Les mesures de protection juridique
L’âge, la maladie, le handicap ou encore un accident peuvent altérer les facultés d’une personne et la rendre incapable de défendre ses intérêts.
Le juge des tutelles peut alors être saisi en vue d’instaurer une mesure de protection juridique par laquelle une autre personne est désignée pour protéger les intérêts de la personne vulnérable.
Le mouvement général de la législation en la matière a fait que le juge des tutelles est passé d’un juge de l’incapacité à un juge garant des libertés et protecteur des droits.
L’article 415 du Code civil, issu de la loi de 2007, insiste sur le fait de protéger la personne sans la diminuer. On ne parle plus de « majeurs incapables » mais de « personnes vulnérables ».
Il s’agit clairement de dire que la mesure de protection n’est pas une sanction mais une protection accordée aux plus faibles de nos concitoyens dans la limite de ce qui est strictement nécessaire.
La procédure de mise sous protection : la saisine du juge des tutelles
Le juge des tutelles est saisi d’une demande de protection :
- Soit par la personne à protéger elle-même ;
- Soit par son entourage familial (conjoint, partenaire de PACS, concubin, ascendants, descendants, frères/sœurs, personne entretenant avec le majeur à protéger des liens étroits ou stables) ;
- Soit par le procureur de la République. Il reçoit une requête en ce sens à laquelle est impérativement joint un certificat médical circonstancié établi par un médecin inscrit sur la liste du procureur de la République (gériatre, psychiatre…).
Le juge des tutelles saisi est celui du lieu de résidence de la personne à protéger.
Les professionnels qui entourent une personne ayant besoin de protection (assistante sociale, médecin, éducateur...) ne peuvent pas saisir directement le juge des tutelles. Ils doivent établir un signalement au procureur de la République (précisant l'identité de la personne, ses coordonnées, son entourage, sa situation financière, les faits ayant conduit à la demande de mise sous protection, etc.).
Celui-ci décidera de l’opportunité de saisir le juge des tutelles pour mettre en œuvre une mesure de protection juridique.
La requête transmise par le procureur de la République au juge des tutelles devra comporter : un certificat médical rédigé par un médecin habilité à cet effet (inscrit sur la liste établie par le procureur de la République), des informations sur la situation sociale et pécuniaire, et une évaluation de l’autonomie de la personne qu’il y a lieu de protéger, un bilan des actions personnalisées menées par ce tiers auprès de la personne qu’il y a lieu de protéger et toute autre information complémentaire que le procureur jugera utile.
En résumé, si un professionnel estime qu’une mesure de protection est nécessaire, il doit envisager de faire signer une requête à la personne susceptible d’être protégée ou par une personne proche de cette dernière. À défaut, son interlocuteur est le procureur de la République.
Puis, le juge des tutelles doit entendre la personne à protéger si son état de santé le permet. C'est le médecin expert qui indique si l'audition peut être préjudiciable à sa santé ou si la personne est hors d'état d'exprimer sa volonté.
L’audition peut se faire au tribunal ou sur le lieu de vie de la personne : à domicile, à l'hôpital, en maison de retraite, en prison…. L'assistance d'un avocat est possible mais non obligatoire. La personne à protéger va ainsi exprimer son avis sur le besoin de protection et la personne qui serait la plus à même de l’aider.
Le juge des tutelles doit également entendre la personne à l’origine de la demande de protection et le ou les candidats souhaitant être désigné pour assister ou représenter la personne à protéger
Le juge des tutelles peut également entendre toute personne pouvant apporter des informations sur la situation du majeur à protéger. Il peut adresser des questionnaires, ordonner une enquête sociale afin de recueillir plus d'éléments sur les conditions de vie du majeur à protéger, sa situation sociale et économique.
Dans tous les cas, un certificat médical circonstancié établi par un médecin inscrit sur la liste établie par le procureur de la République doit être joint à la requête.
Le site internet Maillage 75 met à disposition un guide de rédaction de signalement au Procureur dédié aux professionnels, à remplir en ligne (https://shorturl.at/nKVZ7).
Le choix de la mesure de protection
Le choix de la mesure de protection est guidé par les principes de nécessité, de subsidiarité et de proportionnalité.
