Interview : Pr Emmanuel HIRSCH

Publié le 31 May 2022 à 10:06


Professeur d’éthique médicale, Université Paris-Sud – Paris-Saclay, auteur de Le soin une valeur de la République, Éditions Les Belles Lettres.

L’hôpital au service des valeurs d’humanité

À contre-courant de l’esprit du temps, dans l’espace du soin qui est trop souvent relégué à la périphérie des priorités politiques, s’inventent et s’éprouvent à chaque instant des formes d’engagement indispensables à l’expression et à l’exercice de nos valeurs démocratiques. Face aux vulnérabilités de la maladie et aux détresses qui affectent la personne dans sa dignité, des professionnels de santé ou du secteur médico-social, des volontaires associatifs s’efforcent de préserver une conception de la vocation et de la fonction soignante. Prendre soin, assumer en pratique les exigences de la care, c’est tenter de faire valoir les droits de ces personnes qui, dépourvues de cette ultime sollicitude, erreraient sans refuge, démunies et sans le moindre recours, jusqu’à ne plus avoir le sentiment d’exister, ni d’être reconnues quelque part au sein de la cité. Notre vie démocratique et une certaine conception du vivre-ensemble se reformulent, se réhabilitent et se renforcent ainsi, souvent aux marges, là où les fascinations et les performances biomédicales perdent parfois toute crédibilité. J’y vois l’expression remarquable d’une vigilance, d’une exigence soucieuse de la persistance de notre pacte social.

Ceux qui dénaturent les pratiques hospitalières
Ce simple constat justifie de contester le dessein et les stratégies de ceux qui s’acharnent à fragiliser par des arguments idéologiques infondés, peu recevables, et des décisions aux conséquences destructrices, les capacités de l’institution hospitalière à assumer la plénitude de ses missions.
Au-delà des contraintes de toute nature, y compris budgétaires, cette soumission systématisée aux règles d’une gouvernance d’entreprise et à des modalités d’évaluation des performances selon des critères trop souvent discutables – car inconciliables avec la prise en soin de situations humaines de vulnérabilité – dénature l’esprit du soin. Elle altère trop souvent, sans le moindre égard et parfois même avec violence, à la fois les cultures, les identités et les motivations professionnelles, les capacités d’initiative et d’intervention dans des domaines essentiels de la vie démocratique.

Paradoxalement, alors que les conditions de vie dans les pays économiquement développés, les politiques d’information et de responsabilisation des personnes, de prévention, ainsi que l’efficacité des traitements ont permis de surmonter certaines séquelles de maladies jusqu’alors incurables, l’accessibilité au système de santé est aujourd’hui affectée par toutes sortes de décisions et de contraintes qui contribuent gravement à en précariser les capacités d’intervention. Les décisions en deviennent sélectives, relevant de critères qui mettent parfois à mal les principes de notre démocratie sans qu’il soit considéré nécessaire d’en débattre publiquement, ne serait-ce que pour convenir d’une hiérarchisation nécessaire de choix limitatifs. Cette situation produit des injustices et des préjudices intolérables. Peuton se satisfaire de considérations qui induisent des mentalités, des logiques, des procédures et des orientations qui menacent de pervertir l’esprit du soin, de défigurer le visage d’un hôpital voué prioritairement à des enjeux de performance et de rentabilité trop souvent indifférents à la cause des plus vulnérables parmi nous ?

Une cohésion et une fierté bafouées
Au nom du dogme de l’efficience souvent sollicité pour cautionner des renoncements, les réorganisations, restructurations, redéploiements et autres modalités du management de terrain, redistribuent, répartissent, ventilent de manière indifférenciée des intervenants professionnels mis en cause dans leurs valeurs propres, leurs aptitudes, leurs qualifications. Ayant en fait le sentiment d’une disqualification, et d’être en quelque sorte les victimes expiatoires d’un contentieux dont ils ne maîtrisent pas les intrigues.
Ce reniement de ce qu’ils sont dans leur dignité professionnelle est éprouvé de manière d’autant plus injuste, que depuis des années les évolutions biomédicales rendues possibles par des professionnels motivés ont elles-mêmes radicalement bouleversé les pratiques afin de parvenir à davantage d’efficience.

