En 2018 l’incidence des cancers en France était de 382 000 cas (1).
Ces pathologies tumorales étaient la première cause de décès en 2017 (28 % des cas), légèrement au-dessus des pathologies cardiovasculaires (24 % des cas) (2).
Il est important par ailleurs de souligner un vieillissement de la population française avec un pourcentage de personnes de plus de 65 ans en 2020 de 20,5 % (il était de 19,5 % deux ans auparavant), situation qui explique les raisons d’une incidence plus importante de néoplasies (elles surviennent plus fréquemment chez des patients âgés) (3).
Dans ce contexte, différents types d’hébergement sont le plus fréquemment proposés aux patients recevant des soins dans le cadre de leur néoplasie : cliniques de soins de suite et de réadaptation, unités hospitalières, domicile.
Parallèlement il est important, lorsqu’on parle de cette problématique, de s’intéresser à une frange de la population française (les sans-abris) pour plusieurs raisons :
- Le fait que leur nombre ne cesse d’augmenter au fil des années (raisons économiques, politique migratoire notamment). En 2020, selon la fondation Abbé Pierre, 300 000 personnes vivaient dans la rue, et 4,15 millions étaient mal logées (4).
- Le fait que les sans-abris sont peu étudiés, et leur situation concernant la prise en charge de leur pathologie néoplasique reste souvent très confidentielle ou souvent pas du tout prise en compte par les soignants (5).
En conséquence nous avons voulu comprendre, au moyen d’une étude, les conditions d’hébergement, mais aussi le profil médico-social de ces patients sans abri porteurs d’un cancer.
Matériel et méthode
Nous avons effectué une étude quantitative rétrospective multicentrique et observationnelle qui s’est déroulé dans deux CHRS (centre d’hébergement et de réadaptation sociale) des Pyrénées Orientales.
Un médecin généraliste intervient bénévolement au sein de ces deux centres :
- Sur Céret qui est une ville de 7700 habitants avec des consultations réalisées de manière bimensuelle, CHRS qui héberge 40 résidents ;
- Sur Perpignan qui est une ville de 200 000 habitants avec des consultations effectuées de manière hebdomadaire, CHRS qui héberge 40 résidents tout comme Perpignan.
Notre travail a eu pour but de répertorier sur la totalité des consultations des patients ayant une néoplasie en cours de traitement effectuées dans ces 2 structures durant une période de 6 ans (entre 2015 et 2020).
Un fichier Excel a été secondairement réalisé pour chacun des patients consultés.
Ce tableau mentionne les éléments médico-sociaux (âge, sexe, nature de la néoplasie, addictions, hébergement proposé à l’issue de notre prise en charge) pour chacun des patients présentant un cancer.
Nous avons volontairement exclu de notre étude les patients ayant des cancers cutanés pour la simple raison qu’ils ne bénéficient pas dans la très grande majorité des cas de traitement complémentaire autre que la chirurgie.
Une déclaration de ce travail a été effectuée à la CNIL afin de nous mettre dans la légalité concernant ce type d’étude.
Résultats
Sur un total de 5734 patients consultés durant la période 2015/2020, 53 présentaient un diagnostic de cancer.
Parmi ces patients on note une faible proportion de femmes ayant une néoplasie (7 uniquement).
Dans un premier temps nous nous sommes intéressés à la répartition des patients porteurs d’une néoplasie en fonction de leur âge (tableau 1).
Secondairement, nous nous sommes intéressés à la nature des pathologies néoplasiques observées (tableau 2).
Par la suite, nous avons voulu connaître avec plus de précisions l’importance des addictions chez ces patients (tableau 3).
Pour finir nous avons voulu mettre en avant l’orientation secondaire de ces patients reçus en CHRS (tableau 4)
Discussion
A-À partir des données épidémiologiques
Dans un premier temps nous remarquons la faible proportion de femmes dans notre étude.