En effet, une mesure de protection ne peut être envisagée qu’à la condition que la personne présente une altération de ses facultés mentales ou de ses facultés corporelles empêchant l'expression de sa volonté et l’empêchant de pourvoir seule à ses intérêts (article 425 du code civil). Seul un médecin inscrit est habilité à se prononcer sur l’existence d’une telle altération.
Au-delà de l’altération des facultés, le principe de nécessité impose de rechercher si la personne a besoin d’être protégée. En effet, toutes les personnes souffrant d’une altération de leurs facultés ne sont pas sous mesure de protection, et celles qui ont besoin de protection n’ont pas forcément besoin d’une protection dans toutes les activités.
Pour graduer cette protection, il existe différentes mesures : la tutelle, la curatelle, la sauvegarde, l’habilitation familiale.
La tutelle
la personne protégée est représentée par un tuteur qui agit à sa place, l’autorisation du juge des tutelles étant requise pour les actes les plus graves.
La mesure est prononcée pour 5 ans, voire plus de 5 ans lorsque le médecin expert précise que l'altération n'est pas susceptible d'amélioration eu égard aux données de la science.
C’est la mesure de protection la plus lourde : la personne perd sa capacité juridique. Par exemple, sa signature n'a plus de valeur pour l'acceptation d'un acte, qu'il s'agisse d'un acte d'administration ou d'un acte de disposition. C’est le tuteur qui décide et signe à la place de la personne.
Elle concerne à la fois les biens et la personne de la personne protégée, sauf décision contraire.
Important : Une personne sous tutelle conserve des droits en matière de choix personnels. Dans le domaine de la santé, le consentement de la personne doit toujours être recherché au maximum des possibilités. Le choix de son lieu de résidence, de ses relations ne relève pas de la mesure de tutelle.
Depuis la loi du 23 mars 2019, le droit de vote est désormais rétabli pour les personnes sous tutelle (ou maintenu lors du jugement initial).
À chaque fois que cela est possible, les décisions prises dans le cadre d'une mesure de tutelle doivent toujours prendre en compte l'avis de la personne quand elle peut l'exprimer. À défaut, les actions menées doivent être réalisées sur la base ce que la personne sous tutelle aurait souhaité avant de perdre ses facultés ou, en cas de handicap de naissance, dans le respect absolu de sa dignité.
La curatelle (simple, renforcée, aménagée)
La personne protégée est assistée par un curateur pour réaliser les actes juridiques les plus importants comme disposer de son logement par exemple.
Il s’agit d’une mesure qui ne sert pas à représenter le majeur protégé mais à l’assister et contrôler certains actes juridiques.
La curatelle simple
La personne à protéger accomplit seule les actes de gestion courante, dits actes d’administration ou actes conservatoires. Par exemple : gestion du compte bancaire, souscription d'un contrat d'assurance.
En revanche, la personne à protéger doit être assistée de son curateur pour des actes plus importants tels que les actes de disposition engageant le patrimoine d'une personne.
La curatelle renforcée
En plus des actes de disposition prévus dans la curatelle simple, le curateur procède à la gestion du compte bancaire de la personne protégée et règle ses dépenses.
Important à savoir, la curatelle renforcée est souvent mal vécue par les personnes protégées, car ils ne perçoivent plus leurs revenus eux-mêmes et ne les gèrent plus. C’est le curateur qui a la main sur les revenus de la personne protégée pour les gérer dans son intérêt. La personne protégée dispose le plus souvent d’une carte de retrait plafonnée.
La curatelle aménagée
Il s'agit d'une curatelle dans laquelle les actes que la personne peut faire seule ou avec l'aide de son curateur sont fixés par le juge. La curatelle est ainsi adaptée aux plus près des besoins de la personne à protéger.
La sauvegarde de justice autonome
Prononcée pour un an, renouvelable une fois, si la personne à protéger a besoin d'être protégée ponctuellement pour un ou plusieurs actes.
L’habilitation familiale
Elle a été instaurée en 2015 et a fait l’objet de modifications en 2019.
L'habilitation familiale permet à un proche (parent, enfant, grand-parent, frère, sœur, époux(se), concubin(e), partenaire de Pacs) de représenter ou d'assister une personne.
