savoir-faire obstétrical, les circonstances dans lesquelles de telles questions se sont posées, en s’appuyant sur les “traités d’accouchements” reconnus dans l’enseignement à l’époque puisque plusieurs fois réédités (Mauriceau 1668, Mauquest de la Motte 1765, Dionis 1782) et sur les ouvrages d’historiens et d’historiennes de la naissance reconnus comme Jacques Gelis, et Marie France Morel, ainsi que ceux de l’histoire de la césarienne par Pundel, Mireille Laget, Henri Stofft. Question essentielle depuis l’antiquité que celle du choix ou de l’absence de choix entre la vie de la mère et celle de l’enfant en cas de complication au moment de la naissance : “Les matrones depuis toujours étaient confrontées à ce redoutable dilemme ; on sait qu’elles y répondaient habituellement en privilégiant le salut de la mère ; on sauve ce qui est, ce qui vit”.

Elaborer des règles de l’art
C’est à partir de la moitié du XVIIIème siècle, avec l’émergence d’une science obstétricale, que la question ne se posa plus tout à fait dans les mêmes termes. On attendit des sages-fem[1]mes et des accoucheurs qu’ils sauvent les deux vies. La formation des sages femmes et l’enseignement des tech[1]niques obstétricales prétendaient répondre à cette exigence et mettre fin à la forte mortalité des femmes en couche et des nouveau-nés. La formation aux manœuvres, version podalique et forceps, avait pour but de délivrer la mère et sauver l’enfant. L’enseignement des sages-femmes fut développé par la méthode de démonstration de Mme Du Coudray qui donna des cours itinérants dans un véritable tour de France. Les accoucheurs entendaient affirmer que la pratique des accouchements était un art et une science qui présupposait un apprentissage défini et codifié. Mais les résultats restaient catastrophiques. L’absence de directive précise, la nécessité de s’adapter aux situations locales, le poids des habitudes avec les “matrones”, conduisait à une grande diversité dans la qualité de l’aide aux parturientes. L’utilisation des “crochets” en est un exemple.

La condamnation des “crochets”
Les “crochets” étaient utilisés pour délivrer la femme “lorsque l’on ne voit plus d’issue”, pour tirer l’enfant par voie basse. Dans son Traité complet des accouchements naturels, non naturels et contre nature, Guillaume Mauquest de La Motte, “Chirurgien Jurez et accoucheurs à Valognes”, fait partager ses doutes et ses angoisses face à des actes qu’il condamne. Il est désespéré par l’erreur qu’il commet un jour en arrachant vivant avec le perforateur un enfant qu’il avait d’abord jugé mort.

Désormais, il veut des preuves évidentes de la mort du fœtus avant d’utiliser les instruments. L’enfant mérite en effet tous les égards et si, malgré la dextérité et la prudence de l’accoucheur, il s’avère qu’il ne pour[1]ra vivre, il faut au moins qu’il reçoive le baptême.
Il invoque aussi la nécessité de l’intervention des magistrats pour des actes qu’il attribue à l’ignorance ou à l’incompétence de certains et qu’il faudrait empêcher. Son appel fut reconnu, mais au siècle suivant. Il faudra attendre le XIXème siècle pour que les magistrats sanctionnent les médecins en cas d’incompétence et reconnaissent les préjudices occasionnés aux enfants.

