Vincent Hazebroucq est MCU-PH à l’Université Paris Descartes, chargé de mission à l’ARS. Il travaille sur la téléradiologie depuis de nombreuses années, et en a notamment fait son sujet de thèse. Il a depuis rédigé de nombreux ouvrages à ce sujet. Il a eu la gentillesse de participer à notre dossier en apportant des éléments historiques sur le développement de cette pratique. Voici quelques extraits de son article « Téléradiologie : promesses et délires » (revue SRH-Info, 2010) adaptés pour Radioactif.
L’ère des téléradiologues hiboux : la téléradiologie pour l’optimisation de la permanence des soins
Les débuts de la télémédecine datent du programme spatial Apollo : à l’époque, l’objectif était de transmettre pour interprétation les images médicales produites dans des lieux isolés (engins spatiaux mais aussi navires, stations pétrolières offshore, bases polaires…). Elle a également servi les utilisations militaires américaines (les deux Guerres du Golfe et celle du Kosovo). Cependant on peut considérer que la première utilisation massive de téléradiologie a eu lieu dans les années 1980-1990 aux USA, permettant alors la réorganisation de la permanence radiologique nocturne ou de week-end.
De nombreuses structures radiologiques ont considéré que lorsque l’activité nocturne ou de week-end était peu intense, l’adoption d’un système de transmission des images produites en dehors des heures ouvrables vers une station de visualisation permettait aux radiologues d’organiser la permanence radiologique sous la forme d’astreintes à domicile au lieu de gardes sur place. Ils peuvent alors recevoir et lire les images dès leur réalisation et adresser à l’urgentiste un compte-rendu provisoire dans l’attente de l’interprétation définitive effectuée dès la reprise du travail "de jour". Ces dispositifs permettent aussi de constater immédiatement que la situation radiologique est plus complexe qu’il n’apparaissait initialement, et qu’un déplacement s’impose. De nombreuses compagnies commerciales de téléradiologie se sont alors développées sous le terme familier de "Nighthawk Industry".
Cette procédure permet au radiologue américain de conserver le contrôle de l’activité d’imagerie de son hôpital ou de sa clinique et de continuer à facturer les actes radiologiques au tarif des urgences, ce qui ne serait pas possible aux USA, si la lecture radiologique était différée le lendemain matin ou s’il la déléguait aux urgentistes.
La mutualisation des gardes et astreintes entre plusieurs sites radiologiques s’est ensuite rapidement imposée pour limiter le nombre d’astreintes des sites peu actifs, mais aussi, pour ceux dont l’activité était plus soutenue pour en amortir les surcharges ponctuelles et pour répartir les examens entre plusieurs radiologues spécialisés. Cet avantage qualitatif évident a favorisé l’acceptation par les urgentistes et autres cliniciens de l’éloignement de leur réponse radiologique ; il répondait aussi aux critiques du rapport de l’AHRQ (équivalent états unien de notre HAS), qui avait relevé qu’une grande partie des erreurs médicales observées dans les services d’urgence résultait d’un défaut d’interprétation des examens par des radiologues voire même par des radiologues de la bonne spécialité.
Ayant constaté que la relecture définitive ne corrigeait pas plus de comptes rendus provisoires établis sur des images télétransmises que lorsque les examens étaient interprétés sur place, les pratiques ont progressivement glissé de façon plus ou moins consciente et formalisée, d’une première télélecture provisoire (avec confirmation ultérieure par un compte rendu définitif) soit vers un véritable télédiagnostic définitif, signé et validé électroniquement par le téléradiologue, soit ailleurs, vers la téléexpertise (deuxième avis donné à un radiologue par un autre radiologue, pour confirmer son avis, le préciser, ou discuter de la prise en charge ultérieure).
En France, la téléneuroradiologie s’est ainsi généralisée à partir du milieu des années 1990. Dans pratiquement toutes nos régions, des applications de téléradiologie se sont développées dans les domaines de la neuroradiologie / neurochirurgie, avec une extension plus récente pour les urgences neuro vasculaires.
Le souci historique impose de rappeler que la première offre française organisée de télé exper tise radiologique émanait du service de radiopédiatrie du Professeur Jean Philippe MONTAGNE à l’hôpital Armand TROUSSEAU de Paris, et qu’elle a inspiré les neuroradiologues et neuro chirurgiens de l’AP HP pour le réseau TELIF (ancêtre d’ORTIF). Plusieurs institutions hospitalières américaines prestigieuses avaient imaginé créer, dès les années 1990, des filiales de téléradiologie pour rentabiliser leurs équipes radiologiques abondantes et parfois pléthoriques, en proposant des prestations de téléexpertise, devant échapper autant que possible à la pression fiscale et judiciaire américaine en localisant ces filiales dans des paradis fiscaux et juridiques. La demande solvable de téléexpertises, notamment internationales, n’a en réalité pas été aussi importante qu’escompté.
