
À l'occasion de la parution de son ouvrage Le cerveau des habitudes, nous avons eu le plaisir d'échanger avec le Professeur Pierre Burbaud, neurologue et professeur des universités – praticien hospitalier (PU-PH) à Bordeaux, spécialiste reconnu des mouvements anormaux et de la stimulation cérébrale profonde.
Alexandra DUPIC.- Pouvez-vous vous présenter ?
Pr Pierre BURBAUD.- Je suis neurologue, PU-PH, avec un parcours un peu atypique. J'ai commencé par des études de biologie animale, avec un master 1 d'éthologie et un master 2 de neurosciences. Ce n'est qu'à 23 ans que je me suis orienté vers la médecine. En parallèle de mon cursus médical, j'ai poursuivi une thèse de sciences. J'ai ensuite longtemps hésité entre la neurochirurgie, la psychiatrie et la neurologie, mais j'ai finalement choisi cette dernière spécialité.
Au fil de ma carrière, j'ai eu comme nombre de mes collègues hospitalo- universitaires une triple activité : médecin, professeur et chercheur. Je me suis spécialisé dans le domaine des mouvements anormaux et de la stimulation cérébrale profonde, en prenant en charge des patients atteints de maladie de Parkinson, de dystonies, de maladies neurodégénératives mais aussi de troubles neurodéveloppementaux comme le syndrome de Gilles de la Tourette. Il y a 25 ans, j'ai créé l'un des premiers centres en province spécialisés dans la prise en charge de ces patients. J'ai effectué mon activité de recherche pendant plus de 30 ans dans une unité CNRS de recherche expérimentale (Institut des maladies neurodégénératives de Bordeaux), travaillant à la fois sur le primate non-humain et l'homme.
Mes recherches ont porté notamment sur la physiopathologie des dystonies, de la maladie de Parkinson, sur la physiologie du cortex préfrontal chez le singe, et sur la physiopathologie des
troubles obsessionnels compulsifs. J'ai participé au développement de la stimulation cérébrale profonde pour ses différentes indications motrices (Parkinson, tremblement, dystonies) mais également au développement de cette technique dans le cadre du traitement des formes sévères de TOC et de syndrome de Gilles de la Tourette.
Je m'intéresse donc de façon générale à la neurologie comportementale, qui intègre la dimension cognitive et émotionnelle des maladies neurologiques.
Allant dans ce sens, j'ai créé, il y a quatre ans, une équipe mobile de neuropsychiatrie, dont une grande partie des consultations est consacrée aux troubles neurologiques fonctionnels.
A. D.- Pouvez-vous décrire les trois grandes parties de votre livre ?
Pr P. B.- La première partie sʼintéresse à la phylogenèse et à lʼontogenèse : lʼévolution du cerveau, son développement chez lʼenfant, et le rôle respectif des gènes, de la culture et des émotions.
La deuxième partie explore le processus de construction des habitudes, en mettant lʼaccent sur les structures cérébrales impliquées, en particulier les noyaux gris centraux et le cervelet.
Enfin, la troisième partie aborde ce qui nous distingue des autres animaux : le cortex, et surtout le cortex préfrontal. Jʼy développe lʼidée que la personnalité résulte de lʼensemble de nos habitudes. Il y a souvent une combinaison des facteurs innés et acquis participant à la construction de la personnalité, et cʼest particulièrement vrai dans le domaine de la pathologie. Par exemple, une personne présentant une vulnérabilité génétique à lʼanxiété pourra développer un trouble anxieux généralisé si elle évolue dans un environnement particulièrement anxiogène. Je recommande dʼailleurs à ce sujet le livre de Christophe André sur la Psychologie de la peur.
A. D.- Quʼest-ce qui vous a poussé à écrire ce premier ouvrage de vulgarisation scientifique ?
Pr P. B.- Je me suis toujours intéressé à la question de lʼinné et de lʼacquis, du poids respectif de la génétique et de lʼapprentissage. Cet intérêt a été renforcé par mes études de neurologie.