L'habilitation familiale permet à un proche (parent, enfant, grand-parent, frère, sœur, époux(se), concubin(e), partenaire de Pacs) de représenter ou d'assister une personne.
L'habilitation permet à celui qui représente la personne d'agir en son nom. La personne qui exerce la mesure d’habilitation n’a pas à établir de comptes de gestion (ce qui est différent de la mesure de tutelle).
Le mandat de protection future
Le mandat de protection future permet à toute personne majeure (appelée mandant) de désigner à l'avance une ou plusieurs personnes (appelée mandataire) pour la représenter le jour où elle ne sera plus en capacité de gérer ses intérêts. Le mandataire pourra protéger les intérêts personnels et/ou patrimoniaux du mandant.
Ce n’est pas le juge qui décide de cette mesure qui repose sur la volonté.
Pour le choix du représentant légal, le juge des tutelles tient compte des sentiments exprimés par le majeur à protéger lors de son audition, de ses relations habituelles et de l'intérêt qu'on lui porte, mais aussi des avis exprimés par ses proches.
La loi donne la priorité à la famille du majeur à protéger mais il est également possible de désigner un mandataire judiciaire à la protection des majeurs (association ou mandataire exerçant à titre individuel) si personne ne peut être désigné dans l'entourage, soit parce qu’il n’y a pas de candidat, soit parce que le choix d’un proche n'est pas opportun. Il est également possible de désigner plusieurs personnes en qualité de tuteur ou curateur.
La question des soins
La loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 a habilité le gouvernement à procéder à la coordination des textes du code civil en matière de protection de la personne, du code de la santé publique et du code de l’aide sociale et des familles.
L’ordonnance n°2020-232 du 11 mars 2020 relative aux décisions prises en matière de santé, de prise en charge ou d’accompagnement social ou médico-social à l’égard des personnes majeures faisant l’objet de mesures de protection juridique ordonnance entrée en vigueur le 1er octobre 2020, permet d’harmoniser et de simplifier les règles applicables à ces décisions avec le régime général de la protection prévu par le code civil.
Elle prévoit expressément que les informations nécessaires à la prise de décisions en matière de prise en charge médicale ou médico-sociale sont nécessairement adressées à la personne protégée en première intention.
Les professionnels de ces secteurs doivent spécialement veiller à adapter l’information donnée au majeur à ses facultés de compréhension, de sorte qu’il puisse dans la mesure du possible y consentir lui-même, seul ou assisté par son tuteur ou curateur.
Ce n’est que subsidiairement que les personnes chargées de la protection peuvent être amenées à consentir à la place de la personne protégée si elles sont un pouvoir de représentation pour les décisions en matière personnelle.
Conclusion
« Protéger la personne sans la diminuer » : les évolutions récentes en matière de législation concernant les tutelles mettent l’accent sur la protection. On ne parle plus d’incapacité mais de vulnérabilité à protéger. Il s’agit d’une grande avancée : la justice se met alors au service de la personne, de nos patients et rejoint le « prendre soin » si cher au monde médical.
Emmanuelle BORGET
Conseillère à la Cour d’Appel de Douai
affectée à la chambre des tutelles (59)
Delphine BOURET
Vice-Présidente chargée de la fonction de juge des contentieux
de la protection au tribunal de proximité de Villejuif (94)
Ainsi, nous venons de voir que la protection d’une personne vulnérable s’exerçait via des mesures juridiques prononcées par un juge. Mais toutes les personnes ne sont pas sous mesures de protection. Doit-on protéger tout le monde ?
Dans cette deuxième partie, nous vous invitons à ouvrir la réflexion sur le fonctionnement neurocognitif de la décision et de la prise de risque allant aussi chatouiller les notions de contrôle, de sécurité et de bien-être. Une réflexion pour le soin de tous les jours…
Les données de la neuroscience
Choix et conscience de soi quand les neurosciences s’en mêlent
Prenez un moment pour réfléchir au dernier risque que vous avez pris. Si quelqu'un de proche de vous était au courant, aurait-il essayé de vous dissuader ? Et si c'était le cas, n'auriez-vous pas défendu passionnément votre décision, en mettant en avant vos capacités ? Les risques calculés et bien réfléchis sont un aspect essentiel de notre liberté, de notre autonomie et, en fin de compte, de notre identité. Cependant, lorsque nous observons quelqu'un d'autre adopter un comportement qui semble risqué, nous cherchons instinctivement à le raisonner.