L’ère des téléradiologues fantômes : la sous‐traitance des interprétations en téléradiologie low-cost pour développer la productivité des structures radiologiques US
La volonté de mutualisation des gardes et astreintes, couplé à l’intérêt d’une spécialisation des réponses radiologiques a entraîné aux USA puis dans d’autres pays et notamment en Inde, la multiplication de firmes commerciales de téléradiologie proposant aux radiologues l’externalisation de l’interprétation provisoire de leurs urgences puis le sous traitement de l’interprétation de certains examens programmés. Des radiologues américains ont en effet considéré qu’ils pourraient trouver leur intérêt à satisfaire un nombre croissant de demandes d’examens scanner ou IRM, nonobstant les possibilités limitées de développement de leurs équipes locales, en augmentant leur parc d’appareils et en faisant réaliser la lecture des images et "la préparation" des comptes rendus par ces sociétés de téléradiologie.
En principe, ces comptes rendus doivent être établis à distance par des téléradiologues tout aussi qualifiés et certifiés que s’ils travaillaient localement, et être systématiquement cosignés et validés par le radiologue local, qui relit rapidement l’examen et reverse une partie de ses honoraires au téléradiologue. Le temps épargné grâce à cette organisation permet aux radiologues locaux d’accepter plus d’examens que s’ils devaient personnellement tout interpréter, ce qui accroît leur chiffre d’affaire et les revenus de l’équipe médicale, surtout lorsque les interprétations délocalisées sont "outsourcées" dans des pays émergents.
Il va de soi que la qualité et la pertinence du compte rendu final dépendent fortement de la qualité de la première lecture, mais aussi et surtout du soin apporté à la relecture et à la validation, au besoin après correction et/ou complément du projet de compte rendu.
Dans ce modèle, le radiologue local conserve en principe l’entière responsabilité de l’acte radiologique. Surtout, il peut vérifier que le mode d’expression du résultat d’examen correspond bien aux attentes et aux habitudes locales et il peut assurer le « service après vente » de l’examen auprès du patient, de sa famille et de ses médecins cliniciens.
Les premiers dérapages signalés aux USA…
Nos lecteurs auront évidemment compris que la nature humaine étant ce qu’elle est, même chez des médecins radiologues américains, il fallait s’attendre à ce que certains trop pressés, débordés ou simplement négligents se laissent aller à valider et signer, ou simplement délivrer les comptes rendus provisoires sans les avoir effectivement contrôlés, oubliant que leur responsabilité individuelle ne serait en rien atténuée par l’éventuelle erreur de leur sous traitant : le radiologue local reste bien sûr pour le patient le seul interlocuteur garant de la qualité globale de l’acte, quitte, ensuite éventuellement, à se retourner contre le lecteur off shore pour tenter de mettre en cause sa coresponsabilité… cela lui impose toutefois de mener ce procès devant le tribunal du pays du sous-traitant et d’appliquer le droit national ainsi que la procédure concernée…
L’American College of Radiology condamne désormais clairement cette pratique du sous-traitement des interprétations radiologiques, dénommée aux USA "ghost reading" ou "ghost reporting". En mai 2006, l’ACR a écrit : « Il est inéthique et frauduleux pour un médecin qui n’a pas personnellement interprété les images d’un examen radiologique de signer le compte rendu ou de s’attribuer celui d’un autre médecin en laissant croire qu’il en est l’auteur. Cette pratique, connue sous le nom de Ghost Reporting doit être strictement prohibée. ». L’externalisation des interprétations n’est cependant pas totalement interdite aux USA par l’ACR, à la condition toutefois que les patients soient avisés que leurs interprétations sont sous traitées à l’extérieur voire à l’étranger, que les radiologues télélecteurs possèdent tous les diplômes et autorisations d’exercice qui leurs permettraient d’exercer sur place, qu’ils signent et assument la responsabilité de leurs interprétations et qu’ils aient une assurance professionnelle garantissant le patient américain au même niveau que leurs professionnels locaux.
