
La réalité aujourd'hui – le groupe de travail inter-URPS
En préambule à cet article, je tiens déjà à avertir les lecteurs : celui-ci sera forcément incomplet et animé d'une « nonneutralité » évidemment bienveillante. On ne peut lancer un sujet sur ce thème sans s'impliquer personnellement et, de facto, éviter une part de subjectivité et de sélectivité.
Contrairement à mon habitude (et à Martin Winckler dans l'École des soignantes), j'ai volontairement utilisé le masculin en parlant des soignants de tous sexes et de tous genres.
En dehors des éléments chiffrés issus des études et des témoignages de faits réels, ce texte est avant tout l'opinion d'un soignant impliqué et dont l'ambition avouée est de contribuer au bienêtre de tous les soignants. Nombre de mes affirmations sont donc forcément sujettes à caution. Je suis ouvert à tout débat mais la seule chose que je ne pourrai admettre serait un déni de la réalité.
J'appelle ainsi de mes vœux vos contributions, collègues libéraux, internes, CCA, hospitaliers. Notre grande famille de l'EDN n'est pas épargnée et j'espère sincèrement que vous trouverez la force et le temps de contribuer, à travers les différents numéros, à libérer une parole étouffée depuis trop longtemps.
Des chiffres
Le constat est alarmant et personne n'est épargné, le suicide récent et médiatisé de deux de nos collègues PU-PH sur leur lieu de travail le révélant bien. Parfois évoqué, rarement chiffré, il me semblait donc utile de commencer en confrontant la perception que nous pouvons tous avoir de la réalité à quelques chiffres issus d'études sérieuses de grande ampleur.
Concernant les soignants en formation : Une enquête menée par l'ANEMF en 2017 a été suivie d'une étude plus formalisée en 2021, confirmant les données de 2017.
• 52 à 62 % présentent des symptômes anxieux
• 25 % présentent un épisode dépressif caractérisé
• 67 % sont en burn-out
Concernant les soignants libéraux : La première étude d'ampleur a été menée suite à la pandémie de COVID.
• Un soignant sur deux déclare être ou avoir été concerné par l'épuisement professionnel
• 71 % des médecins libéraux ayant répondu souffraient de burn-out
• 46 % souffraient d'insomnies
• 27 % présentaient un syndrome dépressif
Enquête 2017 21 768 réponses seuils HAD > 7 Étude 2021 11 754 réponses seuils HAD > 7 Étude 2021 11 754 réponses seuils HAD > 10 Symptômes anxieux (HAD) 62.2 % 75 % 52 % Symptômes dépressifs (HAD) 27.7 % 39 % 18 % Épisode dépressif caractérisé - 25 % 25 % Idées suicidaires 19 % 19 % Burn-out (MBI externes + internes) - 67 % 67 % Burn-out (MBI 1er cycle) - 39 % 39 % Humiliation - 23 % 23 % Harcèlement - 25 % 25 % Agression sexuelle - 4 % 4 %
Les causes en sont diverses, certaines triviales, d'autres plus subtiles.
Pour les soignants en formation, dans l'étude de l'ANEMF, étaient associées à la présence d'un épisode dépressif caractérisé : le temps de travail (>20h pour les externes, >50h pour les internes), l'humiliation, le harcèlement, les agressions sexuelles et les difficultés financières. Seul le fait d'être en couple était un facteur protecteur. 72 % du harcèlement, des violences sexuelles et des agressions étaient le fait de soignants (dont 60É% de médecins thésés) et 76É% avaient lieu à l'hôpital.
Notons surtout que 51É% ne se sont confiés qu'à leur entourage, que 18É% ne se sont confiés à personne et que seuls 14É% se sont tournés vers leur association, 2É% vers le corps enseignant et 0,6É% vers des dispositifs de prévention dédiés.
