Actualités : qu’est-ce qu’un corps pour un médecin ?

Publié le 23 May 2022 à 09:28


Humaniser, déshumaniser le corps, du corps objet au corps utopique

Le corps est au médecin ce que l’instrument est au musicien. Le médecin a toujours affaire au corps. Il n’est pas de maladie qui ne soit pas incarnée, pas de soin sans corps. La question n’est donc pas celle du corps mais plutôt celle des corps. Autrement dit suis-je, en qualité de médecin, confronté à plusieurs expressions du corps du sujet malade ?

De la multitude de ces expressions, quelles sont celles qui interpellent le médecin ? Nous pouvons en distinguer quatre principales qui mobilisent l’attention du clinicien. Cette distinction ne nie pas les autres mais elle nous semble nouer l’essentielle du symbolique dans la maladie. Nous entendons par symbolique ce qui donne du sens.

Ces quatre corps sont : le corps objet, le corps spéculaire (l’image du corps), le corps symbolique et le corps utopique.

Il est vain de s’appuyer sur un dualisme trop souvent évoqué entre le corps et la psyché. Le sujet est un. La division entre ces quatre corps permet d’en discuter certains aspects dans la relation de soin mais l’évidence nous amène à les considérer tous ensemble lorsqu’il s’agit d’être dans le face-à-face de la consultation. Le corps est une construction sociale, à ce point que dans certaines peuplades le corps n’est pas identifié comme tel. C’est pourquoi nous n’adhérons pas à la dualité classique entre nature biologique et culture. Sur ce point psychanalyse et sociologie se rencontrent. Pour la psychanalyse : « On naît avec un organisme, mais le corps on le construit » (Lacan ,1949). Pour La sociologie : « La corporéité est socialement construite » (Le Breton 1992). Pourtant la médecine fait ce distinguo d’autant plus que, comme l’énonce D. Lebreton, « La médecine repose sur une anthropologie résiduelle, elle a fait le pari du corps, estimant possible de soigner la maladie (perçue comme étrangère) et non un malade en tant que tel ».

Le corps objet et le corps-chose
Le premier contact des étudiants en médecine avec le corps humain reste la dissection, même si celle-ci n’est plus pratiquée de façon obligatoire et systématique. Toutefois, elle fut longtemps inscrite dans la tradition médicale. Dans son roman La jeune fille suppliciée sur une étagère (2006), Yoshimura rend compte de cette initiation par la voix du cadavre d’une adolescente qui est disséquée par des étudiants : « Les hommes leur scalpel à la main, regardaient l’ensemble de mon corps. Le sang qui était apparu aux endroits découpés avait coagulé, si bien que mon corps semblait décoré d’images d’un rouge léger ».

Le philosophe au secours du médecin quant à la question du corps-objet
Si nous nous en remettons à quelques idées de force de la philosophie pour approcher le concept de corps-objet il est possible de se référer à Aristote et aux scolastiques, au dualisme soma psyché cartésien et d’une certaine manière platonicien, au matérialisme de La Mettrie et son homme machine, sans omettre le courant gnostique qui prêche la haine du corps. Haine retrouvée largement dans le transhumanisme contemporain. La querelle dualiste corps esprit trouve encore largement des échos dans la médecine moderne. Comme l’écrit D. Lebreton « la médecine a fait le pari du corps » au risque d’une impasse, celle de mésestimer la présence du sujet et de l’altérité. La relation de soin suppose une intersubjectivité. Le médecin ne saurait s’en affranchir sans risque s’il espère réduire la relation à la seule dimension du soin au corps-objet. Pourtant, les études médicales ne cessent de proposer une vision matérialiste du corps par des effets continus de causalité. Il se produit avec l’évolution de la science une mise en abîme dans la chaine causale. Même si l’on reste au niveau de la seule nosographie la liste des maladies s’allonge dans des classifications qui se subdivisent en catégories et sous-catégories.