Le discours managérial est repris comme un mantra qui pénètre l’espace du soin, façonne des modes de pensée, altère la qualité des actes, ramène les enjeux hospitaliers à l’obsession du quantitatif et du performatif, au point d’en paraître parfois caricatural ou alors tragique. Comme si le systématisme organisationnel incarnait en soi une vertu et générait les solutions adaptées dans un contexte où la relation interindividuelle, l’interdépendance ou tout simplement de principe de confiance avaient jusqu’à présent une évidente fonction structurante.

Il n’aura jamais été tant question dans le discours politique de care, de sollicitude, de compassion, de souci témoigné à l’autre, au moment précisément où cette exigence éthique s’avère chaque jour davantage incompatible avec des décisions structurelles qui fragilisent un système de soin mis en cause dans son identité et ses missions sociales.

L’accessibilité, la disponibilité et la permanence de l’accueil visaient à satisfaire une obligation impartie au service public hospitalier, souvent considérée emblématique de sa fonction au cœur de la cité. Qu’en est-il en pratique dans un contexte de restrictions et de contraintes peu compatibles avec les politiques à destination des exclus du système de santé, les demandes urgentes et complexes qui ne savent plus où aboutir, la continuité d’accompagnement d’un parcours de soin dont dépend si étroitement celui d’une vie ?

Des critères d’ordre essentiellement gestionnaire érigent des normes, façonnent des modèles, induisent des mentalités, produisent des indicateurs, soumettent à des évaluations qui trouveraient une pertinence dans un contexte également soucieux des valeurs du soins. En fait ces multiples prescriptions justifient des pratiques qui, sous couvert de « management raisonné », cautionnent nombre de mutations (où. De dérives) qui dévalorisent et dénaturent la fonction hospitalière. « L’hôpital entreprise », « l’hôpital haute technologie » est assigné, en dépit d’autres urgences humaines et sociales trop hâtivement évincées, à produire indifféremment « des biens de santé », à démontrer ses performances, à prouver sa compétitivité scientifique, à gagner en efficience, en rentabilité, au risque de ne plus être concerné que par une médecine dite d’excellence, accessible aux seules personnes en capacité de bénéficier des financements et des soutiens indispensables à un parcours de soin complexe et incertain.

Au moment où nombre d’efforts sont concentrés sur l’objectif de réduire les pratiques maltraitantes dans le champ du soin, ne serait-il pas paradoxal de refuser la moindre bienveillance précisément à ceux qui ont mission de l’incarner et de la mettre en œuvre auprès des malades qui se confient à eux ?
L’exemplarité a été pendant longtemps constitutive de la culture du soin, pour beaucoup acquise à travers un compagnonage propice à la transmission de bonnes pratiques. Les bouleversements cumulés intervenus dans les modes d’organisation de l’hôpital et dans les activités biomédicales affectent les modèles jusqu’alors reconnus, y compris au sein de la communauté médicale. Ils fragilisent les structures, évident de leur signification les idéaux forgés à l’épreuve de l’expérience pour vivre ensemble un projet porteur de cohésion et de fierté.

L’essence démocratique de la fonction hospitalière
On le constate, la technicité du soin semble dans bien des circonstances primer sur son humanité. La disponibilité à l’égard des personnes est reniée au bénéfice du temps consacré à la mise en œuvre des procédures et des protocoles, dans un contexte où trop souvent le rationnement entrave les capacités d’intervention. Cela au motif d’une exigence de rationalité dans l’organisation des fonctions et d’une adaptabilité des compétences à des métiers, des savoirs qui perdent ainsi leur identité.
Dans ce contexte de transformations précipitées, les légitimités semblent discutées et redistribuées au prétexte d’atténuer les « pouvoirs » et d’instaurer, par exemple, des relations plus équilibrées avec les personnes malades.

