
Médecin, Académicien, Humain
Alfred Spira (MD, PhD) est professeur honoraire de Santé Publique et d’Épidémiologie à la Faculté de Médecine de l’Université Paris Sud, membre de l’Académie nationale de Médecine. Chef de service à l’hôpital de Bicêtre, il a dirigé une unité de recherche de l’Inserm et l’Institut de Recherche en santé Publique (IReSP). Il a participé à de nombreuses instances scientifiques nationales et internationales. Il est, depuis janvier 2014, médecin bénévole du Secours populaire français et au Samusocial de Paris. Il défend une position pluridisciplinaire et politique de la santé publique, où chaque discipline apporte son regard critique et dialogue avec les autres, tout en gardant ses spécificités théoriques et méthodologiques. Il contribue à la prise en considération de la santé dans la dynamique sociale par de nombreuses interventions : articles dans la grande presse, émissions radio (Science culture) et télé (Journal de la santé), organisation de débats publics (les Jeudis de la santé avec Inserm, Institut Pasteur et Libération)
L’académie Nationale de Médecine a publié en juin 2017 un rapport intitulé « Précarité, pauvreté, santé » qui fut approuvé par une large majorité de ses membres. Ce rapport, structuré en 5 parties (état des lieux, dispositifs existants, pistes de réflexion, recommandations) se termine notamment par ces mots :
« Les personnes précaires et pauvres présentent des caractéristiques spécifiques qui justifient qu’au-delà des dispositifs socio sanitaires de droit commun et de l’important budget qui leur est consacré, elles bénéficient d’une attention particulière du point de vue médical et préventif ».
Alfred Spira est le rapporteur de ce travail. C’est lui que nous interrogeons aujourd’hui pour Le MAG.
A Monsieur Spira, cher confrère, comment est né ce rapport ?
J’ai une double appartenance : en premier lieu, en tant que médecin, à l’Académie nationale de Médecine, en deuxième lieu, en tant que bénévole, à des organismes en grande proximité avec les personnes en situation de précarité : le Samu Social de Paris et le Secours Populaire. Le médecin que je suis se trouve ainsi confronté à la réalité de situations médicalement et humainement insupportables.
J’entends par là l’absence totale d’accès au système de santé, le refus de soins par des confrères vis à vis de personnes bénéficiant de la CMU, même si cette situation va vers l’amélioration du fait de la possibilité de signaler ces refus au Défenseur des droits. Le CNCOM s’est d’ailleurs saisi de cette question et y travaille (NDLR : « L’Ordre des médecins, ayant appris que des médecins affichaient, sur des sites de prise de rendez-vous en ligne, leur refus de prendre en charge des patients attributaires de la CMU-C et de l’AME, tient à affirmer qu’un tel comportement est absolument inacceptable, tant sur le plan déontologique que moral »
A contrario, j’entends aussi par « situations insupportables » les attitudes de renoncement aux soins de plus en plus fréquentes et de plus en plus délétères pour les personnes concernées...
Si le renoncement touchait auparavant l’accès aux lunettes et aux soins dentaires (des renoncements qui n’en sont pas moins préjudiciables car ils altèrent les possibilités d’intégration sociale et la qualité de vie), il englobe à présent les consultations chez le medecin spécialiste et même chez le généraliste. Environ 25 % à 30 % des personnes résidant en France retardent ou renoncent aux soins car ils n'en ont pas les moyens financiers. La santé n’est clairement pas au cœur des préoccupations des plus pauvres.
