Cas clinique : kirikou n’est pas grand… …et plus très vaillant

Publié le 10 May 2022 à 16:44

Kirikou est un nourrisson de 7 mois. Il est le petit dernier d’une fratrie de 4 enfants. Ses parents et ses frères et soeurs sont en parfaite santé mais depuis quelques jours Kirikou, lui, n’est pas très en forme. Ses parents l’emmènent aux urgences car ils le trouvent pâle et de plus en plus fatigué. Il n’a pas eu de fièvre. Seulement depuis la guérison de sa varicelle de la semaine dernière, il joue de moins en moins et dort beaucoup. Il a eu la diarrhée 3 fois par jour pendant une semaine sans plus. Kirikou ne voit pas souvent le médecin sauf celui de la PMI. Sa maman a oublié certains rendez-vous et il est en retard pour ses vaccins. Il a toujours eu un appétit de moineau et n’accepte que le sein de sa mère. Pas moyen de lui donner un petit suisse ou une purée vous explique sa maman. « Moi je mange de tout mais mes enfants ont toujours eu du mal à commencer l’alimentation à la cuillère ». C’est vrai qu’il n’est pas bien grand ce Kirikou de 5,6 kg pour 61,5 cm. Votre examen vous confirme que Kirikou est apyrétique, somnolent avec une pâleur et pas de syndrome tumoral.

Quel est le principal diagnostic à suspecter en urgence ?
Leucémie aigüe. NFS et frottis sanguin à la recherche de blastes.

Quelles sont les urgences à éliminer en cas de découverte de leucémie aiguë ?

  • Secondaire aux cytopénies :
    -  Anémie aiguë profonde : risque choc hypovolémique.
    - Thrombopénie : risque hémorragique.
    - Neutropénie : risque infectieux, choc septique.
  • Syndrome de lyse cellulaire.
  • CIVD (coagulation intravasculaire disséminée).
  • Leucostase.
  • Syndrome de masse secondaire au syndrome tumoral (ex : masse médiastinal responsable d’un syndrome cave supérieur).

Kirikou a été très courageux et vous avez pu obtenir tout le bilan nécessaire aux urgences.

NFS :

  • Hb: 3, 3 g/dl
  • 900/mm3 PNN
  • 170 000/mm3 plaquettes
  • 20 % schizocytes
  • LDH élevés
  • Haptoglobine effondrée
  • Test de Coombs négatif

PANCYTOPENIE
Le biologiste vous appelle car il pense avoir vu des blastes sur le frottis. Kirikou a gagné un tour en ambulance et une visite dans le service d’hématologie après transfusion en urgence. Finalement les hématologues en relisant le frottis à tête reposée infirment le diagnostic de leucémie aiguë.
« Mais qu’est-ce qu’il a alors mon Kirikou ? ».
« Il a une anémie hémolytique mécanique (schizocytes et test de Coombs négatif) associé à une thrombopénie périphérique, Madame nous suspectons une MAT ».

ANEMIE HEMOLYTIQUE


Exemple de blastes au frottis sanguin
(www.hematocell.fr)

MAT Quésako ? : Syndrome de Microangiopathie Thrombotique
La présence de défaillances d’organe conforte le diagnostic, et permet parfois de redresser le diagnostic avec certains diagnostics différentiels.

Les deux principales formes de MAT sont :

1° Le purpura thrombotique thrombocytopénique : PTT
Il peut s'accompagner d'une atteinte multiviscérale avec souffrance cérébrale, rénale, cardiaque, digestive et surrénalienne.

Le PTT acquis : Résulte de l'existence d'anticorps dirigés contre la protéine ADAMTS13, responsable du clivage des multimères de facteur Willebrand (FW) de haut poids moléculaire. La dysfonction enzymatique aboutit à l'accumulation de multimères de FW mal clivés et hyperadhésifs responsables de la formation de microthrombi.
Le PTT héréditaire : Beaucoup plus rare que le PTT acquis, il s'observe chez l'enfant et le nouveau-né. Plus rarement, un PTT héréditaire peut se révéler au cours d’une grossesse. Il résulte de mutations des deux allèles du gène d'ADAMTS13. La maladie, initialement appelée syndrome d'Upshaw-Schulman, se transmet sur un mode autosomique récessif. 

