
Interview
Votre parcours
- Qu'est-ce qui vous a donné envie de choisir la médecine du travail, une spécialité souvent méconnue mais essentielle ?
J'étais initialement interne de médecine générale et ai fait un droit au remords après mon troisième semestre pour la médecine du travail pour deux raisons. La première était que l'activité de médecine générale était véritablement stressante pour moi. Des horaires et une cadence importantes, une forte pression de la part des patients, des incivilités récurrentes, la gestion des urgences, la peur constante de l'erreur, une charge administrative importante, qui faisait que même quand je rentrais (souvent tard) du travail, mon esprit se trouvait toujours au cabinet à me demander si je n'ai pas oublié de vérifier de potentielles interactions croisées, si je ne me suis pas trompé sur une posologie… Tous ces facteurs m'ont conduit a réfléchir sur ma réelle capacité à tenir ce métier pendant encore plusieurs dizaines d'années.
En bref, ça ne me correspondait pas.
La deuxième raison c'est que je retrouvais une certaine frustration intellectuelle à voir et revoir des pathologies qui auraient pu être évitées si une prévention primaire adéquate avait été mise en place. En quête de sens, d'une approche plus préventive et d'un rythme de travail plus adapté, j'ai choisi la médecine du travail.
Je tiens à souligner que ce choix n'est pas un renoncement, au contraire c'est un véritable engagement. La médecine du travail a des mérites très concrets, elle permet d'agir en amont des maladies, au plus près des situations de travail réelles, avec un effet de levier collectif rare en médecine. C'est une discipline transversale qui conjugue clinique, ergonomie, toxicologie, psychologie, droit du travail… et qui protège à la fois la santé des salariés et la performance durable des organisations. Surtout, elle m'a redonné du sens, on ne se contente pas de soigner les conséquences, on agit véritablement sur les causes.
- Votre double intérêt pour la santé au travail et pour l'intelligence artificielle est assez original : comment ces deux univers se sont-ils rencontrés dans votre parcours ?
C'est tout simplement que j'étudiais le sujet pour des projets personnels quand ces modèles étaient encore tâtonnants. Mais au fur et à mesure des années et de l'augmentation exponentielle de leurs capacités, il devenait évident que l'IA sera amenée à impacter la grande majorité des corps de métiers et donc la santé au travail. Je me suis alors dit que, si son déploiement à grande échelle en santé au travail est inévitable, autant essayer d'y contribuer à mon échelle.
Questions sur votre mémoire : IA et pratique médicale
- Votre mémoire explore l'utilisation du modèle o1 d'OpenAI pour analyser les préconisations des médecins du travail. Pourquoi avoir choisi ce modèle, aujourd'hui remplacé par GPT-5 ?
Tout simplement par ce que j'avais commencé à travailler sur mon mémoire fin 2024 et à ce moment-là, o1 était le meilleur modèle (et le seul modèle de raisonnement) que Openai proposait. Ça illustre bien la vitesse de croissance de ces modèles car on est passé de o1 à GPT5 en seulement quelques mois. D'ailleurs si on suit la loi de croissance exponentielle que ces modèles suivent depuis 2019, il se pourrait qu'on arrive à des modèles capables de rivaliser avec les humains sur toute tâche cognitive d'ici 2026-2027, selon les plus optimistes (ou pessimistes, tout dépend de notre regard sur la question).
- Le modèle o1 a montré une rigueur dans la détection des erreurs de formulation dans les préconisations émises par les médecins du travail. Au vu de vos résultats, pensez-vous qu'à l'avenir les LLMs pourraient aider les médecins du travail à formuler leurs préconisations de manière plus claire et juridiquement solide ?
La question n'est même pas là. Mon travail démontre que dès septembre 2024 l'IA pouvait tout à fait aider à la rédaction des préconisations de manière sécurisée pour améliorer la clarté des écrits et donc la communication avec l'employeur et donc améliorer notre démarche de prévention. Elle était aussi capable de détecter 100 % des ruptures du secret médical. Donc ça fait depuis plus d'un an que ces modèles peuvent déjà nous être utiles en pratique. Mais il fallait encore le démontrer. Et c'est sûrement le cas pour plein d'autres applications en santé au travail.
- Faut-il selon vous faire confiance à l'intelligence artificielle, ou au contraire la tempérer par le jugement clinique ?
Du moment que c'est l'utilisateur qui sera rendu responsable des conclusions émises par l'IA, il faudra systématique une évaluation et validation humaine. Mais d'un autre coté si nous avons des modèles démontrés comme sûrs, efficaces et qui surpassent l'évaluation humaine, alors des questions éthiques et déontologiques devront sûrement se poser à un moment donné.
Questions sur votre article : IA et risques psychosociaux
- Dans votre article « Les grands modèles de langage et les nouveaux enjeux psychosociaux au travail : un défi s pour la santé au travail », publié dans les Archives des Maladies Professionnelles, vous analysez les nouveaux risques psychosociaux liés à l'usage de l'IA au travail. Selon vous, quelle est la plus grande menace pour la santé mentale des travailleurs ?