Concernant l’attribution de la CMUc l’automatisation et de l’aide complémentaire d’état, rappelons que le non recours aux dispositifs existants est très important, et ce pour des raisons complexes : ne comprennent pas, ne s’en préoccupent pas, se retrouvent dans une situation bouleversante avec une diminution brutale de leurs revenus du fait du chômage et un refus de se voir pauvre. Les participations forfaitaires et les franchises médicales qui frappent durement les personnes les plus pauvres et malades, celles souffrant d'affections de longue durée, et qui représentent environ 1,5 milliards d'euros par an, devraient être progressivement supprimées. L'accès aux médecins généralistes et spécialistes sans dépassements d'honoraires devrait être rendu possible pour tout le monde sur tout le territoire national. Dans ce cadre-là, l’application du 1/3 payant généralisé serait d’une grande aide
Enfin, ma position de médecin bénévole me donne à observer qu’en France, il existe véritablement des exclus de la santé (NDLR : « Français ou non, (en France) 5 millions de personnes sont exclues de la santé et ne doivent plus l’être », Dr Françoise Sivignon, Présidente de Médecins du Monde) [3]. Et cela aussi est insupportable. Outre les deux raisons évoquées en amont, il faut en souligner 3 autres :
• D’abord l’exclusion passive, par défaut d’accès aux droits : parmi les ayants droits potentiels, 2/3 des personnes n’ont pas recours à l’aide complémentaire santé, 1/3 n’ont pas recours à la CMUc. Pourquoi ? Parce que dans le fonctionnement de notre système de santé, l’accès aux droits au soin nécessite un cheminement d’une complexité, d’une étrangeté, et d’une opacité qui découragent (cf. Dossier « accès aux soins »).
• Exclusion par omission, au regard des actions de prévention (vaccinations, dépistages, information) qui n’atteignent les populations précaires que rarement voire pas du tout.
• Exclusion active, instrumentalisée, des Mineurs Etrangers Isolés de leurs droits fondamentaux par « utilisation » de la santé via le si décrié âge osseux
Or, il se trouve que les membres de l’Académie Nationale de Médecine sont très sensibles à l’état de santé des migrants et réfugiés et plus généralement des personnes pauvres ; un Colloque « Précarité, pauvreté et santé » avait déjà été organisé par l’académie de Médecine en collaboration avec le Secours Populaire Français le 07/10/2015. Il y a donc eu conjonction entre l’initiative d’un groupe de personnes qui se sont saisies du dossier de la santé et la précarité et le soutien de l’ensemble des membres de l’académie. Le rapport de travail que nous avons présenté à été approuvé à 63 %.
La conclusion de ce rapport « Des efforts particuliers doit être développées pour préserver la santé des populations les plus vulnérables » amène à des recommandations dont il nous semble que nous pouvons les résumer ainsi :
1) Optimiser ce qui est existant (notamment par la coordination des acteurs sociaux et de la santé impliqués dans la prise en charge des populations précaires).
2) Créer une véritable condition d’accès aux soins et à la prévention (la mesure phare étant la fusion des dispositifs existants -CMUc, ACS, AME- et l’automaticité de leur attribution).
3) Reconnaître la spécificité de ces populations : Tant sociale (La précarité peut être la conséquence de nombreuses situations médicales (maladies chroniques, handicaps, troubles psychiatriques, personnes vulnérables et isolées), médico-sociales (déficits fonctionnels, dépendances liées à l’âge) et socio-économiques (exclusion sociale quelle qu'en soit la cause : perte de revenus, chômage, migration, familles monoparentales). Chez les migrants ou les populations déplacées, l’entrée en précarité est plus ou moins accentuée par leur culture, leurs difficultés d’usage de la langue française et leurs origines).
Que sanitaire (Parmi les plus précaires, le risque de dépression est multiplié par 2,4, celui de maladies métaboliques par 2,9, de maladie cardio-vasculaire par 1,4).
Et leur accorder une attention humaine particulière (« la vulnérabilité, l’inquiétude et la perte de dignité de ces personnes qui basculent dans la précarité »
Le risque de mortalité dépend très fortement du niveau absolu de ressources des individus, mais aussi largement de l’environnement social et économique ; les inégalités sociales de santé ne sont pas entièrement expliquées par l'effet de l'éducation et des conditions de travail. Pour les enfants, les conséquences de la précarité des parents sont nombreuses.
L’accès aux soins et à la prévention est une priorité ; bien entendu, la fusion des dispositifs existants et l’automaticité d’attribution aura un coût mais elle sera source d’économies car elle diminuera le retard au diagnostic et augmentera les chances de guérison. En fait, ce qui est une véritable dépense supplémentaire dans l’immédiat est à moyen et long terme bénéfique pour les individus et la communauté en termes de santé publique.
