L’interruption volontaire de grossesse : une histoire pas très simple…

Publié le 17 May 2022 à 03:21

L’avortement est une pratique qui a toujours existé. L’un des plus anciens textes sur le sujet, le Code de Hammurabi (texte babylonien), date d’environ 1750 av. J.-C. et interdit l’avortement. Depuis l’Antiquité, les politiques ont tenté de contrôler la fécondité des femmes. Dans la Grèce et la Rome antique, l’avortement est réprouvé mais aucun texte législatif ne l’interdit explicitement. Ce n’est qu’au IIIe siècle, avec l’expansion du christianisme que les empereurs romains Septime Sévère et Caracalla punissent l’avortement dans des écrits.

En 1869, le Pape Pie IX déclare que l’âme est présente dès la conception. Il en découle une législation restrictive encore en vigueur dans certains pays.

En France en 1810, Napoléon instaure dans le Code Civil le crime d’avortement. Puis en 1920 lors de l’après-guerre, une loi est votée interdisant l’avortement en France. La contraception est également passible d’une amende, ou d’une peine de prison. Le gouvernement espère ainsi augmenter le taux de natalité.

Alors, comment faisaient les femmes ? Elles recouraient à toutes sortes de procédés : ingurgiter des produits toxiques du genre chlorate de potassium, détergent, eau oxygénée, vinaigre, quinine (avec pour seul résultat de se rendre malades) ou introduire plus ou moins adroitement dans l'utérus une aiguille à tricoter, baleine de parapluie... A côté de ces objets artisanaux, il existait des "sondes" manipulées par les faiseuses d’anges (nom donné aux avorteuses) : une fois dans l'utérus, elles finissaient par déclencher une infection, un saignement, et la femme se présentait aux urgences de l'hôpital dans l'espoir de subir un curetage. Mais les médecins apprenaient au cours de leurs études, à dépister les « avortements criminels» et à les distinguer des avortements spontanés. Ils essayaient malgré tout d'empêcher les patientes de mourir ; mais si curetage il y avait, c'était sans anesthésie pour les punir. En 1942, l’avortement est déclaré “Crime contre l’État”. Les femmes y ayant recouru ou l’ayant pratiqué seront condamnées à la peine de mort. Marie Louise Guiraud, une faiseuse d’ange est guillotinée sous le gouvernement de Pétain. En 1956, certaines statistiques évaluaient à 800.000 le nombre d'avortements clandestins, et à plus de 10.000 le nombre de mortes (par infection, embolie, hémorragie...). Sans parler des séquelles, dont la stérilité.

Comment justifiait-on cette situation ?
Officiellement, c'était par "respect pour la vie dès la conception". Mais sous cet angélique principe se cache la volonté de river les femmes à leur destin de reproductrices. Les femmes servent l'idéologie nataliste, qui s'appuie sur des bases religieuses, ou patriotiques (renforcer la nation française face à l'Allemagne, puis face aux diverses immigrations).

La France est à la traîne dans la lutte pour la diffusion de la contraception et la dépénalisation de l'avortement : le Planning familial anglais est fondé dès 1921 ! Il faut l'action de personnalités comme Simone de Beauvoir (Le Deuxième sexe, en 1949, décrit les horreurs de l'avortement clandestin), puis de gynécologues comme Marie-Andrée Weill-Hallé et Suzanne Képès, pour fonder en 1960 le Mouvement Français pour le Planning Familial (MFPF), qui ne pouvait, à l'époque, que donner plus ou moins clandestinement des informations sur les contraceptifs. Rappelons que cette même année, 1960, la pilule était légalisée aux USA !

Peu à peu, lors des années 60, les arguments en faveur de la contraception et de la dépénalisation de l'avortement gagnent toutes les couches sociales, politiques et même religieuses. En 1967, Lucien Neuwirth, un gaulliste, fait voter une loi autorisant la contraception prescrite par un médecin.

Puis sous l'impulsion de mai 68 s'épanouit un mouvement féministe multiforme qui prône la liberté sexuelle, avec des groupes de femmes décidées à prendre leur vie en main dans tous les domaines (vie quotidienne, sexuelle, santé...). En 1971, le journal « Le Nouvel Observateur » publie « le manifeste des 343 » rédigé par Simone de Beauvoir. C’est une déclaration signée par 343 femmes qui annoncent qu’elles ont eu recours à un avortement au cours de leur vie. Elles demandent aussi la dépénalisation de celui-ci. Il est notamment signé par Gisèle Halimi, Catherine Deneuve et Jeanne Moreau.

Un procès en 1972 fait beaucoup de bruit : c’est le procès de Bobigny. Une jeune femme mineure âgée de 16 ans, Marie-Claire, a avorté après un viol. Marie-Claire, sa mère et les 3 femmes qui l’ont aidée à avorter sont poursuivies. Défendue par l’avocate Gisèle Halimi, la jeune fille est acquittée. 1972 est aussi l'année où des médecins se regroupent dans le GIS (Groupe d'Information Santé) et apprennent la technique d’Harvey Karman, l'inventeur américain de la canule souple avec aspiration douce par seringue. Ils publient le Manifeste des 331 "Oui nous avortons" (1973) et expliquent la méthode Karman dans un "Bulletin spécial" distribué aux femmes. (Cf. les images).

En 1973 est fondé le MLAC (Mouvement pour la Libération de l'Avortement et de la Contraception). Le MLAC et le MFPF pratiquent des avortements "Karman" et aident les femmes à aller en Hollande ou en Angleterre pour bénéficier de cette méthode (légalisé en 1967 en Angleterre, et toléré en Hollande).