De “l’opération césarienne” sur femme vivante
Lorsqu’il n’y avait plus d’espoir pour la mère, il était admis comme un devoir vis-à-vis de l’enfant de lui donner une chance. Face à l’agonie d’une femme qui meure parce que l’on n’a pas pu la délivrer en terminant l’accouchement par voie basse, “Lorsque le chirurgien expert ne peut sortir l’enfant mort ou vif entier ou par pièces, en un mot qu’il n’en vienne à bout”, une décision doit être prise. Pourquoi ne pas ouvrir et aller prend[1]re dans le ventre même l’enfant ? La pratique de césarienne existait depuis l’antiquité mais était réalisée en post mortem. “Le souci de l’Eglise d’assurer la vie spirituelle de l’enfant a été à l’origine des césariennes sur femme morte, qui se sont multipliées au XVIIème et au XVIIIème siècle. Ces interventions étaient pratiquées par des chirurgiens et des sages-femmes, qui devaient attendre le décès de la femme pour faire l’incision”. Ces deux actes ante ou post mortem sont de nature très différente. Pour Mireille Laget, “L’un est une simple ouverture du cadavre”, l’autre se rapproche de “l’assassinat”. La plupart des chirurgiens et des familles ainsi que l’Église s’opposaient à l’incision de la mère tant qu’elle possédait un souffle de vie. La césarienne était synonyme de martyr pour la mère et presque unanimement condamnée. Mais dans les situations désespérées, le pire n’était-il pas d’attendre ? La césarienne était avant tout un geste de dernier secours pour la mère. La mortalité immédiate ou dans les suites semi[1]proches était quasiment inéluctable. Quelques cas sporadiques de survie maternelle sont décrits dans les campagnes.
Pour Jacques Gélis, “Les tentatives les plus anciennement décrites remontent au début du XVIème siècle et sont le fait de pères désespérés de voir leur femme mourir sans accoucher. Le mythe initial conservé par la tradition, entre chirurgie et légende, est celui du châtreur de porcs de Turgarie, Jakob Nufer, représentation parfaite du geste inventif et téméraire qui doit sauver l’épouse (vers 1500)”. Ce récit fut diffusé par Gaspard Bauhin, soit presque un siècle plus tard (13).

Une opération peu répandue mais qui fait parler d’elle
Le livre d'un imposteur ou celui d'un précurseur ? Il semble incontestable que François Rousset soit l'auteur du premier ouvrage médical sur la césarienne :
L’hysterotomotokie ou enfantement coesarien, en 1581. Manifestement, il ne pratiqua jamais cette intervention, cite sept observations mais n’aurait assisté qu’à une d’entre elles. Mais il a porté à la connaissan[1]ce du monde médical une intervention qui, dans des cas extrêmes, pouvait apporter une solution parfois presque miraculeuse pour l’enfant et la mère. Son ouvrage fut célébré avec enthousiasme par Gaspard Bauhin qui y adjoignit un accouchement à sensation, celui d’Elisabeth Alespach, l’épouse de Jakob Nufer, mythe fondateur. Le succès de cette publication poussa quelques praticiens isolés mais les résultats étaient jugés catastrophiques par l’ensemble des médecins jusqu’à mettre en doute la véracité des cas cités.
Ambroise Paré, Mauriceau, Guille - meau, ne la préconisent que chez la femme morte. Ambroise Paré considérait la césarienne comme extrêmement dangereuse. Les survies de la mère étaient rares sinon exceptionnelles, si l'on exclut les laparotomies pour grossesses extra-utérines après le cinquième mois. Il faudra attendre 1704 pour que paraisse le récit authentifié d'une césarienne pratiquée à Saintes en 1689 par Jacques Ruleau avec double succès. C’est dans ces situations nouvelles de césarienne sur femme encore vivante te que certains opérateurs téméraires prenaient la responsabilité de faire ainsi mourir en martyr ces pauvres femmes.


Quelle est l’attitude médicale préconisée dans les traités d’obstétrique ?