2° Le syndrome hémolytique et urémique : SHU
Il est caractérisé avant tout par une atteinte rénale classiquement sévère et associée à une hypertension artérielle.

  • Le SHU peut s'associer à une gastroentérite à Escherichia coli (souche O157:H7 le plus souvent, sécrétrice de shigatoxine [STEC]), il s'agit du SHU typique ou SHU STEC+.
  • Plus rarement, le SHU ne s'accompagne pas de diarrhée ; il s'agit du SHU atypique (SHUa) d’origine génétique concernant des mutations de gènes de 3 protéines régulatrices de la voie alterne du complément.

Kirikou n’ayant pas d’atteinte rénale, malgré son histoire de diarrhée, le SHU semble très peu probable, orientant plutôt ses médecins vers un PTT.

Un bilan complet de MAT est réalisé :

  • Anticorps anti ADAMTS 13 négatifs, activité ADAMTS 13 normale.
  • Shiga toxine selles négative, pas de syndrome inflammatoire biologique.
  • Voie du complément normal.

Mais certains diagnostics différentiels de MAT sont trompeurs…

  • Syndrome d’Evans : anémie hémolytique auto-immune (AHAI) + purpura thrombocytopénique immune et parfois une neutropénie auto-immune.
  • Sepsis sévère.
  • Carence en vitamine B12.
  • Thrombopénie induite par l’héparine de type II.

« Tiens l’Acide Méthyl Malonique (AMM) urinaire est augmenté ».
Vers quel diagnostic différentiel de MAT est-on orienté avec ce résultat ?

=> Mais c’est bien sûr la pseudo MAT par déficit en vitamine B12

Petite histoire de la vitamine B12 (ou cobalamine pour les intimes)
D’où provient la vitamine B12 ou cobalamine ?

C’est une vitamine non synthétisée par l’organisme humain, exclusivement synthétisée par les microorganismes. Elle est absente du règne végétal à l’exception de certaines algues.
Elle nous provient essentiellement des protéines d’origine animale, en particulier : foie de veau (100 mg/100g) ; coquillages (10 à 15 mg/100g) et lait de vache 300 ng/100 ml.
Les apports recommandés sont de 0,5 à 1,5 mg/jour chez le nourrisson et de 3 mg/jour chez l'adulte.
Le stockage se fait au niveau hépatique : 1-3 mg correspondent aux besoins pour 3 à 6 mois.
Les animaux, eux, utilisent la vitamine B12 exogène et celle synthétisée par leur flore digestive.

Le métabolisme de la vitamine B12
Vitamine B12 et acide folique (B9) sont des cofacteurs essentiels et étroitement liés dans leur rôle dans la synthèse des acides nucléiques. Leur carence a des répercussions sur l’ensemble des tissus à renouvellement rapide, et en particulier le tissu hématopoïétique.

Pour les grands passionnés de la B12 : l’absorption et le transport de cette extraordinaire vitamine :
(sinon passez directement au schéma)

1°) Absorption

  • La B12 apportée par l’alimentation est dissociée de ses liaisons avec diverses protéines alimentaires par l’hydrolyse peptique acide dans l’estomac. Elle se lie d’abord à des haptocorrines qui sont des glycoprotéines produites par les sécrétions salivaire et gastrique.
  • Au niveau de l’intestin grêle, les haptocorrines sont dégradées sous l’action des protéases pancréatiques. La B12 est libérée et se lie au facteur intrinsèque (FI), glycoprotéine secrétée par les cellules pariétales du corps et du fundus gastrique.
  • Le complexe B12 – FI se fixe sur un récepteur spécifique appelé cubuline de la bordure en brosse des entérocytes de l’iléon terminal puis est endocyté et dégradé.
  • Dans l’entérocyte la B12 se fixe à un 3ème transporteur, la transcobalamine (TC), et le complexe B12 – TC est libéré dans le sang.
  • Le complexe B12 – TC est appelé holo transcobalamine : c’est ce complexe qui est reconnu par les diverses cellules utilisatrices de la B12.

