
Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Je suis Claire Lenne, je suis médecin urgentiste à la Réunion depuis 10 ans et je réalise très régulièrement des missions en milieu isolé. De la clinique pétrolière en Afrique à la centrale nucléaire en Chine, en passant par l'expédition en Antarctique, le dispensaire en Guyane ou le bateau d'exploration océanographique, mes missions sont très variées. J'ai écrit deux livres en 2022 et 2024 et je suis également devenue conférencière.
Quelles ont été les étapes clés de votre parcours ?
J'ai été assez tôt passionnée de voyage, à l'adolescence surtout. Je me suis mise à rêver d'un monde meilleur ailleurs. Dès que j'ai pu voyager vers 17 ans, j'ai découvert d'autres manières de vivre, d'autres manières d'être heureuse, ce qui m'a encouragé à voyager le plus possible. Je connaissais seulement l'humanitaire comme manière de voyager. Finalement, une fois diplômée, j'ai découvert de nombreuses manières différentes de voyager en travaillant. C'est en me renseignant que j'ai découvert les missions en milieu isolé qui sont différentes des missions humanitaires.
En quoi consiste vos missions ?
C'est vraiment varié. Souvent, j'occupe un rôle de médecin généraliste avec des consultations sur les pathologies du quotidien. Lorsqu'il y a une urgence grave, je suis contente d'être urgentiste et de savoir intuber. Par exemple, lorsque j'ai travaillé au Gabon, nous avions de nombreuses consultations de médecine générale, de médecine du travail. Puis soudainement, nous avons eu une hospitalisation d'un enfant atteint d'un paludisme grave avec 3g d'hémoglobine.
Lorsque j'étais en Antarctique ça n'avait rien à voir, c'était plutôt des pathologies liées au froid. On était une expédition composée de 10 personnes, finalement il n'y avait que peu de malades. Mon quotidien était surtout basé sur la conduite d'un tracteur sur la glace. Chaque action est très différente.
Sur place, nous sommes globalement seuls. Nous n'avons pas d'aide, il faut se débrouiller seul. En revanche, nous avons accès à la télémédecine, nous avons internet où nous pouvons demander de l'aide. Par exemple, lorsque j'ai dû gérer un patient intubé, j'ai eu besoin d'aide. En tant qu'urgentiste je sais intuber et transporter des patients mais je ne sais pas extuber. Je ne sais gérer principalement que certains antibiotiques donc je demandais beaucoup conseil, parfois j'appelais mon hôpital de référence.
Nous sommes rémunérés pour chaque mission, mais c'est variable et le salaire ne dépend pas de la difficulté.
À travers quelle(s) structure(s) réalisez-vous vos missions ?
C'est souvent très varié. Dans la forêt amazonienne pour les dispensaires, j'étais employée par l'hôpital public de Cayenne. Le bateau de croisière de luxe c'était avec une compagnie. L'antarctique c'était avec l'institut polaire français, le bateau d'expédition scientifique c'était avec les TAAF. À chaque fois ce sont des contrats différents.
Les contrats pour réaliser ces missions sont faciles à trouver lorsque l'on est de ce monde là mais lorsque l'on est à l'extérieur c'est plus difficile. De prime abord, tout commence par du « bouche à oreille » avec des gens qui sont déjà partis. C'est un turn over de médecins qui bougent, par exemple l'Antarctique tous les ans c'est un médecin différent ou presque.
Comment articulez-vous ces missions avec votre travail à La Réunion ?
Je suis à La Réunion à plein temps, et j'essaye de faire environ 6 mois à La Réunion et 2 mois ailleurs, en boucle. Je fais ça depuis 10 ans. Je trouve que c'est vraiment un bon équilibre pour être à la fois vraiment ancrée quelque part et à la fois essayer de rester bon sur le plan médical. Si l'on travaille uniquement en Afrique par exemple, on perd un peu de la pratique, on devient très débrouillards certes mais sur la rigueur et sur certains autres critères on y perd. C'est mon équilibre.
Quelles sont les conditions de vie sur place lors des missions ?
Je retrouve souvent une vie communautaire très forte, pour le meilleur ou pour le pire mais avec des avantages énormes. Par exemple, nous sommes souvent assez vite intégrés, on habite et on mange avec d'autres, et il y a souvent des expatriés. On retrouve également des difficultés propres, des personnalités difficiles avec qui nous sommes obligés de travailler h24 puisque nous sommes au bout du monde, c'est compliqué. En termes de sécurité, c'est variable, parfois nous pouvons sortir, parfois nous ne pouvons pas sortir du tout. Lorsque nous travaillons sur les bateaux, nous sommes vraiment cloisonnés. Au Nigéria, j'étais dans un camp très surveillé aussi parce qu'il y avait de gros risques. Dans la forêt Amazonienne, la forêt est dangereuse globalement donc nous évitons d'y aller, il existe peu de routes.