Pour les médecins libéraux, une étude comme celle de l'ANEMF n'a, à ma connaissance, pas d'équivalents mais, en recoupant les nombreuses enquêtes qui ont eu lieu, on voit que les éléments de l'étude ANEMF se retrouvent presque naturellement : le temps de travail > 50h, le harcèlement par les tutelles, la violence et les agressions physiques ou verbales de la part des patients et de leur entourage, les difficultés financières, les conditions de travail (absence de secrétariat) auxquels s'ajoute le sentiment de perte de sens du métier.
Genèse d'un article, genèse d'une souffrance
Je prends le temps de partager avec vous la genèse de ce dossier car elle est édifiante.
J'ai commencé à prendre conscience de certaines racines du mal il y a déjà bien longtemps en lisant surtout les commentaires en ligne des lecteurs de différents articles parus dans la presse sur les revendications des médecins libéraux lors des négociations conventionnelles de 2011 et 2016. J'ai constaté que les mêmes propos revenaient en boucle : « Ils sont déjà bien payés, comment osentils se plaindre ? Vous connaissez le salaire moyen en France ? », « L'état leur a payé leurs études : ils doivent les rendre, c'est la moindre des choses », « Ils ne respectent pas leur serment « d'hypocrite »… (ah celui-là combien de fois l'ai-je lu…). Donc, lorsque l'on est un soignant en souffrance, sauf à se couper de tous les médias, on est exposé, qu'on le veuille ou non, toute la journée, à une forme de vindicte populaire très ambivalente car on lit aussi « les français aiment leurs soignants » ... il faut croire que qui aime bien châtie bien !!!
Mais ce qui m'a le plus choqué, c'est lorsque j'ai commencé à lire des commentaires hautains et péremptoires de certains médecins. Je pense que celui qui m'a le plus marqué est celui qui disait, en substance : « D'une génération pétrie d'humanisme, nous sommes passés à une génération qui revendique ses loisirs, ses 35 heures… quelle honte !! » qui a trouvé écho au très récent « 55 heures pour un médecin, ce n'est pas suffisant » de la bouche même de nos instances.
Donc, sans même se demander ce que ma génération de médecins pouvait vivre par rapport à la sienne, il se permettait de donner des leçons sans aucune empathie, sans même se poser la question… mais à quel genre de médecins avions-nous affaire ?
Lorsque j'étais interne, alors que nous venions d'obtenir le repos compensateur après la grève de 2001, j'ai vu traîner dans notre bureau un mail : « Pour organiser les conférences d'internat de la fac, demandez à vos internes, depuis qu'ils ont leurs "35 heures", ils ont largement le temps ». Il est édifiant de voir ce qu'une simple paire de guillemets autour de "35 heures" peut véhiculer comme ressenti.
En réalité, et j'ai mis du temps à le comprendre, j'étais surtout énervé et frustré de faire l'amer constat que les médecins semblaient ne pas saisir le concept de légitime défense et que personne du corps médical ne s'appliquait à répondre. Une partie de moi se considérait d'ailleurs comme tout aussi lâche car j'aurais pu commencer à le faire par une simple réponse aux commentaires mais était-ce la flemme ? La résignation ? Le sentiment de perdre du temps ? De me battre contre des moulins à vents ?
Démonter point par point les arguments qui tournent en boucle dans les médias serait pourtant tellement aisé en se contentant d'être simplement factuel.
À ce stade, cherchant une explication, je n'entrevoyais que deux possibilités : ou bien les médecins se croient au-dessus de cela (et ils ont bien tort) ou bien ils ont honte et estiment mériter ces reproches et je suis personnellement convaincu de ce dernier fait.
Il est incontestable que le syndrome de Stockholm et la culpabilité semblent extrêmement répandus chez les médecins :
• Est-ce la honte et la culpabilité de ne pas se montrer assez forts et bien organisés pour prendre tous les patients dans un délai raisonnable, pour répondre à toutes les sollicitations avec en distorsion cognitive principale « mais tout de même, j'ai le devoir d'être disponible pour les patients, c'est à moi de me mettre en quatre pour les soigner car sinon qui le fera ? ».