Cela tient essentiellement à plusieurs éléments :
- Le fait que les CHRS à l’origine de notre étude sont des CHRS mixtes, avec une promiscuité entre hommes et femmes qui est souvent mal vécue par la gent féminine qui est parfois harcelée ou menacée ;
- Le fait qu’il existe d’autres structures dans le département dédiées uniquement aux femmes qui vivent dans la rue (6) ;
- Le fait que la précarité est mieux prise en compte par les familles et les amis qui sont plus compatissants vis-à-vis de la situation d’une femme à la rue plutôt qu’un homme (7).
En reprenant le tableau 1, la tranche d’âge la plus impactée par les néoplasies dans notre étude est celle des 40/44 ans.
En reprenant les données de la littérature concernant les cancers, l’âge médian de découverte en 2018 chez les patients était de 73 ans pour l’homme et 77 ans pour la femme (8).
Cette différence s’explique par le fait que l’espérance de vie de patients vivant dans la rue est de 38 ans, alors que la moyenne nationale avoisine les 82 ans (8).
L’espérance de SDF est plus de 2 fois moins importante que celle des patients reçus au sein du cabinet.
Par voie de conséquence la proportion de résidents hébergés au sein des CHRS ayant plus de 40 ans reste faible.
D’autre part les rares patients âgés sans abris, même si leur nombre est peu important, trouvent souvent d’autres structures d’hébergement ou restent dans la rue plutôt que d’accepter une place au sein d’un CHRS pour plusieurs raisons (9) :
- Le fait que l’insécurité, le vol, et les risques de maltraitance soient plus importants. Ces situations sont souvent connues de ces derniers du fait de leur expérience (ils ont fréquemment subi une situation traumatisante au sein d’un CHRS pour un grand nombre d’entre eux), ce qui les incite à rester le plus souvent seuls dans des abris de fortune ;
- Le fait que ces personnes sont souvent prises en charge dans d’autres établissements (cas des EHPAD) du fait de comorbidités ne permettant plus de rester dans des structures médico-sociales comme les CHRS ;
- Une désocialisation plus importante de ces personnes qui ont perdu au fil des années les repères d’une société qui les a progressivement rejetés tant que le plan social que médical.
B-À partir des données médicales
Notre étude met en lumière deux types de cancers (cf. tableau 2) surreprésentés chez ces patients sans abris : les néoplasies pulmonaires et les néoplasies digestives.
Parmi les cancers les plus fréquents au sein de la population générale, les données de la littérature mettent en avant (10) :
- Chez l’homme en 1ère place le cancer de la prostate, 2ème place le cancer du colon, et 3èmeplace le cancer du poumon ;
- Chez la femme en 1ère place le cancer du sein, 2ème place le cancer du colon, et 3ème place le cancer du poumon.
Ces résultats diffèrent des nôtres pour plusieurs raisons :
- Tout d’abord en ce qui concerne les cancers du sein chez les femmes, le nombre de patientes incluses (7) dans notre étude est trop faible pour pouvoir en tirer des conclusions, et avoir une opinion fiable sur ce cancer chez cette catégorie de patientes ;
- Ensuite en ce qui concerne le cancer de la prostate, qui est celui qui est le plus fréquent au sein de la population générale, il est très important de souligner que l’âge médian lors de la réalisation du diagnostic est de 68 ans en 2018 (11), âge que de nombreux sans abris n’atteignent pas ce qui ne peut être pris en considération au sein de cette frange de la population ;
- En ce qui concerne le cancer du côlon, l’âge médian lors de la réalisation du diagnostic en 2018 était de 71 ans pour les hommes, ce qui conduit aux mêmes remarques que dans le cas du cancer de la prostate.
Tout aussi intéressant dans notre étude est l’importance du nombre de cas de cancer du poumon.
Ce résultat est à mettre en relation avec le tableau 3 concernant les addictions.