Les missions traditionnelles dévolues hier à l’hospitalité caritative doivent désormais se penser en termes d’urgence de la sollicitude publique, en des résolutions qui ne faiblissent pas lorsque des modèles imposés à marche forcée risquent de pervertir l’esprit même d’un investissement inconditionnel au service de l’autre, et de détourner les professionnels de leurs responsabilités. Aux visions et perceptions spirituelles de la maladie et du handicap, de la souffrance et de la pauvreté se sont substitué d’autres figures de la personne malade, reconnue dans de nouveaux droits consacrés par le législateur et soutenue dans ses aspirations par des associations militantes Il convient donc de saisir l’esprit d’une conquête qui engage en des termes actuels nos responsabilités dans la filiation de cette idée de l’hospitalité publique si difficile à sauvegarder aujourd’hui. Il n’est plus acceptable de se satisfaire de l’affichage de résolutions incantatoires et de ces mesures virtuelles, de ces effets d’annonce qui résistent rarement à l’épreuve du réel. À la déclamation de droits qui s’accumulent dans des textes législatifs ou réglementaires, je préfère l’effectivité de positions responsables. Je veux parler de celles qu’assument le moins mal des professionnels d’autant plus démunis en termes de réponses adaptées, dans un contexte où les promesses non tenues accentuent les ressentiments et les défiances.

Ayons-en conscience, au vif des enjeux les plus délicats de la vie en société, le soin est sollicité par des demandes et des attentes chaque jour plus fortes. Garants dans leur champ de compétence des valeurs démocratiques, en dépit des évolutions contraintes ce sont ces lieux du soin dans la cité qui accueillent les fragilités, les exclusions et les souffrances de la vie, mais également d’autres attentes ou d’autres espérances qui ne trouvent plus audience ailleurs. L’hospitalité y est vécue dans l’engagement éthique et pratique du soin. Cette mobilisation morale dans l’exercice du soin conteste un ordonnancement strictement gestionnaire ou une idéologie biomédicale trop souvent indifférente à d’autres considérations que les seules finalités de sa productivité en termes de publications scientifiques et d’innovations au statut parfois bien équivoque. Elle porte certainement aujourd’hui le ferment d’un renouveau de la pensée soignante, ce qui explique avec quelle réticence on lui concède une reconnaissance politique. Face aux plus hautes vulnérabilités de l’existence, au-delà de la simple négligence une telle posture est parfois interprétée et éprouvée comme un déni d’humanité.

Notre démocratie devient plus vulnérable encore lorsqu’elle déconsidère ses devoirs d’humanité et renie certains principes constitutifs du pacte républicain. Je suis persuadé que défendre une conception éthique du soin à l’hôpital, c’est reconnaître sa position symbolique en termes d’expressions de nos valeurs d’humanité, son expertise au cœur de la vie sociale, sa signification également du point de vue de l’implication sans relâche de ceux qui l’incarnent au quotidien et tentent d’en préserver l’esprit. Les compétences souvent à la pointe des avancées technologiques qui sont mises en œuvre, les expressions de sollicitude témoignées dans les circonstances de fragilités et de souffrances, sont constitutives des principes auxquels notre démocratie est la plus attachée, ceux dont elle a le plus besoin aujourd’hui. Il me paraît donc indispensable d’y puiser une intelligence sensible du réel, une qualité d’implication, une capacité d’initiative et d’innovation ; autant d’expériences de responsabilités en acte qui puissent enrichir notre démocratie et nous permettre de mieux penser ensemble notre devenir.

N’y a-t-il pas dès lors urgence à mieux comprendre l’essence démocratique de la fonction hospitalière, ce en quoi l’engagement hospitalier peut servir notre démocratie et en prendre soin ?