Ceci dit, des courants forts commencent à se préoccuper de l’individu malade plus que de sa maladie. Cette médecine holistique prenant en compte le patient dans son contexte et son environnement structure de façon affirmée l’enseignement de la médecine générale dans le cadre du DES Cette approche globale est ultime dans le concept de maintien de soi en vie qui valorise toutes les activités d’adaptation à la maladie quelle que soit l’évolution de celle-ci.

Au terme de ce paragraphe sur le corps-objet nous pouvons avancer que la pensée médicale s’est trouvée et se trouve influencée par deux courants philosophiques antagonistes : l’un unitaire pour lequel l’individu est un corps doué de raison, un corps-totalité, l’autre pour lequel l’être a un corps qui héberge l’âme (la pensée) mais « l’âme par laquelle je suis ce que je suis est entièrement distincte du corps » (Descartes, 2004). La médecine moderne n’a pas tranché cette antinomie.

La tentation de considérer le corps du malade comme seul objet d’étude voire de soins reste forte ; le corpus des études médicales, au moins dans ses premières années, y sacrifie pour l’essentiel.

Image du corps, corps spéculaire, corps spectral
La relation de la médecine au corps-chose (corps somme-des-organes) est largement illustrée par les témoignages et les récits à propos de la dissection. Quant à la relation que le médecin entretient avec le corps-sujet de son patient qui a et est un corps, c’est la philosophie qui nous y donne un des accès. Le patient au-delà de la chair, du sang, des humeurs et des os se constitue en un sujet malade. Dans ces conditions comment se construit l’image du corps et comment le médecin appréhende-t-il l’image d’un corps affecté par la maladie qui fait rupture avec l’idéal du corps ? L’image que l’on perçoit de son propre corps est en lien direct avec celle que l’on a du corps de l’autre. Je promeus mon corps avec et par ceux de l’autre.

Dans les phénomènes psychosomatiques, il existe parfois comme une captation inconsciente du sujet d’une partie du corps d’un autre pour en faire le lieu privilégié de la manifestation de sa lésion, une jouissance. A titre d’exemples, citons une patiente se plaignant d’une douleur itérative et transfixiante de la jambe qui lui rappelle le récit de son grand-père blessé à la guerre par une balle reçue dans la jambe. Ou encore une jeune fille reçue plusieurs fois aux urgences pour des crises évocatrices d’épilepsie alors que l’ensemble des examens s’est avéré négatif. Le père de cette jeune fille a souffert d’épilepsie dans l’enfance jusqu’à l’adolescence.

Nous considérons que l’image du corps ne peut s’affranchir de l’investissement libidinal d’une part, et de l’intégration des modèles des autres corps d’autre part : « Une image du corps est toujours d’une certaine façon la somme des images du corps de la communauté, en fonction des diverses relations qui y sont instaurées. Les rapports avec l’image du corps des autres sont déterminés par les facteurs de distance spatiale et de distance affective. C’est dans les zones érogènes que les images du corps sont les plus proches les unes des autres ; là, elles se mêlent très étroitement. » […] « Le moi et le tu ne sont pas possibles l’un sans l’autre. Notre image du corps n’est pas possible sans l’image du corps de l’autre, … » (Schilder, 1935).

Image du corps, normes corporelles et corps idéal
Afin d’approcher l’image corporelle et son idéal il faut emprunter le chemin qui commence par la construction sociale du corps pour aboutir au concept d’idéal de l’image du corps. En quoi suis-je même et différent de l’autre et en quoi mon corps est en conformité avec un canon esthétique qui reconnaît mon corps comme idéal ? L’évolution des valeurs place aujourd’hui le paraître comme l’une de ses références ; nous sommes ce que nous paraissons. Il s’ensuit un amalgame entre l’apparence et les valeurs morales ou intellectuelles que l’on m’attribue. C’est ainsi que les personnes en obésité sont doublement disqualifiées par une rupture avec l’esthétique du corps et l’incapacité supposée de l’absence de maîtrise. Pour D. Lebreton, si le corps était un destin, il est devenu une proposition. A charge pour chacune et chacun de le sculpter et le transformer selon son désir mais au prix d’une discipline. Le corps devient l’ambassadeur de son moi idéal.

