
Chacun connaît le terme de taylorisation historiquement appliqué aux usines Ford et si brillamment illustré par Charlie Chaplin dans « Les Temps Modernes ». Toute comparaison avec la Médecine parait incongrue ? Et pourtant...
Dr Jean-Pierre BOINET
Interniste
La taylorisation médicale n’est en effet « dénoncée » par personne quand, dans le même temps, prolifèrent les expressions de « burnout », de « privation de moyens », de « surcharge », de « désorganisation », et pour les opinions plus élaborées, de « perte de sens », de « fin du modèle de protection sociale », de dominance bureaucratique et comptable, etc.
Tout cela converge vers un « malaise », un « épuisement », des protestations, des arrêts de travail, des grèves reconductibles, où les mêmes termes réputés explicatifs sont repris en boucle aboutissant à une critique de la politique de santé qui irait dans le mur de toutes les privations et incompréhensions dont on persiste à l’entourer.
Ce qui est remarquable c’est que l’unanimité diagnostique globale ne nomme pas l’étiologie. L’analyse profonde des causes, hormis un appel au retour des moyens confisqués, et dont il n’est pas ici question de nier qu’ils l’ont bien été depuis plusieurs décennies et persistent à l’être, s’instaurant comme le seul remède imaginé par les gestionnaires : « le toujours moins contre le toujours plus ».
Pourtant le paradoxe d’un manque de médecins, et ceci alors même que le nombre de « Docteurs » n’a jamais été si important, n’interroge pas plus et surtout pas mieux, sauf à désigner comme causes le « numerus clausus », l’appétence pour les loisirs de la jeune génération et la courbe démographique inquiétante à terme, si l’on observe que les anciens (les « boomers ») sont encore en activité avant l’implosion annoncée que, par anticipation, on décrit déjà.
Lors d’un récent congrès de Médecine Interne, commentant l’intervention très pertinente d’un interne en santé publique sur l’ergonomie médicale et notamment les effets du numérique, j’ai eu l’occasion de proposer devant tous d’entamer une réflexion à partir d’un constat irréfutable : « Comment se fait-il que naguère un PH pouvait assumer (certes avec travail, mais avec bonheur) une trentaine de lits de Médecine et que désormais, le ratio d’un service actif est plutôt d’un PH pour dix lits ? », avec pas moins de travail, mais semble-t-il moins de bonheur.
Empressons-nous de dire qu’il n’est pas ici question de prôner un retour subreptice à ce quota pour cautionner, sans inventaire des causes, davantage d’efficience et de rationalisation managériale !
A contrario j’invite ici chacun à réfléchir sur cette question et sur son propre mode de travail. Pour initier cette réflexion il convient de poser les éléments préalables suivants :
• Il s’agira d’abord de bien penser ce que nous sommes et ce que nous faisons.
• Les « enquêtes » inter-hospitalières d’activité destinées à décrire et nommer la vastitude de la Médecine, la « polyvalence » des recrutements (par exemple que font les internistes ?) ou à l’inverse, les spécialisations revendiquées, ne permettent pas de répondre à la question ergonomique mais au contraire, contribuent à l’éluder et la clore.
• L’analyse anthropo-sociale de la taylorisation ci-dessus évoquée, et alors soulevée dans le champ de la Médecine, dans nos services ou dans notre quotidien pour y provoquer une réflexion spécifique, est sans doute l’élément majeur et manquant. Ce serait l’outil par lequel nous pourrions sortir de la déréliction qui plombe l’air du temps et nous épargner le constat de la caporalisation financière comme seul avenir. Il nous faut découvrir ce qui nous agit, puis affirmer ce que nous souhaitons, tant pour nous que pour les patients : le processus de soin plus que le parcours !!!
• Parvenir enfin à une élaboration opposable de ce que nous mettons en œuvre, permettrait de poser le Médecin en interlocuteur expert des questions dont il a la charge.
• Les bureaux ont « des idées mais pas de pétrole », et nous, qu’en faisons-nous ? Ainsi le modèle tayloriste nous interroge sur la spécialisation (quid de la filiarisation ?), les éléments compulsifs de preuves partielles judiciarisées, la dilution de la décision, la reconstruction des dossiers, le consumérisme ambiant et le règne de la défiance se substituant à la confiance, réifiant l’aporie économique, la fuite en avant mais de quoi ?... Par qui ?... Au bénéfice de qui ?... Merci d’y penser et de nous le faire savoir.
Article paru dans la revue « Intersyndicat National Des Praticiens D’exercice Hospitalier Et Hospitalo-Universitaire.» / INPH n°18