Notre démarche
Penser ensemble les valeurs engagées de nos institutions

Hospitalité, sollicitude, solidarité et justice
L’engagement et la responsabilité assumés dans les multiples domaines de compétences que recouvrent les pratiques du soin et d’accompagnement, à l’hôpital ou dans les établissements médico-sociaux, témoignent d’une attention portée aux droits de la personne. Cette sollicitude s’avère d’autant plus exigeante en situation de vulnérabilité.
Au service de la personne, les professionnels, les membres d’associations, les bénévoles et les proches intervenant dans les champs du sanitaire et du médico-social incarnent des valeurs d’hospitalité, de sollicitude, de solidarité, de justice et d’inclusion.
Leur souci du bien commun renforce le lien social, ce qui permet de faire société. Au-delà de ces quelques affirmations liminaires justifiant approfondissements et pondérations, ne convient-il pas toutefois d’interroger les valeurs constitutives du soin et de l’accompagnement en ce qu’elles représentent aujourd’hui dans la vie démocratique ? En proposant cette Charte Valeurs du soin et de l’accompagnement en institution, l’Espace de réflexion éthique de la région Île-de-France contribue à une concertation nationale nécessaire visant, au plus près du terrain, au renforcement d’une réflexion éthique impliquée.
Au moment où le débat public en France porte sur la refondation des valeurs du vivre-ensemble, la signification de l’engagement dans le soin et l’accompagnement de la personne que défendent et assument au quotidien les professionnels, les militants associatifs, mais tout autant les personnes malades et leurs proches, se doit d’être pensée, analysée, discutée et mieux reconnue.
La démarche que nous proposons vise à susciter - ou du moins à aviver - une dynamique de la réflexion partagée.
Elle est devenue indispensable à l’heure où la médicalisation ou « l’institutionnalisation », souvent par défaut, de questions de société, tout autant qu’une approche essentiellement gestionnaire des choix, pourraient inciter à se désapproprier de la culture du soin comme de celle de l’accompagnement, et ce faisant à déserter le champ des valeurs et à renoncer aux responsabilités dont il nous faut être les garants. Que signifie soigner l’autre et l’accompagner, lui consacrer une attention dans un contexte où l’individualisme, la solitude, la culture de l’instant présent semblent altérer les principes qui rassemblent et unissent autour de valeurs partagées, voire d’une certaine idée de la fraternité ? Il convient de rappeler que l’expression d’une considération « humanitaire » accordée à l’autre en situation de péril ou de précarité extrême est intervenue dans le champ des pratiques soignantes. Elle est même parvenue à imposer aux responsables politiques une conception inédite du « devoir d’ingérence » en référence à des valeurs d’universalité.

Des lieux emblématiques de la vie démocratique
Dès lors quelques questions nous paraissent à la fois recevables et justifier des approfondissements.
Si l’on se réfère aujourd’hui aux valeurs de la République, que signifie cette préoccupation s’exprimant dans les actes du soin et de l’accompagnement, comment la comprendre et à quelles responsabilités nous engage-t-elle ?
Les valeurs du soin et de l’accompagnement, si souvent invoquées, sont-elles une réalité, une effectivité ? Quels en sont les fondements et leur expression tangible dans les pratiques ?
En quoi le soin et l’accompagnement constituent-ils encore au cœur de la démocratie un « idéal » susceptible d’inspirer, voire de restaurer une conscience de l’autre, une confiance en l’autre que semblerait consacrer la notion de care tellement sollicitée et pourtant rarement intégrée à nos choix politiques ?
L’affirmation par les personnes malades de la reconnaissance de leur droit à être respectées dans leur expertise propre, dans leur conception de ce qu’elles privilégient et à quoi elles aspirent, constitue un enjeu déterminant dans une nouvelle forme de partenariat, y compris dans le champ de la recherche biomédicale.
L’attention portée à l’entourage de la personne, aux proches à ses côtés dans le parcours de soin et dans l’accueil en institution justifie, elle aussi, une approche personnalisée.
L’expérience du soin et de l’accompagnement, voire leur expertise, peuvent-elles produire un savoir, des repères, des lignes de conduite utiles au projet démocratique qu’il nous faut repenser ensemble ?
Nous avons la conviction que les espaces institutionnels que sont les hôpitaux et les établissements médico-sociaux constituent des lieux emblématiques de la vie démocratique, et que créer les conditions d’une concertation argumentée qui dépasse les seuls aspects de la maladie, des dépendances ou des contingences gestionnaires peut enrichir la société de questionnements qui font sens et s’imposent à elle aujourd’hui.
Cette charte s’inscrit dans la perspective d’une réflexion qui doit vivre et se développer dans nos institutions, afin d’assumer dans l’action des valeurs engagées.
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Article paru dans la revue « Intersyndicat National Des Praticiens D’exercice Hospitalier Et Hospitalo-Universitaire.» / INPH n°10

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