Santé au travail 2022 - Les risques de la réforme

Publié le 17 Nov 2023 à 14:56

 

Le système de santé se transforme : de plus en plus scientifique et technique, numérisé, privatisé, managérial. La santé au travail, désormais intégrée dans la santé publique, risque de connaître à son tour ces changements.

La loi du 2 août 2021 se met en place progressivement : passeport de prévention, visite médicale de mi-carrière, renforcement de l’évaluation des risques.

Le décret sur la certification des services de médecine du travail annoncé pour juin 2022 mérite une attention particulière. Le texte doit déterminer comment les autorisations délivrées par le ministère du Travail vont être remplacées par des contrôles réalisés par des auditeurs qualité. Les nouveaux SPST (Services de Prévention et de Santé au Travail) devront exercer leur activité dans le cadre des codifications, procédures et référentiels annexés au décret.

La généralisation des normes qualité dans le secteur social n’est pas un grand succès : cela n’a pas empêché la détérioration du travail et des relations humaines à l’hôpital, dans le médico-social, dans les Ehpad. La certification de la formation professionnelle n’est pas incompatible avec les fraudes à grande échelle sur le Compte personnel de formation. La qualité du système français de formation, bien que certifiée, se dégrade depuis la réforme de 2018.

La tendance est à la centralisation, à l’uniformisation, au formatage des dispositifs de prévention. C’est un paradoxe, comme si on entendait traiter les conséquences de l’industrialisation du travail en industrialisant la prévention. Au sein de ce nouveau cadre normatif, il s’agit de répertorier et de classer les risques professionnels dans des catégories prédéterminées par des référentiels, et d’apporter ensuite des réponses standardisées aux problèmes qui se présentent. La démarche s’éloigne d’une perspective propre au système français qui recommande de prendre en compte la complexité et la singularité des situations de travail par des prises en charge et des actions adaptées, dans le cadre d’échanges avec les employeurs, les personnes et leurs représentants. La logique de la certification a vocation à s’étendre de proche en proche à tous les acteurs de la santé au travail.

Les SPST seront conduits à travailler avec des partenaires eux-mêmes certifiés, qui partagent le même langage technique et médical.

Le paysage se modifie rapidement. Cette évolution correspond à une certaine façon contemporaine de concevoir les politiques du travail : Il s’agit de substituer à un système d’institutions jugées obsolètes un mode de gouvernement du social qui se veut scientifique, rationnel et efficace. Emmanuel Macron déclarait au soir du premier tour de l’élection présidentielle « Voulons-nous d’une France qui, face aux crises en cours et à venir, continue à faire confiance à la science, à la raison, à la compétence comme nous l’avons fait ces derniers mois et ces dernières années ? » (discours du 10 avril 2022, France 24.com, Youtube, 9’/13’). Les acteurs sont confrontés à de nouvelles pratiques : pilotage par des consultants, remise en cause des savoir-faire et des marges de manœuvre des professionnels, contrôle sur les entreprises et les personnes.

Le traitement des données de santé s’amplifie avec l’arrivée d’une nouvelle vague de données, celles de la santé au travail. La certification va faciliter l’utilisation de ces données. La numérisation du travail qui répond à la même logique ouvre la perspective de voir les êtres humains réduits à leurs comportements, que des dispositifs permettent de modéliser, orienter, prédire. La digitalisation généralisée de la santé au travail n’était pas inéluctable, mais la loi de 2021 a donné le feu vert aux investissements en attente de ce nouveau marché (voir les annonces de subventions et de levées de fonds qui se succèdent dans la presse économique). L’interconnexion des systèmes informatiques que recommandait le rapport Lecocq est en marche, y compris avec le logiciel controversé Padoa dont s’équipent les SPST.

Le secret médical est remis en question. La loi a autorisé l’échange de données médicales entre la médecine du travail et la médecine de ville sous réserve d’un droit d’opposition des intéressés. Dans les entreprises, les salariés sont incités à utiliser des applications pour enregistrer leur état de santé mentale. Sont-ils en mesure de s’y opposer ? Les vendeurs proposent un argumentaire aux employeurs pour faire céder les récalcitrants. Le moment serait venu de passer du statut de sujet avec des droits qui doivent être respectés, à celui de personne potentiellement « fragile » ou « vulnérable » à « accompagner » par des experts certifiés, voire par des psychologues virtuels (psychothérapies digitales).

Surveiller la santé ou améliorer le travail ? Selon la nouvelle politique, la qualité de vie au travail passerait par l’utilisation d’« outils dédiés » à la santé au travail (applications, plateformes). Pour les entreprises qui se tournent vers des prestataires extérieurs, l’enjeu est de garder la maîtrise de leur politique de prévention. Le risque est d’investir dans des technologies de mesure et de diagnostic sans traiter les causes (au niveau de l’organisation du commandement et du travail).

Un mouvement de fond. Plusieurs facteurs ont contribué à ces évolutions : croyance dans l’efficacité managériale qui encourage l’objectivation des fonctionnements humains et sociaux (diagnostics en ligne, protocoles, traitement des données) - mise en œuvre des programmes de l’OMS et de l’UE (« médicalisation de tous les aspects de l’existence », intégration de la santé au travail dans la santé publique) - convergences politiques (les courants critiques ont misé sur la santé pour changer le travail).

Ces évolutions contribuent à fragiliser l’institution du travail qui aide la société à tenir. Pour la conception scientifique et technologique de la santé, la notion de travail comme institution n’a pas de sens.

D’autres orientations ? 

• Envisager de restreindre l’enregistrement de données psychologiques au niveau de l’entreprise. Reconsidérer la possibilité pour la médecine du travail d’avoir accès aux informations médicales personnelles. Faire précéder les investissements dans la numérisation par des études préalables et des débats. 

• Circonscrire le périmètre de la certification. Préserver la liberté des intervenants en santé au travail d’entrer ou non dans la certification. Continuer à s’opposer aux normes ISO en management de la santé sécurité au travail (position historique de la France au niveau international). 

• Analyser l’influence des lobbies. Distinguer entre les fondations, instituts, think tanks les plus influents sur le plan de l’idéologie scientiste, les cabinets de conseil et les start-ups. Identifier les proximités entre ces structures privées et les décideurs de la santé numérique qui partagent les mêmes références. Aller vers la transparence sur les contrats et les subventions (recommandations de la commission d’enquête du Sénat).

Par Christophe Gilloire,
Responsable RH
• Publié le 27 avril 2022 sur https://blogs.mediapart.fr 

Article paru dans la revue « du Syndicat Général des Médecins et des Professionnels des Services de Santé au Travail » / CFE CGC N° 70

Publié le 1700229385000