Nous nous préoccupons intrinsèquement de sa sécurité et ressentons une responsabilité morale envers lui. Dans de tels cas, nous sommes incertains quant à la capacité d’autrui à gérer les conséquences potentielles de ses actions. Ce constat n’est pas différent quand il s’agit de s’interroger sur les décisions médicales, de choix de lieu de vie ou de gestions du patrimoine financier d’une personne que nous estimons comme vulnérable. Mais... Cela ne nous conduit-il pas à une surprotection que l’on ne tolérait pas pour nous-même ?
Une décision implique de choisir parmi différentes alternatives dans une situation donnée. Elle comprend quatre étapes : tout d'abord, l'évaluation des options disponibles en fonction de nos connaissances et de nos expériences ; deuxièmement, la sélection d'une option (le choix en tant que tel) ; troisièmement, la mise en œuvre de cette décision, en s'appuyant sur nos capacités cognitives ; et enfin, l'évaluation des résultats et la comparaison de nos attentes avec les résultats réels, ce qui comporte également une composante émotionnelle (1). Une décision devient risquée lorsque les conséquences potentielles sont floues ou inconnues.
En vieillissant, nos stratégies de prise de décision ont tendance à devenir plus conservatrices (2). Parmi les composantes cognitives impliquées, on note, en particulier : l’encodage (pour intégrer les paramètres de la décision), mais aussi les fonctions exécutives, dont la planification et la flexibilité mentale. Cependant, certaines maladies neurocognitives, telles que la maladie d'Alzheimer, peuvent avoir un impact significatif sur notre fonction cognitive globale. Ainsi la question de l’évaluation de l’aptitude décisionnelle se pose souvent à ce stade. Pourtant, il importe de distinguer 2 dimensions de la décision :
- D’une part, la décision relative à une situation donnée et à un moment donné. C’est typiquement le cas du consentement à un soin (d’hygiène, de traitement médicamenteux ou d’une exploration complémentaire, par exemple). Dans ce cas, la validation de la décision peut s’appuyer sur les échelles reconnues, comme le MaC-CAT (3), qui permettent, par une validation via réformulation, de s’assurer de la bonne compréhension des enjeux de soin. En cas de comportement oppositionnel, il s’agit avant tout de s’assurer du contexte et de l’absence d’élément associé (douleurs, anxiété…) qui favoriserait l’expression d’une opposition comme une expression comportementale d’une volonté d’expression, et, en l’absence, de reconnaître dans cette opposition, un refus qui nous oblige (4).
- D’autre part, la capacité décisionnelle nécessaire à des décisions complexes en particulier celles relatives à la gestion du patrimoine (gestion financière globale, vente d’un bien immobilier…). Dans ce contexte, l’enjeu est double, puisqu’il concerne à la fois l’individu, mais aussi la stabilité de la valeur de l’acte (par exemple acte notarié) dans le temps.
Il engage donc un processus médico-légal de long terme, souvent par le biais de l’évaluation des capacités d’aptitude en vue d’affirmer ou informer le besoin d’une assistance légale (curatelle par ex.) dont la complexité est distincte du premier point et fait, en France, appel à l’expertise de médecins référencés auprès du tribunal. Dans ce cadre, l’évaluation globale des aptitudes décisionnelles est souvent évoquée. Pour autant, il n’existe pas de test ou de procédure spécifique de l’évaluation de l’aptitude décisionnelle. C’est donc par la compilation des données cliniques, neuropsychologiques et comportementales que le médecin expert va pouvoir présenter une synthèse de son évaluation de l’aptitude décisionnelle (5). À ce titre, s’ils sont fréquemment utilisés comme tels, il apparait, d’après les derniers résultats de la littérature, que les tests globaux comme la MoCA ou le MMSE ne sont pas corrélés aux tâches comportementales de prise de risque. Si des tests spécifiques doivent être utilisés, il vaut mieux cibler des tâches évaluant les fonctions exécutives, et notamment la flexibilité (TMT A et B, par exemple) qui sont corrélés aux tâches comportementales de prise de décision risquée (6).