Si nous nous appuyons sur notre clinique à propos de l’obésité nous constatons que ce défaut d’estime de l’image de soi vient rencontrer la réprobation dans le regard des autres et dans le sien. L’image du corps se mérite. Si l’image du corps est spéculaire, le regard de l’autre est bien le second miroir auquel nous nous confrontons.

Aimé, personnage de Chair tombale (Cornet, 2007), atteint d’une obésité gravissime relate sous forme épistolaire à une femme rêvée un épisode de la relation à son père où se joue précisément la place du manque et subséquemment « l’appel au père » (Guir, Valas, 2015). Le regard du père devient miroir pour l’enfant :

« Votre père a-t-il été fier de l’enfant que vous fûtes ? Lui avez-vous volé les traits réguliers de votre visage ou bien est-ce le premier cadeau que votre mère vous fit ? De quelle chair parentale vous êtes-vous nourrie le plus avant d’être la femme splendide qui me trouble ? », Aimé poursuit sa lettre en ces termes : « Le souvenir de mon père se résume à une silhouette. Mon jeune âge, lors de sa disparition, y est pour beaucoup, et, plus encore, l’économie de mots engagés par ma mère pour me parler de lui l’a réduit à une évocation. Aurais-je été plus heureux aujourd’hui de pouvoir me rappeler, comme la plupart, de quelques baisers rêches de barbe du soir accompagnés de l’immuable et assommante ritournelle : « dors bien, fais de beaux rêves » ? Le personnage relie son obésité au père qui lui a fait défaut : « Mes regrets sont ailleurs que dans un manque hypothétique de câlins hâtifs de bord de lit. J’aurais souhaité qu’il me protégeât contre l’infamie de l’envahissement de la graisse, qu’il ait fait barrage, qu’il ait empêché ma mère d’exercer son insupportable étreinte morale ».

Le moment de la scolarisation est pour l’enfant en situation d’obésité une épreuve par confrontation au regard social et au risque de la stigmatisation collective mais aussi familiale.

Je n’ai pas toujours été obèse ou, plus exactement, je n’en ai pas toujours souffert car les photographies de ma petite enfance témoignent sans complaisance de la précocité de mon embonpoint. Je crois même que mes parents s’ingéniaient à exposer l’enfant joufflu et rempli que j’étais à l’admiration de leurs proches.
A l’époque, je ne mesurais pas ce qui, de mon jeune âge ou de mon obésité, présidait à ce repli en catastrophe afin d’éteindre le sentiment désespéré de honte qui m’habitait. Etais-je déjà dans la certitude douloureuse du peu d’attirance que je suscitais du fait même de l’incapacité que j’avais eue à ne pas savoir contenir les excès de ma chair ?
A table j’étais source de plaisanteries sur l’incongruité même de m’y trouver, puisque l’on dissertait à n’en plus finir sur ma capacité supposée à profiter de peu sinon de rien ; en conséquence, je pouvais jeûner alors que les autres profitaient en toute liberté des bienfaits du repas. Je n’osais pas demander à me resservir, et je quittais bien souvent la table en ayant encore faim.
La fierté, qui les habitait du temps de ma petite enfance d’avoir su me nourrir à souhait, se transformait en une réprobation sourde en constatant que j’avais, de façon indécente puisque cela suscitait des réflexions, outrepassé les limites de la retenue. J’étais une digue rompue dans l’incapacité de contenir le flot inondant d’une graisse dont je ne croyais pas qu’elle m’appartienne. Je me trouvais très jeune relégué dans la catégorie des êtres censés ne jouir que du profit.

Esthétique et corps idéal : la norme et l’énorme
T. de Saint Pol (2010) approche le lien entre esthétique du corps, norme et corpulence. Les différences entre les corps, si elles sont d’ordre biologique, représentent aussi un enjeu dans la relation entre individus : « Objet de consommation, de distinction, mais aussi de discrimination, le corps donne lieu à une multitude de comportements guidés par l’existence d’un idéal : le corps désirable ».