• Est-ce la honte et la culpabilité de gagner de l'argent en soignant les gens, voire sur le dos de leur santé ? On pourrait répondre qu'il ne s'agit pas de monnayer la santé, mais que le principe de mettre à disposition de la société une compétence durement acquise se paie, comme tout travail. Est-ce la peur de s'entendre dire qu'il est justement honteux de se plaindre de ce que nous gagnons alors que nous sommes dans les revenus les plus élevés ?
• Est-ce la honte et la culpabilité de parler de nos 10 ans d'études et des deux concours que nous avons passés ? Est-ce la peur de se voir opposer que c'est une chance que nous avons eu, et non un mérite ? Doit-on cautionner l'ambivalence que la France entretient visà-vis de la méritocratie ? Doit-on apprendre à nos enfants qu'il est donc illogique que les efforts ne soient pas couronnés de récompense et qu'il ne faut jamais être fi er de ses réussites ?
• Est-ce honteux de rétorquer ce que nous gagnons vraiment en rapportant nos revenus au temps travaillé ? Est-ce honteux de prendre en compte le niveau lui même honteux de notre retraite ? L'absence de couverture maladie sans souscrire à une assurance complémentaire ?
“ Il est incontestable que le syndrome de Stockholm et la culpabilité semblent extrêmement répandus chez les médecins... ”
Est-ce finalement honteux de prétendre à ce qui est juste ? Car la question, selon moi, n'est pas de savoir qui a tort ou qui a raison, mais de savoir ce qui est juste. Et, en réalité, il est fondamentalement injuste de laisser des mensonges se répandre sans au moins tenter de rétablir la vérité.
Fort heureusement, plus récemment, le code a changé. Ainsi, l'ancien ministre, François Braun, une semaine avant sa déchéance, s'était exprimé à l'Assemblée Nationale en démontrant que, non, les études des médecins n'étaient pas plus payées par l'État que toutes les autres études universitaires, et que, à l'inverse, le nombre d'heures passées par les internes à travailler et à faire tourner les hôpitaux les remboursaient largement. Je vous passe les huées d'une partie des députés et il est d'ailleurs édifiant qu'aucun média n'ait repris ces paroles… trop iconoclastes, sans doute.
Dans la même veine, d'autres voix ont commencé à s'élever et à lutter contre ces discours aussi mensongers que partisans : Le Dr Valérie Auslender, auteure de « Omerta à l'hôpital », livre qui libéra la parole des soignants en formation, le dessinateur VDC (avec une pensée pour Max), le groupe Médecins Pour Demain, l'économiste Fréderic Bizard, pour ne citer qu'eux. D'un seul coup, des soignants médusés voient la génération suivante se soulever et ne plus être guidée ni par la peur, ni par la honte… toute une génération de soignants qui commencent à prendre conscience qu'il est vital d'arrêter de se sous-estimer, de subir, de se résigner, de culpabiliser et de s'excuser d'être… des soignants.
Ce syndrome de Stockholm se surajoute, à mon sens, aux autres facteurs de souff rance et, pire encore, il est un facilitateur de souffrance et un frein au bien-être : bien qu'il semble y avoir une prise de conscience, on a malgré tout l'impression que les soignants ne se sentent toujours pas légitimes à revendiquer si ce n'est un bien-être, du moins un mieux-être. Ainsi, heureuse initiative, l'un des 4 critères de la certification périodique des médecins est… l'autosoin de soi !!!
Et la souffrance fait elle-même honte… et cela semble tellement ancré dans l'inconscient collectif du corps médical que, lorsque j'aborde maintenant explicitement le sujet, je sens bien une certaine gêne, voire une certaine résistance chez mes collègues, dont certains pourtant empathiques et dévoués… je me demande d'ailleurs si cette résistance ne traduit pas le fait qu'admettre cette réalité effondrerait leurs propres défenses.