Un aspect qui est particulièrement touché dès le début est la prise de conscience de soi. Cette condition, connue sous le nom d'anosognosie ou de déficit de l'insight, fait référence à un manque de conscience ou de compréhension de son propre déclin cognitif (7). Même les personnes âgées sans limitations physiques peuvent sembler en bonne santé mais sous-estiment souvent l'impact des maladies cognitives sur leurs capacités fonctionnelles (8). Cela soulève une question importante : devrions-nous considérer leurs comportements quotidiens comme risqués, justifiant des mesures légales pour restreindre leur liberté au nom du risque objectif ? Équilibrer le respect de l'autonomie avec la nécessité de protection et de soins devient difficile lorsque les individus ne perçoivent pas les risques potentiels auxquels ils sont confrontés.
L'anosognosie présente des obstacles à l'avancement de la prévention en matière de santé. Elle se développe dans les premiers stades de la maladie d'Alzheimer et s'associe à d'autres troubles cognitifs tels que des problèmes de mémoire, de langage et de fonctions exécutives, affectant progressivement les capacités de prise de décision. Des études récentes ont révélé que même dans les premiers stades, les personnes âgées atteintes d'anosognosie ont tendance à surestimer leurs capacités fonctionnelles, se comparant à leur état précédent indépendant et en bonne santé (9). Par conséquent, elles peuvent s’opposer aux solutions de soutien à domicile ou de rélocalisation institutionnelle proposées, car elles ne reconnaissent pas leurs besoins (8). Cette résistance entrave les mesures préventives visant à préserver leur indépendance à domicile, ce qui entraîne l'épuisement des aidants (10).
Dans de nombreux pays, des dispositions légales existent pour offrir une meilleure protection aux personnes en situation de vulnérabilité, par le biais d'un système de tutelle qui peut être adapté à mesure que leur autonomie diminue. Ces dispositions reposent sur des évaluations de capacité, comme on peut le voir dans la Mental Capacity Act du Royaume-Uni (11). Cependant, une "zone grise" subsiste où les individus ne sont pas complètement incapables, ce qui rend excessif de restreindre leurs droits. Néanmoins, en raison des limites mentionnées précédemment, ils peuvent manquer de capacité complète, et un soutien dans la prise de décision serait bénéfique. Cela pose un défi important lorsqu'il s'agit d'évaluer leur aptitude et de déterminer les mesures appropriées.
D'un point de vue clinique, comme mentionné plus haut, l'évaluation de la capacité de prise de décision n'est pas entièrement normalisée. Les tests de diagnostic cognitif traditionnels se révèlent insuffisants à cette fin (6), même s’il existe des outils alternatifs qui se concentrent sur la réformulation des questions en cours pour assurer la compréhension et obtenir un consentement éclairé pour les soins ou la recherche (12), mais qui ne s’appliquent qu’à « une situation donnée, à un moment donné ». Il est d’ailleurs important de noter même ces outils peuvent être mis en défaut puisque les troubles de la perception de soi n'indiquent pas nécessairement un manque de compréhension. Prenons l'exemple de M. G, atteint de la maladie d'Alzheimer et ayant perdu son indépendance fonctionnelle. Malgré la situation, M. G insistait pour dire qu'il allait bien et n'avait besoin d'aucune aide, mais qu'il accepterait bien sûr les services nécessaires s'il développait la maladie d'Alzheimer à l'avenir. Cela met en évidence la complexité des conséquences du déficit de perception de soi (anosognosie). L'évaluation clinique de l’anosognosie est difficile car elle implique de comparer la capacité perçue à la capacité objective. Bien que des questionnaires comparatifs normalisés existent dans la littérature, comme l’Anosognosia Questionnaire for Dementia (13), ils sont rarement utilisés en pratique ou en recherche (7). Ces questionnaires comparent la perception biaisée de l'individu à celle d'un observateur externe, généralement un aidant supposé être objectif, malgré ses éventuels biais cognitifs à lui aussi.