La question du paraître, de l’image que l’on donne à voir de soi, repose sur des rapports de séduction mais aussi de force, en ce sens que les individus peuvent se faire violence au seul motif de tendre vers ce qui leur semble être un canon, un idéal du corps dont « la forme et la corpulence […] sont devenues aujourd’hui le vecteur par excellence de cet idéal vers lequel doit tendre un corps pour être désiré ou pouvoir susciter le désir ». La restriction alimentaire est l’illustration la plus banale des violences faîtes au corps dans le seul but est de s’inscrire dans ce jeu ; l’obésité étant jugée comme un obstacle à prétendre être objet de séduction, pour nous en convaincre T. de Saint Pol parle de tyrannie du corps désirable. « Les principes sexuants et les idéaux de beauté sont incorporés, et le corps en porte la marque à la fois dans sa chair et dans ses usages. C’est le cas en particulier de la corpulence, pour laquelle on éduque dès l’enfance, surtout les filles, à surveiller leur poids et leur alimentation ».

Nous assistons à un télescopage entre la notion de poids idéal qui vient se superposer à celle de corps idéal qui elle-même affleure à celle d’esthétique. L’excès de poids faisant rupture avec cette dernière. De plus nous l’avons vu, l’élégance morale ne trouverait pas à s’exprimer dans un corps trop gras. Vice et vertu s’incarnent respectivement dans la laideur ou la beauté ; mollesse de caractère, laisser-aller du côté des obèses responsables de leur masse grasse en excès, aptitude à décider et à diriger, rectitude du jugement du côté des minces, telle serait la distribution des vices et des vertus selon la corpulence des individus. Lorsqu’il s’agit de l’obésité, le jeu de l’apparence dans la distribution des rôles et des fonctions au sein d’une société lipophobe joue à plein. Le préjugé qui laisse accroire que les personnes obèses sont moins aptes à diriger, à décider, à faire montre d’énergie et de rigueur se retrouve dans le résultat des études qui s’intéressent à la promotion sociale des personnes qui souffrent d’obésité1.

T. de Saint Pol part du constat que « [L]’on ne peut en aucun cas s’intéresser au corps désirable sans accorder une place essentielle aux normes médicales et au rôle que les médecins jouent dans leur définition. Il nous invite à faire un double constat, le premier c’est que l’obésité relève d’une norme de nature médicale, à savoir l’IMC supérieure ou égale à 30 kg/m2 ; le second c’est que la norme est associée à la désirabilité du corps.

T. de Saint Pol souligne la nature profondément biologique du corps mais, à peine a-t-il tiré le corps vers le corps-objet qu’il le fait aussitôt s’en échapper en affirmant que « s’il est nécessaire de reconnaître qu’il [le corps] est par nature biologique, porter un regard sociologique sur le corps a bien un sens ». Pourquoi mettre au centre de la réflexion le regard médical ? Par ce que, dit T. de Saint Pol, « le rôle médical n’est pas neutre. Il désigne les malades, les nomme, les classes. Non seulement, la médecine procède du social, mais elle produit du social. Normalité et normativité médicale vont de pair ». L’obésité ne se définit pas isolément comme maladie mais du fait des comorbidités afférentes et des risques qu’elle fait courir en comparaison à d’autres maladies. La classification, la liste sont deux mécanismes structurels de la pensée médicale. La construction permanente du savoir à propos de l’obésité produit un discours qui organise la perception sociale de l’obésité. A propos du savoir, citant C. Fischler, T. de Saint Pol le propose comme « un processus de construction de la maladie en tant que situation sociale marquée du signe de la déviance » (Fischler, 1990). L’obésité n’est pas perçue de la même façon en Occident qu’en Afrique. C’est pour cette raison que l’on parle de construction sociale de l’obésité et plus largement de la maladie.

Le discours médical participe à définir une norme de corpulence et conséquemment, même si l’on peut le penser à l’insu des médecins car il n’y a pas d’intention à le faire, une norme esthétique et de désirabilité de la corporéité. L’une et l’autre allant cheminer de conserve dans la construction des représentations du corps obèse.

Le corps utopique
Pourquoi envisager la notion de corps utopique dans le cadre de la réflexion plus générale sur la relation qu’entretient le médecin au corps, et de façon plus particulière au corps symbolique que nous traiterons secondairement ?