2°) Le transport, assuré par des transporteurs spécifiques

  • La transcobalamine II (Tc II) fixe la B12 absorbée (on l’appelle alors holo transcobalamine II) ; ce complexe peut être rapidement endocyté par les diverses cellules utilisatrices (moelle osseuse, foie, glandes endocrines). Le complexe B12-TC II porte 5 à 25 % de la B12 plasmatique : c’est la forme active, qui permet une délivrance rapide aux tissus.
  • La Tc I (ou haptocorrine) et la Tc III. Ce sont des glycoprotéines ubiquitaires (120 kDa) produites surtout par les promyélocytes et myélocytes et l’épithélium des glandes exocrines.
  • La Tc I transporte les 3/4 de la B12 circulante, mais la distribue très peu aux cellules utilisatrices, forme de stockage.

Comment peut-on être carencé ?


Source : www.cmaj.ca

Pour résumer on peut être carencé en B12 suite à :

  • Apport diététique insuffisant.
  • Absorption gastrique ou intestinale défaillante.
  • Transport sanguin anormal.
  • Captation cellulaire anormale.


Tableau 1 : cause d'une carence en vitamine B12 adaptée selon Dali-Youcef2 et al et Andrès et al3

Et le traitement ?
En cas d’atteinte de l’intégrité iléale terminale (ilectomie, Crohn,...) : substitution parentérale (IM. ou SC. si diathèse hémorragique) obligatoire. En cas d’atteintes gastriques, manque d’apport et autres : PO, SC ou IM. Dans les atteintes gastriques, le système d’absorption par diffusion passive court-circuite le système d’absorption spécifique par les protéines transporteuses (y.c. le facteur intrinsèque).

En reprenant le dossier l’équipe tombe sur la courbe de croissance qui avait été consciencieusement réalisée aux urgences et qui confirme que Kirikou ressemble plus à nourrisson de 5 mois que de 7 :

Courbe de croissance
Il présente un retard de croissance staturo-ponderale.

D’ailleurs l’examen psychomoteur est lui aussi en décalage avec l’âge réel de Kirikou.

Sa maman se demande comment Kirikou a pu « attraper cette maladie ».

Carence d’apport chez les nourrissons

De façon physiologique les nouveau-nés ont un taux élevé de B12 durant la 1ère semaine de vie puis la concentration décroît (minimum au sixième mois de vie) pour atteindre les valeurs de l'adulte après l'âge de 2 ans.

La teneur du lait de femme en vitamine B12 varie selon le stade de la lactation :

Très élevée dans le colostrum (3 à 5 fois les taux plasma), il diminue progressivement et atteint vers la 3ème semaine d'allaitement environ le taux plasmatique. Les laits artificiels ont une concentration en B12 de l'ordre de 1,5 à 2 mg/l soit supérieur au lait de femme.

Les nourrissons de moins de 6 mois nourris au sein ont ainsi des taux sériques de B12 inférieurs (352 mg/l vs 662 mg/l ; p < 0.001) et une élimination urinaire plus importante d'acide méthylmalonique que les enfants du même âge nourris artificiellement.

La carence d’apport chez les nourrissons est ainsi la cause la plus fréquente de déficit en B12 dans les pays en développement. Le facteur de risque principal est un allaitement exclusif par des mères déficitaires en B12 (anémie de Biermer souvent infra-clinique ou végétalisme).
Il n’y a pas de manifestations prénatales (« pompage » foetal du peu de vitamine B12). L’âge de début de l’anémie se situe entre 4 à 10 mois en raison de la déplétion des stocks en B12. Cliniquement on retrouve un tableau bruyant, souvent brutal avec des manifestations neurologiques polymorphes (convulsions, thromboses) associées au tableau hématologique (anémie mégaloblastique).

Kirikou répond bien à la supplémentation. On explique à ses parents qu’il est vital pour lui de commencer la diversification et on réalise des analyses chez sa maman.
Ce bilan montre :

  • Une anémie macrocytaire.
  • AMM urinaire augmentée.
  • Homocystéine totale plasmatique augmentée.
  • Vitamine B12 très basse.
  • Anticorps anti Facteur intrinséques et anti cellules pariétales positifs.