Alors, du fait de ces limites, quelles sont les perspectives ?
- Pour renforcer l'objectivité dans les affaires légales, la tendance actuelle consiste à explorer les biomarqueurs. L'imagerie neurofonctionnelle offre des perspectives à cet égard (9, 14). Cependant, il convient de réfléchir soigneusement à ce que nous recherchons exactement dans ces biomarqueurs. Évaluons-nous la fonctionnalité des circuits de prise de décision ? Il y a un risque de négliger la voix et la dignité de l'individu en se basant uniquement sur des signaux statistiquement significatifs mais potentiellement décontextualisés émis par son cerveau lors de tâches de prise de décision comportementale.
- D'un point de vue éthique, l'anosognosie précoce entraîne des conflits de valeurs. Bien que nous désirions tous et appréciions le respect de la prise de décision autonome, il est entravé par le manque de perception du risque objectif, tel que le risque de chute, de se perdre, de réactions retardées pouvant entraîner des accidents de voiture, ou de danger résultant de l'oubli de médicaments ou de l'oubli de la gazinière allumée. D'autre part, proposer un plan de soins sur mesure qui tienne compte des vulnérabilités des individus (ancré dans l'éthique des soins) exige qu'ils aient conscience de leurs propres difficultés (15). Une telle prise de conscience permet de faciliter le soutien, comme l'acceptation de visites infirmières, pour prévenir l'épuisement des aidants familiaux et, par conséquent, le risque de rélocalisation institutionnelle non désirée.
Pour respecter véritablement l'autonomie de prise de décision des personnes âgées souffrant de troubles cognitifs et de la perception de soi, comme gériatre, il est essentiel :
- De s’impliquer dans des processus de prise de décision partagés, soutenant le projet personnel de la personne et son cheminement dans ce qui fait sens pour elle, dans une approche de « soins centrés sur la personne » au cœur de la démarche gériatrique (16). S’appuyant sur les volontés de la personne, elle s'appuie sur l’approche pluri-disciplinaire et tranversale des équipes et institutions gérontologiques, l’expertise et le témoignage des proches pour proposer une trajectoire de soin qui respecte les valeurs et la dignité de la personne concernée (17).
- De favoriser la prise de conscience précoce de soi. Notre société considère souvent les troubles cognitifs comme des sujets effrayants et tabous, tandis que les médias ont tendance
à mettre l'accent sur les déficits, contribuant ainsi à la honte et au déni en plus de l'anosognosie dans les troubles cognitifs. L'opposition qui en résulte aux offres de soutien et de soins à domicile ou en institution peut alors être vue comme une revendication d’exister en dehors de ces contraintes. À l’inverse, reconnaître le droit de prendre des risques comme un moyen d'honorer la dignité et l'identité des personnes âgées atteintes de troubles cognitifs, tout en étant vigilant aux troubles de la perception de soi qui peuvent conduire à un comportement excessivement imprudent, nécessite plus que de simples lois ou tests supplémentaires. Cela nécessite la création d'une société compatissante et respectueuse des personnes atteintes d'Alzheimer, où nous nous posons tous la question : "Et si c'était moi ?"... parce que cela pourrait être n'importe lequel d'entre nous, sans même que nous nous en ayant conscience.
NB : Ce texte est une version traduite et étendue de l’essai ‘Taking risks without knowing it – Ethical and legal consequences of self-perception disorders in Alzheimer’s disease’ – accessible à https://neuroethicsessaycontest.com/winners/ .
Dr Thomas TANNOU, MD, PhD
Gériatre
CIUSS Centre-Sud de l’île de Montréal,
Institut Universitaire de Gériatrie de Montréal et son Centre de Recherche,
Qc, CANADA Prof. Adjoint de Clinique, Faculté de médecine,
Université de Montréal, Montréal, Qc, Canada INSERM CIC 1431
CHU de Besançon – Besançon, FRANCE Laboratoire de Recherches Intégratives
en Neurosciences et Psychologie Cognitive
UR LINC, UFC, UBFC, Besançon, France [email protected]
Bibliographie
Nat Rev Neurol. 2010;6:611–23.
Article paru dans la revue « La Gazette du Jeune Gériatre » / AJG N°34