Par ailleurs, la délocalisation de la lecture des examens ouvre la porte à un autre type de fraude, également dénoncée par plusieurs auteurs américains et par l’ACR : certaines firmes de téléradiologie low cost ont poussé le cost killing jusqu’à faire "préparer" les comptes rendus par des "Physicians Assistants" (PA) ou "Radiologists Assistants" (RA) c’est-à-dire des personnels non médicaux diversement formés pour lire de façon répétitive un seul type d’examens, p. ex. le scanner cérébral sans injection, pour "avancer" le travail d’analyse des images des "véritables" téléradiologues.Enfin, la concurrence commerciale des firmes de téléradiologie ne s’est évidemment pas exercée uniquement entre elles : certaines d’entre elles ont développé une concurrence agressive vis-à-vis des radiologues locaux qui avaient "introduit le loup dans la bergerie", en proposant ensuite à la direction de leur établissement un accord direct avec la firme de téléradiologie permettant de répartir entre eux deux les bénéfices au lieu de les partager à trois… Et certains gestionnaires ont écouté le chant des sirènes.
…et rapidement aussi en France
Malgré tous les efforts de la profession radiologique, réunie avec le Conseil national de l’Ordre des médecins et en accord avec l’AFPPE, représentant les manipulateurs, le Guide du bon usage de la télémédecine (janvier 2007) ou la Charte de la téléradiologie n’ont pas été rendu opposables par nos tutelles. Sans doute cela n’aurait-il pas suffi à éviter les errements, mais cela aurait probablement contribué à les limiter.
Une série de dérives ont pu être observées depuis 2009 dans plusieurs hôpitaux publics français de diverses régions, ayant en commun d’importantes difficultés à recruter des radiologues hospitaliers : certains directeurs d’hôpitaux réussissent en effet contre toute logique à décrocher des autorisations de scanner ou d’IRM alors qu’ils ne disposent pas des ressources humaines indispensables pour les faire fonctionner.
Certains de ces établissements ne disposent plus qu’un ou deux radiologues séniors, d’autres d’aucun, ce qui n’a visiblement pas suffi à justifier un refus d’autorisation d’équipement lourd, en dépit des avis négatifs du comité régional de l’imagerie et de l’absence évidente de projet médical crédible ! Et une fois l’imageur CT ou RM installé, il ne "restait plus" qu’à le faire fonctionner… Certains directeurs ont alors cru pouvoir externaliser l’imagerie médicale de leur établissement au terme d’appels d’offres hautement critiquables sur plusieurs points :
- L’absence manifeste de perception ou de compréhension chez ces gestionnaires hospitaliers, de la distinction essentielle devant être faite à propos d’externalisation, entre (a) une activité médico-technique, a fortiori centrale pour la prise en charge médicale ou chirurgicale des patients (le coeur de l’activité d’un hôpital) et (b) la fourniture de prestations hôtelières ou logistiques, comme la cuisine, la blanchisserie ou la maintenance des ascenseurs ;
- La méconnaissance absolue par ces directeurs de la réelle nature du métier et des responsabilités des radiologues qui ne se limitent pas à la seule interprétation des images, et s’étend bien au contraire très largement à bien d’autres aspects de la prise en charge du patient ;
- L’absence de toute exigence qualitative organisationnelle et méthodologique dans ces appels d’offre, en particulier en référence au Guide du bon usage établi par la Profession, conduisant à donner la primauté aux réponses proposant les meilleurs tarifs, sans aucune garantie de compétence des radiologues qui interprèteront les examens ; L’application à la médecine de dispositions prévues pour les activités commerciales (Code du commerce et Code des marchés publics), en ignorant les articles du Code de la santé publique codifiant le Code de déontologie médicale qui interdisent expressément aux médecins toute dérive commerciale, toute ristourne et tout rabais sur les tarifs médicaux.
Et pourtant les auditions conduites dans les locaux de la SFR par un groupe de travail composé de radiologues hospitaliers démontrent qu’il existe en France plusieurs offres de téléradiologie de haute qualité : des groupements de radiologues loco régionaux proposent aux hôpitaux démunis de se charger de l’organisation d’une prise en charge globale des besoins radiologiques d’un hôpital, associant quelques vacations hebdomadaires sur place à une permanence téléradiologique permettant à tout moment la validation des demandes d’examens, le choix du protocole technique de l’examen à réaliser, l’encadrement à distance du travail du manipulateur, la validation des images dès la fin de l’examen et son interprétation rapide, sinon quasi immédiate en cas d’urgence… ces offres conservent généralement un lien direct, souventcontractuel, entre l’hôpital qui fait téléinterpréter une partie de ses examens et les téléradiologues, dont les noms, titres et diplômes sont connus, alors que les offres industrielles de téléradiologie low-cost proposent plutôt à l’hôpital un lot d’interprétations radiologiques, vendues au prix de gros, et qu’elles feront ensuite réaliser au cas par cas par des médecins qui pourraient n’avoir aucune relation avec l’établissement demandeur.