L’opération césarienne était considérée comme un meurtre dans la mesure où les chances de succès étaient presque nulles. On laissait donc mourir la parturiente après lui avoir conféré les derniers sacrements et, dans la minute même, le fœtus était tiré de son sein pour être baptisé.
Les textes suivants, contenus dans les traités d’accouchements de deux célèbres accoucheurs de la fin du XVIIème et de la fin du XVIIIème, François Mauriceau et Pierre Dionis, illustrent précisément ce dilemme mère/enfant. 1668. François Mauriceau, “Traité des maladies des femmes grosses et de celles qui sont accouchées”. page 342 -343. Il s’exprime sur l’opération césarienne sur femme vivante et en appelle au magistrat pour interrom - pre “ce que plusieurs ignorants font encore tous les jours à la campagne, par un pernicieux abus que tous les magistrats devraient empêcher”.
“A la vérité, il sembleraient avoir quelque prétexte d’excuse légitime, de faire ainsi mourir martyres ces pauvres femmes, si c’étaient pour en tirer un second Scipion l’Africain, (lequel au rapport de Pline au 9.Ch. du 7.Liv. de l’Histoire nat. naquit de la sorte, et fut pour ce sujet surnommé Cesar) ou bien pour sauver la vie à quelque grand et nouveau Prophète. Il s’est bien vu du temps des anciens Payens, qu’on a sacrifié des victimes innocentes pour le salut de tout un public, mais non pas pour celui d’un particulier : je sais bien qu’ils se couvrent du prétexte de pouvoir donner Baptême à l’enfant, qui autrement seroit en grand danger d’en être privé ; parce que la mort de la mère est ordinairement cause de la sienne ; mais j’ignore qu’il n’y ait jamais eu aucune loi chrétienne ni civile, qui ordonnât de tuer ainsi la mère pour sauver l’enfant. C’est plutôt pour satisfaire à l’avarice de certaines gens, qui se mettent fort peu en peine que leur femme meure, pourvu qu’ils en aient un enfant qui lui puisse survivre, non tant pour en avoir lignée, qu’afin d’en hériter après ; pour raison de quoi ils donnent volontiers leur consentement à une si cruelle opération ; ce qui est une très damnable adresse. S’ils disent, pour rendre en apparence la chose moins horrible, qu’on ne la doit entreprendre que quand la femme est à l’extrémité de la vie ; à cela je réponds que souvent la nature se relève de bien loin, contre toute notre espérance ; et s’ils objectent qu’elle en peut bien réchapper ensuite ; c’est ce que je leur nie absolument, par preuve des plus experts Chirurgiens, qui l’ayant pratiquée, en ont toujours eu une mauvaise issue, la mort de toutes les femmes s’en étant peu après ensuivie”.
1782. Pierre Dionis, chirurgien du Roi Louis XIV, “Cours d’opérations de chirurgie, démontrées au jardin du roi” “Ce n’est pas seulement la cruauté de cette opération, et la mort presque inévitable qui la suit, qui nous doive ôter la pensée de la faire, mais encore la religion, qui nous la défend ; car ayant été mis en question lequel des deux on devoit sauver, ou de la mère ou de l’enfant, lorsque les Accou - cheurs ou les Sages-femmes se trou[1]voient dans l’impuissance de conserver la vie à l’un et à l’autre ensemble, Messieurs les Docteurs de Sorbonne et les plus fameux Casuistes ont décodé qu’il falloit plutôt sauver la mère que l’enfant. Sur ce principe, il faut bien se donner de garde de tenter sur elle une opération qui tueroit infailliblement.
Il y en a qui nous disent qu’elle a été faite à Londres et à Amsterdam ; et on entend tous les jours des bonnes femmes, et des hommes aussi crédules qu’elles, soutenir qu’on l’a faite à leurs voisines ou à leurs commères. Je mets toutes ces histoires au rang de celles qu’on débite sur les esprits et sur les sorciers : je n’en crois rien du tout”.

Quand la césarienne ne sacrifia-t-elle plus la femme ?
Pendant le siècle suivant, le taux de mortalité resta si effrayant que Charles Pajot, contemporain de Lister et de Pasteur, professeur d'accouchements de 1863 à 1886, se permit ce sarcasme : “C'est une inspiration de sauvage qui coupe l'arbre pour avoir le fruit, c'est un assassinat scientifique”.
Sur ce point, le livre de J.-P. Pundel, publié à Bruxelles en 1969, sert de référence. L'antisepsie introduite à la Maternité de Paris en 1876 et l'asepsie, ne suffirent pas à garantir la sécurité de l'opérée car l'écoulement des lochies à travers la plaie utérine mal suturée provoquait une mort certaine.
La mortalité sera encore notée de presque 100% jusqu’à la moitié du XIXème siècle dans les maternités des grandes villes comme Paris ou Londres(15).
La mortalité maternelle ne diminue[1]ra que grâce à l’amélioration des techniques opératoires : la césarien[1]ne hystérectomie de Edoardo Porro en 1876 ou la suture de l’utérus par Max Sanger en 1882(16) et utilisée par Bar en France.