L'arrivée au travail de l'IA peut perturber à la fois les organisation du travail ou même la nature du travail. Ainsi, la plus grande menace est une organisation de l'automatisation mal pensée. C'est-à-dire une organisation où les salariés concernés par une automatisation de certaines de leurs tâches ne sont pas intégrés dans la boucle décisionnelle. Quelles tâches valent la peine d'être automatisées ? Avec quels modèles ? Qui sera rendu responsable des erreurs ? Comment on détermine si des erreurs sont commises ? Comment détermine-t-on en amont ce qu'est un projet d'automatisation réussi ? Comment détermine-t-on les paramètres qui conduiraient à l'arrêt de l'expérimentation ?
Il faut garder à l'esprit que l'IA est un outils (pour l'instant) et qu'il faut adapter l'outils à l'Homme et non l'inverse passe aussi par la formation des salariés à l'utilisation sécurisée de cet outils.
- Vous parlez d'un risque de perte de sens et d'isolement lié à l'automatisation. Comment la santé au travail peut-elle accompagner ces transformations ?
Il n'y a pas que ces facteurs là à prendre on compte, on peut également parler de perte d'autonomie, de conflits de valeur, de surcharge cognitive, de l'insécurité de l'emploi, etc.
Le rôle de la santé au travail face à ce nouveau risque est double :
- Conseiller l'employeur en amont du déploiement afin de discuter des points organisationnels que j'ai cités plus haut afin de faire disparaître les risques psychosociaux ou du moins les atténuer autant que possible.
- Penser à poser la question de l'intégration de l'IA au travail et de son ressenti lors de la consultation afin de détecter et d'ouvrir la discussion sur un potentiel mal-être au travail déjà présent. Cela permettrait également de détecter des facteurs organisationnels qui pourraient devenir problématiques pour le salarié et ainsi de pouvoir agir dessus en amont.
- Pensez-vous que les médecins du travail doivent être formés à comprendre le fonctionnement des IA et leurs impacts psychosociaux ?
Absolument. Notre rôle est de conseiller les employeurs et salariés face aux différents risques liés au travail, nous nous devons donc de comprendre ce nouvel enjeux au même titre que nous devons nous former sur les risques chimiques et toxiques. Il faut garder à l'esprit que dans les années qui suivent ce sont des millions de salariés français qui seront exposés à ce nouveau risque.
Regards croisés et perspectives
- Votre mémoire et votre article se répondent finalement : d'un côté, vous montrez comment l'IA peut aider les médecins, de l'autre, comment elle peut fragiliser les salariés. Comment concilier ces deux réalités ?
Je ne pense pas que cela soit antinomique. Dans tous les cas il faut s'assurer d'avoir un modèle fiable pour la tâche demandée et que l'organisation de l'automatisation intègre les salariés concernés afin de prévenir les
RPS qui peuvent en résulter.
Aussi peut être que dans quelques temps les acteurs de la santé au travail disposerons d'une IA qui nous aidera à mieux appréhender ces risques pour les salariés. Qui sait ?
- Voyez-vous dans l'IA un outil de progrès collectif pour la santé au travail, ou un facteur de nouveaux déséquilibres, s'il n'est pas encadré ?
Cela sera clairement un grand facteur de déséquilibre s'il n'est pas proprement encadré. Les différents modèles d'IA ont des capacités propres très variées.
Je pense qu'au vu du risque d'utiliser un modèle non optimal en santé au travail, il est crucial d'étudier de manière extensive leurs capacités dans les différents champs de la santé au travail afin de savoir quels modèles sont fiables et sous quels paramétrages. Un bon moyen de le faire serait d'établir un benchmark de la santé au travail française, c'est à dire un jeu de données de santé au travail regroupant de manière exhaustive les différentes thématiques qui nous incombent (toxicologie, ergonomie, RPS, TMS, etc.) et déterminer quels modèles et sous quels paramètres sont capables d'y répondre au mieux, et s'ils arrivent à faire tout aussi bien que l'homme ou même mieux.
Si nous arrivons à créer ce benchmark et si nous arrivons à démontrer que certains modèles sont extrêmement bons et fiables en santé au travail, alors là on pourra parler de réel progrès collectif pour la santé au travail car cela veut dire qu'on sera en capacité de conseiller et- d'accompagner les salariés et les employeurs de manière plus efficace, efficiente et sécurisée.
- Enfin, après ce mémoire et cet article, quelle serait la suite logique pour vous : continuer la recherche sur l'intelligence artificielle ou retourner vers la pratique quotidienne du terrain ?
La suite sera de continuer de pratiquer tout en réfléchissant à de nouveaux moyens d'intégrer l'IA en santé au travail, d'aider à former les acteurs de la santé au travail sur cette question majeure, et d'accompagner au mieux les employeurs et salariés dans la transition technologique qui arrive.
Dr Charles BROUTIN
Auteur du mémoire : « L'intelligence artificielle en santé au
travail : un levier pour accroître la précision et la clarté des
préconisations médicales ? »
Et de l'article : « Les grands modèles de langage et les nouveaux
enjeux psychosociaux au travail : un défi pour la santé
au travail » (Archives des Maladies Professionnelles, 2025).

