Il y a beaucoup d’argumentaires, en particulier économiques, pour démontrer que les cadres ayant une durée de vie plus importante que les ouvriers, il faille en tenir compte soit pour les ouvriers sous forme de prise en compte de la pénibilité, soit sous forme des carrières longues ou autres compensations ce qui parait tout à fait légitime.
Mais scientifiquement il y a quelque chose de choquant non pas sur le principe mais sur la base de la réflexion : en effet comparer des durées de vie suppose qu’elles soient comparables, or c’est un postulat loin d’être démontré ! L’âge de mortalité étant pour les hommes en moyenne de 80 ans dans l’étude (INSEE) de 2019, on pense logique que pour une étude publiée en 2019 il faille attendre 4 à 5 ans entre le recueil des données et leur publication. On peut donc tabler qu’il s’agit de chiffres de 2015.
Il s’agit de personnes qui ont donc bénéficié de l’âge de la retraite à 60 ans et donc on peut estimer que leur prise de retraite s’est faite au mieux 20 ans auparavant donc en 1995, puisqu’ils sont décédés à environ 80 ans en 2015 et logiquement déduire une carrière se déroulant de 1955 à 1995.
C’est là le problème !
En effet cette période de 1955 à 1995 a vu des conditions de travail redoutables pour les ouvriers qu’il s’agisse de la métallurgie, des mines, du bâtiment, etc., avec des manutentions lourdes, des intoxications sérieuses et des horaires importants, etc. Toutes choses qui ont considérablement été modifiées depuis, même s’il reste beaucoup d’améliorations à apporter !
De même cette période de 1955 à 1995 a été un moment très particulier pour les cadres qui étaient le noeud intellectuel de la fabrication, ils portaient le savoir et l’expérience et avaient la délégation de l’employeur dont ils étaient quelque peu le relais dans un climat de confiance.
Là aussi la période actuelle n’a plus rien à voir car depuis la fi n des années 90 une triple révolution est apparue qui a bouleversé l’existence des membres de l’encadrement.
Une révolution financière qui a modifié les priorités et l’ambiance en ne mettant plus la priorité sur la qualité du
travail mais sur sa rentabilité quelle qu’en soit sa qualité.
La seconde révolution a été l’industrialisation du travail tertiaire avec l’introduction des téléphones portables et des micro-ordinateurs à tous les niveaux, ce qui a fait circuler l’information beaucoup plus rapidement et a mis l’information à la disposition de tous dépossédant ainsi les cadres d’une grosse partie de leur raison d’être et de leur statut de salarié particulier.
La troisième étant la prise en compte du bouleversement introduit par les 35 heures, au sujet des cadres. Une situation faisant enfin apparaitre que la fatigue au travail n’est pas seulement due au « temps » de travail mais également au « tant » de travail et surtout à son « rythme ». Ce n’est pas pour rien que l’émergence des problématiques des risques psycho-sociaux date de cette époque. Autant un salarié aux hauts fourneaux lorsqu’il quitte son travail le quitte réellement, autant un cadre conserve en tète ses soucis professionnels lorsqu’il quitte le bureau avec un respect des horaires plus élastique car le contrôle est moins facile que devant le haut fourneau.
Sans compter l’allongement des études qui repoussent la date des cotisations retraite alors que cela devrait être considéré comme du travail.
En conclusion on peut comprendre que la différence de durée de vie évoquée s’explique pour ces salariés ayant travaillé dans la période de 1955 à 1995 mais est-on légitime à inférer qu’il en sera de même pour les suivants qui vivent une période tout à fait différente, aux contraintes qui n’ont plus rien à voir ? Assurément non !
Ce ne serait pas scientifique !
Un signe impressionnant a été le discours des cadres lorsqu’ils ont pu racheter des années d’étude : malgré le prix élevé de ces rachats, ils n’hésitaient pas car ils n’étaient pas attirés par la retraite mais ils voulaient surtout fuir ce travail devenu invivable !
L’impérieuse nécessité de rendre les fi ns de carrière plus vivables et attractives ne peut résulter que d’une amélioration des conditions de travail, en particulier psychiques, ce n’est pas par hasard qu’une note d’information conjointe de l’OMS et de l’OIT a été réalisée récemment sur le sujet de la santé mentale au travail en mettant cette thématique prioritaire.
Enfin ultime élément de confusion : la logique de l’argument de la durée de vie devrait logiquement proposer d’allonger la durée de cotisation pour les femmes puisqu’elles vivent plus longtemps ! Ce qui est inacceptable pour de multiples raisons.
Sans compter que selon les régions il peut y avoir aussi jusqu'à 3 ans et demi de différence de durée de vie (le Var versus le Nord selon l’INSEE).
L’âge de la retraite est composé de multiples éléments dont il faut bien mesurer la complexité et éviter des raccourcis méthodologiques pouvant conduire à des erreurs.
Dr Bernard SALENGRO
Médecin du travail et expert santé au travail CFE-CGC
Article paru dans la revue « Espace santé au travail » / CFE CGC N° 69