Les femmes cessent d'être seules avec leur problème, elles veulent en parler, s'entraider, c'est une période foisonnante d'initiatives et d'audace. Il en reste quelques slogans : « Un enfant si je veux quand je veux », « C'est tellement plus chouette de vivre si l'on est désiré »… Et quelques films : Y a qu'à pas baiser (C. Roussopoulos, 1971) Histoire d'A (C. Belmont et M. Issartel, 1973)

Sous la poussée de ces mouvements et de l'évolution de l'opinion, le président V. Giscard d'Estaing, demande à Simone Veil de défendre une loi dépénalisant l'avortement. En 1975, la loi Veil est publiée au Journal Officiel après de longs et violents débats au sein de l’Assemblée Nationale. L’IVG peut être pratiquée par un médecin avant la fin de la 10e semaine de grossesse.

Mais qui va obliger les médecins à mettre en place les structures adéquates ? Les médecins ont droit à une clause de conscience et les choses ne vont pas vite : en 1979, sur 1060 établissements publics, seuls 315 font des IVG. Des groupes de femmes continuent donc à pratiquer des avortements et à accompagner les demandeuses en Hollande et en Angleterre. Des procès ont lieu pour pratique illégale. A chaque fois le MLAC en fait une tribune pour dénoncer les obstacles à une véritable libération de l'avortement. En 1979, des Centres d’IVG sont créés pour permettre de recourir à l’avortement dans un lieu approprié. Puis en 1982, la loi Roudy prévoit le remboursement de l’IVG par la Sécurité sociale.

10 ans plus tard en 1993, le délit « d’entrave à l’IVG » est créé par la loi Neiertz. Le fait de tenter d’empêcher une IVG est passible de 2 ans de prison et 30 000 euros d’amende. En 2001, Les mineures acquièrent le droit d’avorter sans autorisation parentale.

Depuis 2013, L’IVG est remboursée à 100 % pour toutes les femmes. La contraception devient gratuite pour les filles de 15 à 18 ans. En 2014 : La notion de « détresse » pour une personne voulant avorter est supprimée et remplacée par « le droit à choisir ou non de poursuivre une grossesse ».

Chaque année en France, environ 220 000 personnes ont recours à l’IVG c’est-à-dire 1,5 % de femmes entre 15 à 49 ans par an, soit plus d’une femme sur 3 au cours de sa vie.

Qu’en est-il du reste de l’Europe ?
Les premiers pays d’Europe à avoir légaliser l’avortement dans les années 1930 sont la Turquie, la Pologne, le Danemark, la Suède, ou l’Islande ; mais uniquement dans certains cas particuliers (viol, menace pour la santé de la mère, risque de malformation du fœtus).

En Pologne, où la religion catholique est très présente, l’avortement agite le débat public. Même si la loi de 1930 existe toujours, les médecins la remettent en cause, au nom de leur religion. Une déclaration de foi a été signée en 2014 par plus de 3 000 pharmaciens et médecins catholiques qui s’engagent à refuser tout avortement et contraception. Selon les chiffres officiels, en 2013 seuls 752 IVG légales ont eu lieu (pour un pays de 38 millions d’habitants). Selon un rapport du Center for Reproductive Rights, entre 80 000 et 200 000 polonaises avortent chaque année dans la clandestinité. Fin 2016, le gouvernement conservateur envisageait la suppression totale du droit à l’IVG.

L’IVG n’est légalisée qu’à partir de 2017 au Portugal et 2018 en Irlande. Elle est toujours illégale à Malte. En Italie, environ 80 % des gynécologues refuseraient de pratiquer l’IVG en ayant recours à la « clause de conscience » prévue par la loi.

Et dans le reste du monde ?
Selon les statistiques des Nations Unies, sur 50 millions d’avortements pratiqués chaque année dans le monde, 40 % sont hors la loi. Et selon l’OMS santé, 13 % des morts maternelles sont dues à des avortements illégaux avec des méthodes dangereuses.

Parmi les pays arabes seul la Tunisie et la Turquie n’impose aucune condition à l’avortement. L’IVG est autorisée en Tunisie depuis 1973, et en 1965, une 1ère loi la légalisait pour les femmes ayant plus de 5 enfants. Au Maroc, l’avortement est interdit, sauf si la vie de la mère est en danger. Mais dans la pratique, il est plus ou moins toléré.

L’Histoire de l’avortement aux USA est un éternel aller-retour
Depuis 1973 le droit à l’avortement est protégé par l’arrêt « Roe v. Wade » de la Cour suprême et par le XIVe amendement. Depuis 1992, la Cour suprême reconnaît aux États les droits d’apporter des restrictions aux conditions d’avortement. Depuis 1992, environ 500 lois ont été adoptées dans les différents Etats pour réduire les possibilités d’IVG, par exemple les notifications parentales dans 33 états ou la notification à l’époux. Au fil des restrictions, dans certains États comme le Mississippi, le Nebraska, le Missouri, plus de 95 % des comtés ne compteraient plus aucune clinique pratiquant l'IVG. En mai 2019, le Sénat de l'Alabama vote la loi anti-avortement la plus répressive du pays. Elle fait encourir jusqu'à 99 ans de prison pour un médecin pratiquant l'IVG et aucune exception n'est possible en cas de viol ou d'inceste.

La lutte pour l’IVG est donc constante et continue en 2019 !

Alexane TOURNIER
Lille
Article paru dans la revue “Association des Gynécologues Obstétriciens en Formation” / AGOF n°18

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