Ainsi, nous voyons que la consommation de tabac est très importante dans notre groupe avec 64 % des patients porteurs d’une néoplasie qui sont tabagiques.
En 2021 selon Santé publique France un quart des 18/75 ans fument quotidiennement, soit 12 millions de français, chiffres qui sont bien en dessous de ceux observés au sein de notre population (12).
Cela permet de mettre en lumière le fait que les patients sans abris ayant une néoplasie sont presque deux fois plus tabagiques que les autres.
Cette constatation permet de mieux comprendre les raisons pour lesquelles le cancer pulmonaire est plus fréquent au sein de cette frange de population.
Le tableau 2 met en lumière la présence une proportion importante de patients ayant un cancer digestif (cela n’inclus pas les cancers du colon qui sont des pathologies observées à la 3ème place au sein de la population générale) (10).
En fait une fois encore il est important de mettre en parallèle cette situation avec l’importance de l’alcoolisme au sein de la population de notre étude.
Ainsi, nous voyons que 34 % des patients ayant un cancer sont considérés comme alcooliques. Ce pourcentage permet de comprendre les raisons à l’origine du résultat obtenu chez nos patients, cela alors qu’au sein de la population générale les cancers digestifs autres que le cancer du colon n’ont pas la même fréquence :
- Du fait d’une proportion moins importante de l’alcoolisme au sein de la population générale. Même si la France est un des pays qui consomme beaucoup d’alcool (6ème place dans ce palmarès au niveau des pays de l’OCDE = organisation de coopération et de développement économique), la proportion de consommateurs réguliers en boissons alcoolisées est compris entre 7 et 12,6 % (13) ;
- Ce pourcentage est deux fois moins important que celui observé au sein de notre panel ;
- Du fait de la relation entre certains cancers digestifs et addiction alcoolique. La consommation d’alcool est responsable au sein de la population générale de 11 % de cancers chez l’homme et 4,5 % chez la femme (14) ;
- Parmi les néoplasies observées suite à une consommation excessive d’alcool, nous retrouvons au sein de la population générale sur le plan digestif différentes néoplasies (œsophage, foie et colon), ce qui permet de mieux expliquer nos résultats qui sont en adéquation avec ces données issues de la littérature (14).
C-À partir des données sociales
Le tableau 4 nous montre quelles sont les solutions d’hébergement qui sont apportées chez les patients sans abri consultés. Tout d’abord il est important de souligner que les CHRS sont des structures qui assurent un hébergement des patients sans abri de deux manières (15) :
- Soit en assurant un positionnement d’urgence au sein du CHRS suite à un appel au 115 qui est un numéro d’urgence gratuit qui positionne le sans abri dans une des structures accueillant ces patients ;
- Soit en assurant un hébergement sur une durée plus longue pour les résidents qui ont des projets de formation, un travail, une retraite peu conséquente, ou qui ont des problématiques de santé.
Cependant nous ne devons pas perdre de vue que, même si 26 % des patients ayant des cancers sont pris en charge dans ces structures, il ne s’agit uniquement d’établissements médico-sociaux non médicalisés ce qui est souvent très frustrant pour le personnel accueillant les patients ayant des néoplasies. En effet les conditions de soins, de restauration ne sont pas nécessairement en accord avec le protocole thérapeutique que doivent suivre ces résidents.
Dans 26 % des cas nous voyons également que les patients porteurs d’une néoplasie choisissent de rester dans la rue.
Ce choix est volontaire car ces patients refusent les contraintes sociétales, contraintes auxquelles ils ne veulent pas adhérer du fait de leur isolement social.
De plus certains ne souhaitent pas être intégrés dans une structure quelle qu’elle soit, car ils ont peur d’être jugés ou d’avoir honte de leur situation.
Dans 24,5 % des cas les sans abris sont orientés vers les lits halte soins santé (LHSS).
Ce sont des unités de moyen séjour qui permettent d’héberger les patients sans abris sur une durée maximale de 2 mois (16).