Conclusion
Face à l’impossibilité de terminer l’accouchement par voie basse (enfant trop gros, bassin trop petit, contractions utérines sans vigueur), l’accoucheur ou la sage-femme se trouvaient confrontés il y a trois siècles à un choix entre deux options a priori aussi insatisfaisantes l’une que l’autre : attendre ou tenter l’impossible avec une césarienne. Ce dilemme du risque de faire ou ne pas faire était le cas de conscience absolu des débuts de la pratique des césariennes sur femme vivante. Le choix interventionniste soumettait la mère à une violence extrême sous laquelle le plus souvent elle succombait et ne s’accompagnait que rarement d’un enfant vivant. On constate à travers tous les écrits que la césarienne ne répondait pas au choix de sauver une mère ou sauver son enfant mais restait un acte de la dernière chance pour sauver une mère agonisante. Quant à la violence des extractions difficiles qui mutilent les enfants, elle a toujours ému l’opinion et fut à la base de la diffusion de l’enseignement de l’obstétrique. Dès le XIXème siècle, les magistrats ont reconnu le préjudice des enfants victimes et sanctionné les médecins pour impéritie et n’avoir pas appelé un confrère plus compétent. Il faudra attendre l’avènement de l’anesthésie, de l’asepsie et l’amélioration des sutures utérines pour diminuer la mortalité de la césarienne et qu’elle devienne une technique opératoire en obstétrique.

Bibliographie
1 - Dinouart. Abrégé de l’embryologie sacrée -Traité des devoirs des prêtres, des médecins, des chirurgiens et des sages-femmes envers les Enfans qui sont dans le sein de leurs mères. Nyon Libraire, quai des Augustins. Seconde édition de 1766. p 465 -475
2 - Gelis Jacques - La sage-femme ou le médecin Fayard 1988
3 - Gélis J, M.Laget et M-F Morel Entrer dans la vie. Naissances et enfances dans la France Traditionnelle. Editions Gallimard Julliard Editions Archives 1978 p. 96
4 - Pundel, J.P. Histoire de l’opération césarienne. Edité par Bruxelles, Presses académiques européennes, 1969
5 - Laget M. - La césarienne ou la tentation de l'impossible, XVIIe et XVIIIe siècle. Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest. 1979 86-2 pp. 177-189
6 - Stofft H. Epistémologie de la césarienne du XVIème au XXIème siècle. Syngof N°73, mars 2008
7 - Gelis J. La sage-femme ou le médecin. Fayard, 1988. p 378
8 - Gelis J. “Accoucheur de campa[1]gne sous le Roi-Soleil” 1979 - Edition Privat-Toulouse p 36-37
9 - De La Motte. Traité complet des accouchements Naturels, non naturels et contre nature. Paris, d’Houry Imprimeur libraire, 1765, Manuel de l’enseignement obsté[1]trical plusieurs fois réédité et tra[1]duit en Allemand pour l’école de Strasbourg. p 325
10 - Jurisprudences juridiques : L’affaire Helie en juillet 1830 concerne un médecin qui, lors d’un accouchement difficile, s’était saisi d’un couteau et, ne pensant qu’à sauver la vie de la jeune mère, avait amputé successivement les deux bras de l’enfant qu’il croyait mort. Le nouveau-né, contre toute attente, survécu. Le jugeant incapable de subvenir ultérieurement à ses besoins, ses parents se sont décidés à demander des dommages-intérêts. Le tribunal de Domfront a retenu une faute grave entraînant condamnation. Le médecin fut condamné à verser 100F par an jusqu’à 10 ans, puis plus tard 200F toute sa vie. L’Affaire Laporte en 1897 : Le médecin fut emprisonné sur-le[1]champ puis condamné à trois mois de prison avec sursis pour impéritie notoire et n’avoir pas fait appel à un confrère plus compétent. Ce procès fit couler beaucoup d’encre. Le médecin fut acquitté en appel grâce au talent de son avocat.
11 - Mauriceau - Traité des maladies des femmes grosses et de celles qui sont accouchées. Troisième édition Paris 1681 p. 342
12 - Laget Mireille Entrer dans la vie. Naissances et enfances dans la France Traditionnelle. Editions Gallimard Julliard, coll Archives, 1978, p. 249
13 - En 1582 Gaspard Bauhin Suisse érudit et médecin reconnu, affirma de façon péremptoire dans son Appendix ad Roussetum que la première césarienne sur femme vivante avait eu lieu en Suisse en 1500.
14 - Ruleau 1704 Traite de l’opération césarienne et des accouchements difficiles Paris chez Jean Guignard
15 - Cazeaux, Traité théorique et pratique de l’art des accouche[1]ments huitième édition revue et annotée par S Tarnier Librairie Chamerot 1870 p. 1065
16 - Ribemenond Dessaignes Précis d’obstétrique Masson 1896 p. 1160.

Article paru dans la revue “Syndicat National des Gynécologues Obstétriciens de France” / SYNGOF n°112

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