Je voyage souvent assez léger, maximum 23 kg. Dans mon sac, j'emporte des vêtements, pas mal de livres. Internet est une énorme bibliothèque à laquelle nous avons accès et j'ai pu avoir accès à internet lors de toutes mes missions ou presque.
Quelles sont les qualités requises pour partir en mission ?
La première c'est l'adaptabilité, savoir sortir de nos standards à nous. Si nous attendons un scanner en Antarctique il n'y en aura jamais donc tu ne peux pas. Il faut s'adapter aussi au mode de vie local, par exemple à Mayotte on ne peut pas reprocher aux enfants de marcher pieds nus dans la rue, c'est à nous de nous adapter à eux, même si on peut les conseiller.
Il faut savoir connaître ses limites, tôt ou tard on les atteint. C'est psychologiquement éprouvant. Il faut savoir gérer du mieux possible avec les moyens du bord. Il faut se connaître soi-même, ses stratégies pour aller mieux, ça peut être la musique, les appels téléphoniques, etc. Il faut avoir un truc pour soi.
Je dirais aussi qu'il faut être préparé au fait que des décès peuvent survenir même s'ils auraient pu être évités en métropole au vu du contexte local. Par exemple, dans la forêt Amazonienne, nous n'avons pas les mêmes chances de survie qu'à Paris, c'est une évidence.
Une des difficultés a été pour moi, la barrière de la langue. Je ne suis pas très bonne en anglais. Au Nigéria ils parlaient anglais, je me débrouillais comme je pouvais. Mais par exemple quand je demandais « Est-ce que vous pouvez me passer l'aspiration ? » je faisais le bruitage de l'aspiration. On finit par se faire comprendre mais ce n'est pas toujours l'idéal. Le plus compliqué c'était en Guyane avec le peuple « Ndjuka », il y avait d'importantes barrières de langage, nous n'avions qu'un traducteur pour 4 médecins.
Quelles étaient vos appréhensions avant votre première mission ?
Ma première mission c'était la mission à Mayotte. On se rapprochait plus d'une mission humanitaire. J'y suis allée « la fleur au fusil » et je n'étais pas assez bien renseignée sur les difficultés propres. J'ai été très surprise lorsque j'ai découvert à quel point c'était défavorisé et de la complexité des soins. Je n'avais pas tellement d'appréhensions mais plutôt de la méconnaissance.
Quels sont vos freins actuels ?
Là tout de suite, je suis enceinte, je pense que c'est un frein important.
Sinon je n'en ai pas vraiment, je dirais être ancré à La Réunion mais c'est vraiment mon choix. Je n'ai pas souhaité enchaîner les missions, j'ai régulièrement besoin de retrouver mon chez moi et mes proches.
Je réalise des contrats de 6 mois en CDD, le corollaire c'est que, parfois, je perds le poste quand je reviens, c'est l'insécurité qui en découle. C'est une balance entre liberté, insécurité et j'ai choisi la liberté.
Quelle mission fut la plus complexe ?
Chaque mission a sa difficulté propre. Par exemple, lorsque j'étais au Nigéria, j'ai dû gérer un intubé Covid et c'était vraiment une difficulté sur le plan médical à laquelle je ne m'at tendais pas. À bord du bateau de croisière, j'ai eu des difficultés avec une responsable d'hôtellerie, plutôt sur le plan relationnel. En Guyane c'était la barrière de la langue avec les patients qui m'embêtait le plus. Peut-être le Gabon, en plein Covid parce que je ne m'estimais pas compétente pour le poste de directrice de la petite clinique mais je ne sais même pas si c'est vraiment celui-là le plus difficile.
Comment avez-vous eu l'idée d'écrire des livres ?