De ce fait les patients ayant une néoplasie ne doivent pas être pris en charge dans ces unités car ils ne répondent pas au cahier des charges.
En effet leur intégration nécessite le plus souvent des soins sur une période bien supérieure à celle des 2 mois accordés par l’ARS (Agence Régionale de Santé).
De plus la présence des professionnels de santé au sein des LHSS n’est assurée qu’en pointillé avec des professionnels de santé.
En effet ils sont absents la nuit et le week-end (cas des Pyrénées Orientales), ce qui peut freiner la prise en charge des patients ayant des néoplasies. Dans 15 % des cas les patients sans abris traités par les services d’oncologie sont orientés vers des unités de soins de suite.
Cette proportion est relativement faible, alors que cette solution semble intéressante pour ces patients.
En fait cette faible fréquentation s’explique par :
- Le fait que les sans abri ont des modes de vie qui ne sont pas forcément compatibles avec un hébergement au sein de ces structures. En effet des règlements appliqués à la lettre sont imposés à tout patient hospitalisé (répression stricte de toute addiction au sein des établissements, nécessité de s’adapter à des horaires fixes pour les repas et le lever...), ce qui n’est pas accepté par une majorité de sans abris ;
- Le fait que ces établissements sont gérés le plus souvent par des sociétés privées qui ne sont pas des philanthropes, et qui n’ont pas nécessairement la volonté d’accueillir des patients dont les droits sociaux peuvent être des contraintes car ils ne sont pas valides.
La réintégration de la cellule familiale est proportionnellement très faible (5,5 % des cas).
Cela s’explique par le fait que le plus souvent les sans-abris ont voulu couper les liens avec les parents ou la famille pour des raisons diverses, souvent conflictuelles.
De ce fait retourner vers ceux avec lesquels le patient a pu avoir des animosités est une épreuve que beaucoup refusent d’affronter. D’autre part ce cheminement a également pour conséquence de renier certains principes volontairement exprimés par le passé et pour lesquels ces personnes devront faire table rase.
Conclusion
Même si ce travail peut être critiqué pour plusieurs raisons (échantillon faible et pas nécessai-rement représentatif, consultations effectuées uniquement par un seul médecin généraliste qui peut avoir certains principes, interrogatoire sur les addictions qui est subjectif ), il a l’avantage de mettre en lumière une situation à laquelle tout médecin généraliste est confrontée : les conditions de prise en charge et d’hébergement du patient sans abri ayant une néoplasie.
Au-delà de notre étude nous voyons que ces personnes sont souvent « des invisibles » comme aime le faire remarquer Lajeunie C. (7).
Cependant il est important d’agir pour que ces patients puissent recevoir un traitement adapté à leur néoplasie au sein de structures adaptées à leur état.
Une solution existe les LAM (lits d’accueil médicalisés), mais leur déploiement reste très confidentiel (16).
C’est la raison qui doit nous conduire à agir pour que l’exécutif accepte de mieux étoffer cette offre qui est actuellement très insuffisante, cela d’autant plus que la frange de la population dans la rue augmente.
De plus elle est susceptible, dans un avenir plus ou moins proche, d’être une problématique difficile à gérer pour le médecin généraliste pour ces patients dont le nombre ne cesse d’augmenter.
Bibliographie
Pierre FRANCES, médecin généraliste. 1 rue Saint Jean Baptiste 66650 Banyuls-sur-mer
Arthur REGNAULT, médecin généraliste. 2 boulevard de la promenade 11220 Lagrasse
Robert GAUBERT, psychiatre. 53 avenue Jean Giraudoux 66000 Perpignan
Tara CHALAYE, interne en médecine générale. 34000 Montpellier
Victor CHENAL, externe. 34000 Montpellier
Julie SCHNEIDER, externe. 34000 Montpellier
Article paru dans la revue « Le Bulletin des Jeunes Médecins Généralistes » / SNJMG N°36