Ce qui est fascinant, cʼest que lʼêtre humain naît avec le cerveau le plus immature du règne animal – ce qui lui confère une incroyable capacité de développement. Jʼaime dire, de façon un peu caricaturale, que le bébé à la naissance nʼest « quʼune moelle épinière » : toutes les structures cérébrales sont en place grâce à la génétique, mais elles ne sont pas encore fonctionnelles. Ce sont les apprentissages, au fil de la vie, qui vont les rendre opérationnelles en construisant progressivement des circuits neuronaux et en installant des habitudes.
Une habitude, cʼest à la fois un savoir- faire et un savoir-être, construit par des apprentissages répétés. Près de 90 % de nos comportements reposent sur ces routines semi-automatiques que nous exécutons le plus souvent sans en avoir conscience. Nous ne pensons pas au fait que nous marchons ou que nous parlons : nous le faisons. Ces routines sont « semi-automatiques » car nous pouvons les contrôler volontairement, mais elles fonctionnent le plus souvent sans mobilisation de notre conscience. Ces mécanismes sont en grand partie sous-corticaux et reposent notamment sur les noyaux gris centraux. Dans les pathologies qui les touchent, comme la maladie de Parkinson, cette perte dʼautomatismes est manifeste : un patient en manque de dopamine doit penser consciemment à chaque geste.
En somme, la personnalité est le résultat de lʼensemble des habitudes que nous avons construites, quʼelles soient motrices, cognitives ou émotionnelles.
A. D.- Quel rôle joue le thalamus dans les apprentissages ?
Pr P. B.- Le thalamus agit comme un filtre vis-à-vis des informations que reçoit le sujet, protégeant en quelques sorte le cortex qui sans cela serait noyé sous lʼinformation. Toutefois, son rôle précis reste mal connu encore. Des études dʼimagerie fonctionnelle existent, mais il y a peu de données électrophysiologiques directes chez lʼhumain. Nos connaissances proviennent surtout de lʼétude des pathologies. Nous avons ainsi une compréhension bien plus fine de lʼactivité corticale que de lʼactivité thalamique.
A. D.- Le cervelet, au-delà de la posture et de lʼéquilibre, a-t-il aussi un rôle cognitif ?
Pr P. B.- Absolument. On sait aujourd ʼhui que des lésions cérébelleuses peuvent provoquer des troubles cognitifs. Dans la sclérose en plaques, par exemple, certaines études anatomo-cliniques ont mis en évidence des déficits cognitifs liés à des atteintes du cervelet. De même, certains patients atteints de dystonies génétiques présentent des troubles cognitifs discrets liés à un dysfonctionnement cérébelleux.
Le cervelet semble aussi impliqué dans la régulation des émotions. On peut le voir comme un système de correction et dʼanticipation de lʼactivité corticale : il affine en permanence les actions du cortex, avec une précision temporelle de lʼordre de la milliseconde (contre une centaine de millisecondes pour les noyaux gris centraux). Les ganglions de la base, eux, établissent des routines comportementales stables. Le cervelet, en revanche, ajuste et programme en continu, aussi bien sur le plan moteur que cognitif et émotionnel.
A. D.- Vous évoquez, dans votre livre, lʼévolution du cerveau humain à travers les siècles. Peut-on prédire son évolution future ?
Pr P. B.- Nous nʼavons pas de modèles fiables de prédiction. Mais lʼémergence de lʼintelligence artificielle pose question. Cʼest un outil formidable, mais il pourrait modifier nos comportements de manière profonde. Sʼil venait à suppléer trop tôt des fonctions cognitives – par exemple dès lʼécole primaire –, cela pourrait freiner le développement de certains circuits neuronaux et, à long terme, entraîner une forme de régression cérébrale. Ce nʼest encore quʼune hypothèse, mais le risque mérite dʼêtre gardé à lʼesprit.
À la fin de mon livre, jʼévoque aussi le transhumanisme. Contrairement à lʼIA, qui est déjà parmi nous, le transhumanisme représente une menace plus lointaine, mais réelle, dont les enjeux se pose déjà !

Alexandra DUPIC
Interne en 4ème semestre
Paris