L’une des expressions les plus communes des patients obèses concernant leur corps touche à la pesanteur (L’apesanteur pour ce qui concernerait le corps utopique). « Mon corps m'encombre. Il est trop matériel. Moi j'ai la bougeotte. Je voudrais avoir le don d'ubiquité. Si j'étais désincarnée, dématérialisée, je pourrais être à la fois à une expo, au cinéma, à la campagne, chez une copine. Finies les courses. Pas besoin de bouffe, ni de fringues, puisque pas de corps. Je n'aurais qu'à nourrir mon esprit. Un être entièrement spirituel, léger, léger » (Bes, non publié). Il s’agit bien de faire du corps une abstraction, de le projeter dans tous les lieux possibles sans en occuper aucun : une utopie. A propos de ces lieux, lorsqu’il explore la notion d’hétérotopie, M. Foucault en parle ainsi : « Sans doute sont-ils (ces lieux) nés, comme on dit, dans la tête des hommes, ou à vrai dire, dans l’interstice de leurs mots, dans l’épaisseur de leurs récits, ou encore dans le lieu sans lieu de leurs rêves, dans le vide de leur coeur ; bref, c’est la douceur des utopies ».

Dans les prémices de son exposé, M. Foucault évoque son corps comme lieu d’enfermement : « Mon corps, topie impitoyable ». Si Platon soutenait que le corps est le tombeau de l’âme, M. Foucault quant à lui le compare à une cage : c’est « dans cette cage que je n’aime pas, qu’il va falloir me montrer et me promener ; à travers cette grille qu’il faudra parler, regarder, être regardé ; sous cette peau, croupir. Mon corps, c’est le lieu sans recours auquel je suis condamné ». Nous faisons le constat suivant : aucune échappatoire au regard de l’autre n’ayant nul possibilité de se séparer de son corps : « je ne peux pas me déplacer sans lui ; je ne peux pas le laisser là où il est pour m’en aller, moi, ailleurs ».

C’est précisément par le constat initial d’un stigmate et de l’enferment que va naître le fantasme de la liberté : s’échapper de sa double condition d’handicapé et de prisonnier du corps. C’est tout aussi précisément que les personnes en situation d’obésité songent si souvent à l’évasion jusqu’à l’abstraction corporelle. Ce n’est pas toujours maigrir qu’ils souhaitent mais devenir évanescents.

Après la réclusion et le fantasme de l’évasion cosmique, qu’advient-il de ce corps utopique chez M. Foucault ?

Ne trouvant nul chemin « du côté du pays des fées et des lutins », que M. Foucault qualifie de : « pays où l’on est visible quand on veut, et invisible quand on le désire (…), il se dirige vers « une utopie qui est faite pour effacer les corps. Cette utopie c’est le pays des morts (…) ».

Après avoir envisagé la mort comme la topie ultime pour y loger le corps, M. Foucault qui ne s’en satisfait pas se résigne à renverser sa proposition initiale, et si nous ne pouvons pas éparpiller notre corps dans tous les coins du monde, pourquoi ne serait-il pas le lieu unique de toutes les convergences ? « Le corps humain est l’acteur principal de toutes les utopies », et de poursuivre : « C’est par rapport à lui et par rapport à lui comme souverain qu’il y a un dessus et un dessous, une droite et une gauche, un avant, un arrière, un proche, un lointain. Le corps est le point zéro du monde, là où les chemins viennent se croiser le corps n’est nulle part : il est au coeur du monde ce petit noyau utopique à partir duquel je rêve, je parle, j’avance, j’imagine, je perçois les choses en leur place et je les nie aussi par le pouvoir indéfini des utopies que j’imagine ».

M. Foucault avance une proposition finale qui vient comme point de réconciliation entre soi et son corps : « L’amour lui aussi, comme le miroir et comme la mort, apaise l’utopie de votre corps, il la fait taire, il la calme, il l’enferme comme dans une boite, il la clôt et il la scelle. (…) C’est parce que dans l’amour le corps est ici ».