Au tout début, c'est mon ex-compagnon qui m'avait offert un carnet de voyage et il était vraiment bien. Je me suis mise à écrire, un jour sur 2, j'écrivais, j'écrivais, j'écrivais… Tout a débuté lorsque j'étais aux urgences aux Antilles, en Guadeloupe surtout. Et de fil en aiguille, je me suis retrouvée à travailler sur le bateau d'expédition scientifique, j'ai continué à écrire, puis en Guyane, j'ai continué à écrire. Petit à petit, je me suis dit que cela pouvait éventuellement intéresser d'autres personnes que moi. L'étape suivante a été de le mettre en format puis de le proposer aux éditeurs, c'était la phase la plus difficile. Il n'y a que très peu de livres qui sont édités. Puis j'ai eu la chance de tomber sur un éditeur qui m'a suivi sur le projet. Au total cela m'a pris quasiment 1 an d'écriture.
Le but était de partager mes découvertes, à la fois en termes de médecine (mes gags, mes surprises, mes coups de gueule) et à la fois mes découvertes sur place (un lieu, ses habitants, les manières de vivre très différentes). Je suis meilleure à l'écrit qu'à l'oral, donc j'avais une petite frustration quand je revenais vers mes proches pour leur raconter la mission, c'est un moyen de raconter en ayant plus de place.
Est-ce qu'il y a eu un avant/après ces livres ?
Oui sur le plan des conférences, avec les livres on m'a demandé d'intervenir dans les écoles puis dans les milieux associatifs et dans les entreprises. Parfois j'ai des internes, des étudiantes infirmières qui me reconnaissent « c'est rigolo ».
Dans les conférences, j'essaye de mettre les auditeurs à ma place dans le concret du terrain : « Comment s'adapter malgré les difficultés locales ? ». Lorsque nous avons un malade grave, il faut le soigner, on ne peut pas se dire que nous n'avons pas les moyens donc nous faisons du mieux possible avec les moyens du bord. Dans ma conférence type, j'emmène l'auditeur dans 3 milieux isolés différents.
Comment vous voyez l'avenir notamment avec l'arrivée d'un enfant ?
Alors effectivement ça va changer l'organisation. L'année dernière, je n'avais plus envie de voyager. J'attendais de voir si ça allait revenir ou pas mais, j'avais une envie qui était passée comme si j'avais réalisé mes rêves et que ce n'était plus l'envie oppressante que c'était lorsque j'ai commencé la médecine. La première réponse c'est, si je ne voyage plus autant ce n'est pas grave. Parfois j'ai des sursauts de ma vie d'avant, il faut sans doute adapter les destinations. Pour exemple la Polynésie, je n'y suis jamais allée mais cela me paraît adapté d'y aller avec un enfant. L'Antarctique c'est sûr que c'est plus compliqué.
Avez-vous un message pour les jeunes médecins urgentistes ?
Je pense que notre métier d'urgentiste est un métier en souffrance actuellement mais c'est un métier aussi d'une richesse incroyable. Il faut réussir à trouver un équilibre. Il est vrai que « l'épée de Damoclès » pour tout urgentiste c'est le burn out. Finalement, les voyages, c'est un peu mon moyen d'éviter le burn out. Il existe tellement de moyens d'exploiter ses diplômes, je pense que ça vaut vraiment le coup de trouver un endroit où l'on se sent bien, y compris changer d'hôpital si ce n'est pas le cas.
Je pense que j'ai beaucoup rêvé du parcours que j'ai pu avoir. J'ai demandé autour de moi comment faire, je me suis un peu battue, j'ai persévéré et finalement ce n'était honnêtement pas si complexe. On a de la chance d'avoir un métier où l'on n'est pas assez nombreux dans une certaine mesure, je ne vais pas dire qu'il y a de la place pour tout le monde mais il y a de la place… de la place pour vivre quelque chose d'incroyable.
Je pense qu'il faut aussi travailler la confiance en soi de façon très volontaire et appuyée. C'est-à-dire que malheureusement, collectivement en tant qu'urgentiste et encore plus pour les internes et les jeunes médecins, nous avons vraiment un manque de confiance en nous qui est majeur puisque nous ne sommes pas très valorisés. Je pense qu'il faut savoir s'auto-valoriser soi-même, être très fier de soi, de ce que nous faisons. Soulager une douleur, avoir intubé, avoir sauvé une vie, ce n'est pas quelque chose de normal, c'est quelque chose d'incroyable. Je pense qu'au plus on en prendra conscience et au plus nous serons fiers de nous, contents et épanouis.
Si nous attendons que la structure nous valorise, nous pouvons attendre « 40 ans ». Il faut chacun le faire envers soi-même, être fier de soi et aussi envers ses collègues et les internes. Toute personne qui a fait médecine peut légitimement être fière d'elle. Il y a une vraie plus-value à regarder le chemin parcouru.