La situation telle qu’elle existe aujourd’hui n’est ni satisfaisante pour les individus ni viable pour la communauté : par exemple, nous ne disposons d’aucune information sur la couverture vaccinale des personnes arrivant en France dès lors qu’ils ne sont pas demandeurs d’asile. Or, les demandeurs d’asile ne représentent environ que 70 000 / 200 000 personnes arrivant en France chaque année et parmi eux, seuls 10 à 15 000 obtiennent une réponse positive à leur demande. Toutes les autres personnes ne bénéficient d’aucune surveillance médicale, et parmi elles il y a de nombreux enfants non scolarisés qui échappent totalement à la prévention et au suivi.
Médicalement, sans AME, ils n’ont accès qu’aux associations et aux PASS ; mais ne vont pas volontiers aux PASS car craignent qu’on ne leur demande leurs papiers, ce qui n’est en réalité pas le cas. Je me souviens d’une dame logée dans un hôtel du SAMU social à 200 mètres de l’hôpital Saint Antoine à Paris. Cette personne était dépressive et suspecte tuberculose pulmonaire. Néanmoins, elle ne voulait se rendre au PASS car elle craignait d’être dénoncée
C’est dans ce contexte que l’AME systématique prend tout son sens : pas de démarches, pas d’obstacle lié à la barrière de culture, de langue ou tout simplement au vécu antérieur.
Cependant, je pense qu'il faut mettre une condition de durée de séjour car ces dispositifs ne doivent pas s’enclencher pour les personnes de passage. On aborde alors le problème de l’homogénéisation de fonctionnement de l’accès aux systèmes de santé au niveau européen. Les personnes migrantes peuvent séjourner dans différents pays, une meilleure communication devrait faciliter leur suivi médical.
Mais pour que ce soit automatique, il faut d’abord les identifier : les demandeurs d’asile sont visibles, repérés, mais tous les autres sont invisibles : comment les identifier ?
Il faut œuvrer afin de les aider à se faire connaître auprès des services compétents, en particulier la Sécurité sociale.
Quel serait votre message aux médecins hospitaliers ?
A l’Academie de Médecine, nous défendons une médecine humaniste. Alors mon message serait : « Restons humains quelles que soient les contraintes budgetaires ».
J’ai en mémoire une réunion de pôle avec la Direction des finances de mon hôpital sur le sujet des frais médicaux impayés ; cette réunion se tenait en hiver, dehors il faisait froid et il avait neigé. Le directeur des finances posait la question : mais comment éviter les impayés ? c’est alors qu’une aide-soignante présente à la réunion a pris la parole : « La semaine dernière un SDF est mort devant la porte de l’hôpital ; personne ne travaille pour cela ». C’est cela la question.
Lutter contre toutes les inégalités, mettre en œuvre la solidarité, doter la puissance publique de moyens efficaces sont les objectifs d'une démocratie sanitaire souhaitable.
Protéger la santé, c'est-à-dire le bien-être de chacun est non seulement l'honneur et le devoir d'une nation, c'est aussi garantir sa richesse par la protection du bonheur d'être en bonne santé, par la préservation de la capacité de chacun à travailler et par le développement de services et de productions que la santé représente.
Références
[1] (III 1) Académie nationale de médecine, juin 2017 : Rapport précarité, pauvreté, santé, http://www.academie-medecine. fr/wp-content/uploads/2017/06/rapoort-Pr%C3%A9carit%C3%A9-pauvret%C3%A9-et-sant%C3%A9-version-21-juin2017-apr%C3%A9s-vote.pdf
[2] (III 2) Communiqué du 02/02/2017 : Refus de soins : l’Ordre va porter plainte contre les médecins annonçant leur refus de prendre en charge des patients attributaires de la CMU-C et de l’AME
[3] (III 3) CP 22/06/2017 MdM : INTEGRATION DE L’AIDE MEDICALE D’ETAT (AME) AU SYSTEME GENERAL Médecins du Monde se félicite des propositions de l’Académie nationale de médecine. http://www.medecinsdumonde.org/fr/actualites/france/2017/06/30/vers-un-acces-effectif-aux-soins-pour-tous
Ce que le rapport dit…
Le 20 juin 2017 l’Académie de médecine a adopté le texte du rapport intitulé « Précarité, pauvreté et santé » et dont le rapporteur était le Pr Spira. En voici les grandes lignes :
La précarité est l’incapacité des individus à jouir de leurs droits fondamentaux, en particulier dans le domaine de la santé. Pauvreté et précarité sont intimement liées. Il y a en France environ 9 millions de personnes vivant au-dessous du seuil de pauvreté, dont 3 millions d’enfants, 140 000 personnes vivant à la rue (les « SDF ») dont environ 32 % ont une ou plusieurs pathologies psychiatriques. La France accueille chaque année 200 000 migrants.