Ces propositions de qualité sont évidemment plus coûteuses que les prestations low cost ci-dessus évoquées mais devraient cependant être privilégiées dans le cadre d’une organisation territoriale ou régionale, au lieu de se laisser aveugler par la quête du meilleur tarif…
Pour faire court, il existe donc schématiquement plusieurs modèles alternatifs pour le développement de la téléradiologie
Dans une première conception "industrielle" voire commerciale, les firmes de téléradiologie vendent aux hôpitaux, aux tarifs les plus serrés possible pour étouffer la concurrence des lots d’interprétations d’examens d’imagerie, et parfois d’avis de téléexpertise (sans aucune garantie scientifique sur la réelle valeur des soi disants experts) qu’elles feront ensuite interpréter à leur guise et au coup par coup par des praticiens qui rentabiliseraient ainsi leur temps libre. Il n’y a plus aucune relation directe entre le site demandeur et le médecin qui interprètera les images, la firme jouant le rôle d’intermédiaire, de Grand Distributeur Médical, tel un Auchan™, un Leclerc™ ou un Carrefour™ de la radiologie. L’expérience montre que dans un tel modèle, à terme, le prix payé aux producteurs chute sans limite alors que les clients paient toujours plus cher, la différence étant absorbée par les intermédiaires (voir les exemples des secteurs de la viande, du poisson, du lait, ou des fruits et légumes…).
A noter aussi, à l’intention de certains hospitaliers qui imagineraient ainsi pouvoir rentabiliser certaines disponibilités, notamment durant des gardes tranquilles, que ce serait oublier que nos statuts n’autorisent absolument pas de telles pratiques, sans doute juridiquement assimilables à des remplacements irréguliers, et faisant courir le risque de devoir, en cas de contrôle, rembourser à l’administration hospitalière les honoraires supplémentaires indûment perçus.
Dans une seconde conception, plus artisanale et conforme aux pratiques médicales classiques, d’autres firmes de télémédecine proposent aux hôpitaux de les aider à se mettre en relation avec des praticiens pour nouer directement avec eux une relation contractuelle de téléradiologie. Ces médecins s’engageront à assumer à distance telle astreinte ou telle vacation de scanner ou d’IRM, avec un planning connu à l’avance.
En complément de ce truchement, ces firmes proposent le plus souvent de fournir les outils et infrastructures techniques nécessaires ainsi qu’un savoir-faire organisationnel qui se veulent conformes aux recommandations professionnelles du G4 radiologique. Le plus souvent, le point fort de cette démarche repose sur le maintien, voire la restauration dans l’hôpital d’une présence radiologique sur place (intermittente le plus souvent), confortée et stabilisée par l’appoint de la téléexpertise et du télédiagnostic. Ce dispositif permet à l’hôpital de conserver ou de retrouver un radiologue responsable, visà-vis des patients, des cliniciens demandeurs d’examens, des manipulateurs du service ou de l’administration hospitalière, de la bonne tenue générale du service, de la radioprotection, du suivi des examens dont les résultats méritent une poursuite de la prise en charge radiologique, de la formation continue en imagerie, etc. Outre ces modèles commerciaux de téléradiologie, un modèle coopératif inter--établissements publics est évidemment envisageable : la téléradiologie peut être un moyen de coordonner la permanence radiologique entre plusieurs hôpitaux, voisins ou pas, que ce soit dans des sites de faible activité en mutualisant des gardes ou astreintes, ou dans des sites d’activité plus soutenue en répartissant les examens selon les sur spécialités radiologiques ou pour dériver transitoirement une surcharge locale vers un site moins chargé.
Il est nécessaire que les tutelles nationales et régionales tirent rapidement les leçons des bonnes et mauvaises pratiques téléradiologiques déjà observées en France, et clarifient les conditions auxquelles un établissement de santé peut décider d’externaliser l’interprétation de ses examens d’imagerie. De ce point de vue, le décret d’application de la loi HPST relatif à la définition des actes de télémédecine est particulièrement décevant et rien n’indique que nos préoccupations soient entendues.
Texte original disponible en ligne : srh-info.org/userfile/radiovigilance/2_2010.pdf
Article paru dans la revue “Union Nationale des Internes et Jeunes Radiologues” / UNIR N°30