En janvier dernier, j'ai discuté avec une collègue des chiffres sur la souffrance des internes. Sa réponse a été immédiate : « les internes ont de bien meilleures conditions que nous à l'époque ». S'en est suivi un dialogue de sourds, moi lui exprimant des faits (ils me parlent, ils évoquent leur mal-être) et elle comparant leurs conditions d'aujourd'hui à la façon dont nous étions traités (ou dont nous nous laissions traiter) hier. Chacun cherchait finalement à convaincre l'autre jusqu'à ce que je lui réponde « Donc, s'ils ne vont pas bien alors que, selon ton point de vue, leurs conditions sont meilleures que pour nous… cela ne veut-il pas tout simplement dire que nous nous sommes trompés et que leur mal-être vient d'ailleurs ? ». Mais, en attendant, que leur proposer ? Les secouer, leur donner un bon coup de pied aux fesses en leur rappelant la chance qu'ils ont ? Qu'importe la réponse que vous qui me lisez donneriez… la vraie question est la suivante : est-ce la réponse que vous feriez à un patient qui vient vous voir pour vous exprimer son mal-être ? Nos collègues en formation ou en exercice valent-ils moins que nos patients ?
Dernière anecdote et non des moindres : lorsque j'ai sollicité la FENAREDIAM et l'ANIDEN pour recueillir des témoignages, il a fallu près de 2 mois pour que les premières réponses arrivent mais, depuis, la parole se libère et je suis persuadé que la publication des premiers témoignages en entraînera d'autres. Il a certainement fallu à mes collègues (que je remercie) du temps pour se décider, de l'énergie et du courage pour mettre en mots leur souffrance qu'ils m'ont demandé de garder anonyme… j'avoue attendre, un jour, le 1er témoignage à visage découvert qui aura, je pense, un impact singulier et symbolisera une étape de plus vers la sortie du silence.
Pourtant, des initiatives existent, remarquables de bienveillance, d'investissement, menées par de belles personnes enthousiastes, mais force est de constater qu'elles restent confidentielles, ceci faisant écho au très faible chiffre de 0,6 % d'étudiants de l'étude de l'ANEMF qui se sont tournés vers des structures pourtant dédiées.
Merci d'avoir eu le courage de lire jusqu'ici ce long article introductif qui a l'ambition d'inaugurer non pas un dossier pour un simple numéro mais bel et bien une rubrique où, j'espère, se côtoieront des témoignages poignants et des perspectives enthousiasmantes comme l'entraide du CDOM ou l'Étincelle du soin née de la vision de notre consœur Lelia Bracco. Nous les attendons à l'adresse generationsendoc@gmail.com
Merci d'avoir eu le courage de lire jusqu'ici ce long article introductif qui a l'ambition d'inaugurer non pas un dossier pour un simple numéro mais bel et bien une rubrique où, j'espère, se côtoieront des témoignages poignants et des perspectives enthousiasmantes comme l'entraide du CDOM ou l'Étincelle du soin née de la vision de notre consœur Lelia Bracco. Nous les attendons à l'adresse generationsendoc@gmail.com
J'espère aussi que cette rubrique suscitera des vocations et des envies de consacrer un peu de son temps et de son énergie à contribuer à notre bien-être à tous… parce que nous le valons bien et que, forcément, plus on sera nombreux à s'y mettre, moins il y aura de travail pour chacun.
Certains d'entre nous vont donc être des pionniers : ils vont forcément essuyer les plâtres, mais ils auront aussi le plaisir et la liberté de façonner un projet à l'image de leur intuition en attendant que d'autres les rejoignent et les aident à le peaufiner. Ils n'en auront pas eux-mêmes bénéficié tout de suite mais ils pourront se dire : j'y étais ! Et rien n'est plus extraordinaire que de créer et de transmettre aux générations futures ce qui peut contribuer à leur bien-être et à leur épanouissement.