Le texte de M. Foucault sur le corps utopique nous a permis de comprendre combien cette dimension du corps est présente dans une relation de soin.

Le corps symbolique
Notre expérience clinique nous amène à aborder le concept de corps symbolique au travers du discours du patient, qui convoque durant la consultation, de façon consciente ou non, d’autres corps que le sien. Ces corps invités en tiers donnent du sens à la maladie ou, au minimum, à la présence du patient dans ce contexte de soin. Il s’agit en quelque sorte d’une quête holistique. Ceci délimite la notion de corps symbolique dans l’espace de réflexion que nous souhaitons explorer. D’autres approches de ce concept permettront d’enrichir ou de confronter notre vision de clinicien à des concepts différents tels que nous les proposent la sociologie, la psychanalyse ou l’anthropologie.

Comme nous l’avons vu à propos du corps objet, le médecin, dans la fonction qui est la sienne, est rapidement interpellé par les dysfonctionnements d’organes puisque le paysage nosologique qui est le sien, et qui constitue son cadre de réflexion, interprète le rapport harmonieux ou pas des organes entre eux. Si cela remplit une condition nécessaire à la compréhension de la maladie, elle s’avère le plus souvent insuffisante lorsqu’il s’agit de comprendre le malade. Nous avons touché précédemment les limites d’une vision organiciste de la santé qui se réduirait au silence des organes, et dont, a contrario, la maladie pourrait être la rupture du silence.

« Il est à peine besoin de rappeler que le corps dans ce qu’il a de plus naturel en apparence, c’est-à-dire les dimensions de sa conformation visible (volume, taille, poids, etc.), est un produit social » (Bourdieu, 1977). Pour autant il convient de revenir sur cette notion de produit social, comme le nomme P. Bourdieu, pour comprendre en quoi le corps même dans son morphotype est une construction sociale.

Si l’on admet qu’il s’agit bien d’une construction, de quels matériaux est-il constitué ? En quoi ce qui n’apparaît pas à l’évidence, à savoir que le corps dans sa nature, relève-t-il aussi de cette construction ? Et quelles sont les spécificités de construction du corps obèse ?

Les matériaux de construction du corps comme produit social
Le corps est un produit de nature ou de culture, mais il s’agit là d’une dichotomie illusoire.

La dialectique qui oppose nature et culture ne trouve aucune consistance pour en délimiter la frontière lorsqu’il s’agit de parler du corps. Aujourd’hui plus que jamais le corps est un lieu fantasmatique de la maîtrise, de la performance, de la transformation. Les enjeux individuels et collectifs sont si prégnants et soumis à des rituels et des codes dans les sociétés modernes que l’on n’hésite pas à parler de culte du corps. Les privations et manipulations contingentes à ces micro-rituels2 (alimentaires et pécuniaires, chirurgicales, sportives, techniques et cosmétiques, …) participent d’un vaste courant collectif dominé par l’idéologie de la maîtrise. Ceci contribue à voir émerger subséquemment les dérives, les dérapages, les traumatismes de l’échec à y parvenir, comme une contre-culture de la corporéité plus ou moins voulue ou subie. Les courants identitaires ou protestataires autour des revendications des personnes souffrant d’obésité en témoignent.

L’acteur (l’individu) et son monde
Chaque individu ne peut être au monde sans en avoir une représentation, mais dans le même mouvement, tout individu participant du monde s’y trouve représenté. « L’homme fait le monde à la mesure de son expérience. Il le transforme en un tissu familier et cohérent, disponible à son action et perméable à sa compréhension. Emetteur ou récepteur, le corps produit continuellement du sens, il insère ainsi l’homme à l’intérieur d’un espace social et culturel donné » (Le Breton, 2008).

2 Nous entendons par micro-rituels des pratiques individuelles, ou touchant peu d’individus, quotidiennes, répétées, multiples, dont le sens peut être connu de l’individu seul tout en participant à un courant collectif centré sur le corps et ses performances. Ils seraient comme une contribution individuelle à une construction collective plus vaste dont la forme serait déterminée par une architecture générale tout en admettant une hétérogénéité du résultat final car il n’y a pas projet d’esthétique commun. En ce sens, il existe une axiologie du corps qui détermine mille usages autour de lui.