La maladie de Biermer

Atteignant classiquement le sujet âgé, le tableau ne doit pas être écarté chez le sujet plus jeune. C'est la plus fréquente des anomalies carentielles vitaminiques. Survenant chez la femme le plus souvent, elle est due à une absence de sécrétion du facteur intrinsèque. Elle est actuellement reconnue comme une maladie auto-immune. Elle s'associe fréquemment à des maladies comme le vitiligo, thyroïdite auto immune, diabète.

Le tableau est très polymorphe cliniquement (anémie macrocytaire arégénérative, glossite, douleurs abdominales, anomalies du transit, déficit sensitio-moteur) mais la mégaloblastose médullaire est constante à la ponction-biopsie de moëlle.
Dans sa forme évoluée le tableau neurologique réalise une sclérose combinée de la moelle avec une quadriparésie associée à une incontinence. Ce tableau est généralement irréversible.

Risque tumoral : Prévalence : 1,25 % à 7,8 % d’adénocarcinome gastrique : Risque relatif 6,8 fois celui de la population générale. Surveillance par fibroscopie gastrique.

Diagnostic
Anticorps anti-facteur intrinsèque
: retrouvés dans 50 % des cas. Très spécifiques.

Anticorps anti-estomac (anti cellules pariétales) : observés dans 75 % des cas mais de spécificité moins bonne.
Le dosage de la gastrine qui est toujours augmentée en cas d'achlorhydrie.

Traitement : Recommandations administration vitamine B12
Vitamine B12 1000 μg/j per os à vie.
Vitamine B12 1000 μg IM/j 7 jours puis toutes les semaines/1 mois puis tous les mois à vie.
Si atteinte neurologique sévère, schéma initial IM renforcé (1-2 mg/j 1-3 mois).
Corriger carence en fer ou folates.

Pour ceux qui ont pris l’habitude de lire les articles en version courte « résumé, intro, conclusion » :

Kirikou avait un déficit en vitamine B12 par carence d’apport sur allaitement maternel exclusif d’une mère atteinte de maladie de Biermer révélé par un tableau de pseudo MAT associé à un retard staturopondéral et psychomoteur.

Cliniquement ça donne quoi une carence en B12 ?

  • Hématologique: anémie +/- macrocytaire selon l’association à un déficit ferrique, déviation droite (neutrophiles hypersegmentés), thrombopénie, voire pancytopénie.
  • Muco-cutanée : glossite, ulcères, vaginites et ictère (par l’hématopoïèse inefficace).
  • Neurologique : tableau neurologique aigu, polymorphe chez le nourrisson, paresthésie, ataxie, atteinte de la sensibilité profonde (sur sclérose combinée de la moelle épinière), polynévrite, possiblement troubles cognitifs.
  • Retard staturopondéral, stagnation pondérale.

Qu’est-ce qu’on retrouve au niveau du bilan biologique ?

  • Cyanacobalamines : basse ; reflet du taux total de vitamine B12 circulant dans le sang, lié aux protéines de transport.
    (Seule la fraction liée à la transcobalamine II, appelée transcobolamine, environ 6 à 20 %, est biodisponible et donc biologiquement active. Des faux positifs sont possibles si l’haptocorine est diminuée (grossesse), faux négatifs si elle est augmentée (néoplasies myéloprolifératives, hépatomes)).
  • Homocystéine totale plasmatique : augmentée
    (L’homocystéine est plus sensible que la cyanocobalamine mais moins spécifique. Il existe des faux positifs si carence en acide folique et vitamine B6. De plus son taux est augmenté en cas d’insuffisance rénale, de tabagisme actif, de consommation alcoolique ainsi que de café).
  • L’acidurie méthylmalonique : augmentée
    (Plus sensible que la cyanocobalamine (proche de 100 %), mais sa spécificité est également sujette à débat. Taux augmenté en cas d'insuffisance rénal).

Références

  • MAT : Collège d’hématologie en ligne.
    http://sfh.hematologie.net/hematolo/UserFiles/File/Micro-angiopathies%20thrombotiques.pdf
  • J.F. Benoist, DIU métabolisme.
  • G. Cheron, JTA 1995.

Héloïse Foucambert
Article paru dans la revue “Association des Juniors en Pédiatrie” / AJP n°16

Publié le 1652193845000