Parmi les plus précaires, la mortalité et la morbidité sont augmentées. La pauvreté et la précarité entraînent une moins bonne vaccination des enfants, des adultes en plus grande surcharge pondérale et qui consomment plus d’alcool et de tabac, et un risque accru de dépression et du risque suicidaire ; la participation aux dépistages des cancers sont plus faibles et les campagnes de prévention sont d’autant moins efficaces que le niveau de revenus est bas. L’accès aux soins et à la prévention d’une partie de la population est difficile, en particulier les personnes vivant à la rue, les personnes hébergées à l’hôtel par le Samu social (115), les gens du voyage (dont l’espérance de vie est diminuée de 10 ans), les migrants…
De très nombreux dispositifs sanitaires et sociaux ont été développés à destination des populations précaires : Aide médicale d’Etat, Couverture maladie universelle complémentaire, Aide complémentaire santé, Equipes mobiles psychiatrie précarité, Permanences d’accès aux soins de santé (PASS), Programmes d’accès à la prévention et aux soins gérés par la Agences régionales de santé, etc. De nombreuses associations humanitaires sont actives dans le champ de la santé et malgré le déploiement de moyens importants, la situation sanitaire des personnes précaires reste préoccupante.
De nouvelles initiatives doivent être encouragées pour que la santé ne reste pas une préoccupation secondaire pour les pauvres et les précaires, et pour favoriser la prévention. Des efforts particuliers doivent concerner les populations les plus vulnérables : chômeurs, personnes âgées, femmes enceintes et enfants, familles monoparentales, exclus sociaux, en facilitant l’accès aux mesures déjà existantes (en effet beaucoup de personnes en situation de précarité ne touchent pas les aides ou ne connaissent pas les dispositifs existants auxquelles elles auraient droit faute d’informations), en les coordonnant de façon efficace, et en développant de nouveaux moyens facilitant l’accès à la santé.
Des mesures appropriées sont recommandées concernant la coordination des actions dans ce domaine, la facilitation de l’accès aux droits, le recours à des technologies facilitatrices, le déploiement ciblé des richesses de notre système de santé. L’intégration de ces spécificités contribuera à faire de la santé un droit pour tous et à ce qu’il existe moins de personnes exclues de la santé.
Ce que le SYNPPAR en dit…
Il est extrêmement important et salutaire que pour un problème aussi grave, une institution aussi respectée que l’Académie de Médecine ait publié ce rapport.
Outre le fait que celui-ci dresse un état des lieux très préoccupant du lien existant entre pauvreté, précarité et le très important sur-risque de morbi-mortalité qui en découle ; nous pouvons, nous soignants, qui sommes confrontés au quotidien à ces situations dramatiques, nous interroger.
Comment dans la 5ème puissance économique mondiale, avec des dépenses sociales classées parmi les plus importantes du monde et qui se chiffrent en centaines de milliards d’euros chaque année, et alors que, lorsque qu’il l’a fallu dans d’autres situations, certains gouvernements n’ont pas hésité à sortir des centaines de milliards dans un pays pourtant décrits comme en « faillite » ?
Comment dans la patrie de Pasteur des enfants ne peuvent plus avoir accès aux vaccins ou même bénéficier des soins les plus rudimentaires ? Au-delà de son contenu propre, ce rapport pose la question d’une réforme visant une meilleure optimisation de notre système de santé et d’aides sociales qui à l’origine avait été mis en place pour tous et en particulier pour les plus démunis et qui actuellement, de toute évidence, ne remplit plus son office comme il le devrait.
Dr Alexandre ORGIBET
Psychiatre, PH à temps partiel
Président du SYNPPAR (Syndicat des PHs à temps partiels / www.synppar.com) VP INPH
Article paru dans la revue « Intersyndicat National Des Praticiens D’exercice Hospitalier Et Hospitalo-Universitaire.» / INPH n°11