Ce qui nous est dit c’est que l’homme n’a pas une connaissance intrinsèque du monde, car si c’était le cas cela reviendrait à dire que tout homme, parce qu’il est homme, aurait la même captation du monde, et nous constatons qu’il n’en est rien.

L’homme n’a du monde que des perceptions organisées en savoirs et plus particulièrement en savoirs expérientiels dont il tire son profit, l’ensemble ne prenant sens que pour lui et les individus qui partagent le même espace de compréhension.

Par des effets de réciprocité permanents entre nature et culture se structurent un système de sens, une dialectique, un langage. Les fonctions les plus élémentaires de l’être humain : le sommeil, la soif, la faim, l’exonération des déchets de son organisme, la sexualité, sont pris dans des organisations du temps et de l’espace qui leurs sont propres. Il n’y a pas de fonction naturelle du corps qui échappe à un système déterminé et déterminant de structure et de sens.

Conclusion
Si le corps est multiple dans ses déclinaisons, il est un pour ce qui est du sujet. Etre au monde, le penser, se le représenter participe de l’unicité. Ce qui intéresse le médecin dans cette diffraction des corps c’est d’en repérer ce qu’ils portent de sens et de discours. Le soin est aussi affaire de sens, il n’est pas que panser un corps, il est tout autant penser le corps malade d’un sujet. C’est pourquoi l’approche des différentes dimensions corporelles pour une personne malade contribue à la qualité des soins que le médecin prodigue. Le fantasme de la toute puissance de la science est une aporie. Elle trouve toujours à se heurter aux limites de son horizon par l’exclusion qu’elle fait du langage. Ecouter, dire, écouter, dire… la souffrance, il n’est pas d’autre chemin à emprunter que celui de l’échange pour advenir comme médecin. Le corps, les corps sont à lire pour ce qu’ils nous livrent et à reformuler par un processus d’unification du discours, tel est l’enjeu de la médecine.

Philippe CORNET
Professeur des Universités, Directeur du Département
d'Enseignement et de Recherche en Médecine
Générale, Faculté de Médecine Sorbonne Université.
Paris VI. Docteur en sociologie

Bibliographie

  • Bes V. Disgrasse. Témoignage d’Eliane. A paraître.
  • Bourdieu P. (1977). Remarques provisoires sur la perception sociale du corps. Actes de la recherche en sciences sociales. Vol 14 ; numéro 14 ; p. 51
  • Cornet P. (2007) Chair Tombale. Le Cherche Midi.
  • Descartes, R. (1641). "Méditations métaphysiques", IVème méditation. trad. Florence Khodoss, PUF, 2004.
  • Fischler C. (1990). L’Homnivore : le goût, la cuisine et le corps, Paris, Ed Odile Jacob. p. 325.
  • Foucault M. (1966). Le corps utopique. Les hétérotopies. Ed Lignes. p.23.
  • Gortmaker SL, Must A, Perrin JM et al. Social and economic consequences of overweight in adolescence and young adulthood. N Engl J Med. 1993 Sep 30;329(14):1036-7.
  • Guir J, 2015). La maladie psychosomatique : « Une Père-version » ? www.valas.fr › Contributions.
  • Guir J. (1983). Psychosomatique et Cancer, Points Hors Ligne, Paris.
  • Le Breton D. (2008). Anthropologie du corps et modernité. Paris, coll. « Quadrige, Paris, coll. « Tel », éd. Gallimard (2009) ; p313.
  • Saint Pol T. de (2010). Le corps désirable. Hommes et femmes face à leur poids. Le lien social. PUF. Paris, p.1.
  • Schilder P. (1935). L’image du corps. Études des forces constructives de la psyché. Paris, coll. « Tel », éd. Gallimard (2009).
  • Yoshimura A (2006) auteur du roman La jeune fille suppliciée sur une étagère. Acte Sud.

Article paru dans la revue “Le Bulletin des Jeunes Médecins Généralistes” / SNJMG N°21

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