Réponses de l’hôpital face à la crise

Publié le 31 May 2022 à 14:40

COMMENT EN EST-ON ARRIVE LA ?

ENTRETIEN AVEC RENÉ DUCLOS, DIRECTEUR D’HÔPITAL RETRAITÉ ET JURISTE Propos recueilli par Pierre Rumeau, SNPH/INPH
Pierre Rumeau : Originaire d’un village agricole du Couserans en Ariège, vous avez été après des études de droit vous ayant mené à la thèse, Directeur d’Hôpital ayant fait carrière au CHU de Toulouse comme directeur de site, puis directeur des affaires médicales et enfin juridiques, vous avez été très investit dans la résolution des conflits avec les usagers et la défense des patients. Qu’est-ce pour vous qu’un Directeur d’Hôpital ?

René Duclos : Comme vous l’avez indiqué, j’ai une formation de juriste en droit public. Mon jury de Thèse de Doctorat, qui portait sur « L’hospitalisation à domicile », était composé entre autres du Pr  Vellas, professeur de droit international et fondateur de l’université du 3ème âge, et du Pr Albarède dont le pavillon que vous occupez à l’hôpital Purpan porte aujourd’hui le nom. Je me suis orienté dans cette profession via le concours de Directeur des Hôpitaux sur les conseils de mon maître le Pr Vellas, et je n’ai jamais regretté ce choix !

Sur le plan strictement juridique, le Directeur est le représentant légal de l’établissement qu’il dirige : il n’est pas soumis au pouvoir hiérarchique du ministère et de l’ARS. La tutelle porte sur les actes de l’établissement qui est doté d’une autonomie juridique et financière ; préciser également que l’Hôpital est une personne morale de droit public. La responsabilité de l’Hôpital peut être mise en cause devant les juridictions administratives (tribunal administratif, cour administrative d’appel et conseil d’Etat). L’Hôpital n’est donc pas une entreprise, le Directeur dirige et ne manage pas (concept emprunté à l’entreprise), le malade n’est pas un client mais un usager. Le Directeur est donc un décideur, un gestionnaire, il est ordonnateur de dépenses de son établissement. Parler aujourd’hui, comme on a trop tendance à le faire, d’Hôpital entreprise est donc une hérésie conceptuelle et juridique ! Le Directeur, s’il est bien gestionnaire, doit être un fédérateur, un coordonnateur. Il doit être réceptif aux attentes de l’ensemble du personnel de son établissement : on peut le comparer à un chef d’orchestre qui doit veiller à l’harmonie des soins (ce qui est loin d’être facile), il tient la baguette, dirige mais doit être respectueux du talent et des compétences de ses musiciens. Il doit savoir avant tout écouter !

L’éthique n’est pas qu’une affaire de comité ! Il s’agit pour un Directeur de la mettre en action au quotidien. Je donnerais trois exemples de ce qu’est pour moi l’éthique « en action ». Le premier exemple est tiré d’un poème de Victor Hugo que récitait mon grand-père. Dans ce poème l’enfant (Victor Hugo lui-même) est sur un champ de bataille, en compagnie de son père le général, les français sont vainqueurs. Le sol est jonché de blessés et de mourants ennemis. L’un d’eux supplie qu’on lui donne à boire ce que s’apprête à faire l’enfant, lorsque le blessé se redresse et tire un coup de feu sur le père, le frôlant dangereusement, et, à ce moment-là, le père dit à l’enfant : « Donne lui tout de même à boire !  ». Le deuxième exemple est tiré du grand livre de l’écrivain russe Vassili Grossman « Vie et Destin ». Après la défaite allemande de Stalingrad, une vieille femme russe, contemplant un cortège de prisonniers allemands, décide de donner du pain à un des prisonniers, envers et contre toute logique répressive et punitive. Le troisième exemple est tiré de l’histoire, il renvoie aussi à la deuxième guerre mondiale. Nous savons tous que les malades des Hôpitaux psychiatriques français ont payé le prix fort en termes de vies Humaines. Ils ont été victimes de la faim et quelques fois d’expériences médicales. Et bien, il y a eu des Directeurs d’établissement ou des responsables (des religieuses principalement) qui ont choisi de s’affranchir des règles de la commande publique pour secourir leurs patients. Voilà ce que devrait être l’éthique : un effort pour être quelqu’un de Bien. L’actualité de la COVID est jalonnée par ce type de « gestes qui font des soignants, non pas des héros, mais des gens qui « agissent Bien », qui obéissent aux devoir de leur conscience de soignants et d’êtres Humains… et ils ne sont pas les seuls, loin s’en faut !

P.R.- : Pouvez-vous nous donner votre lecture de l’organisation actuelle des relations entre Praticiens et Directeurs ? Vous avez fait partie d’un hôpital pilote dans la mise en place des pôles : comment analysez-vous ce fonctionnement ?
R.D: La relation entre Directeurs et médecins a toujours été excellente. On parle de guerre des pouvoirs, mais en réalité la cohabitation est permanente car les intérêts sont communs ! Je peux en témoigner en tant qu’ex-Directeur des affaires médicales dans un CHU. Il est important d’avoir un personnel médical de qualité et Directeur Général, Président de CME, Doyens forment une troïka qui doit marcher « main dans la main ». Il y a un intérêt permanent à ce que l’établissement fonctionne dans les meilleures conditions.

S’agissant des pôles, leur création est l’œuvre d’ingénieurs et non des directeurs : les pôles sont inspirés de l’entreprise. Sans aller jusqu’à dire qu’il s’agit d’une mauvaise chose, je pense que les pôles ont contribué à la balkanisation de nos Hôpitaux ; les pôles ont introduit un esprit de concurrence et contribué à amplifier la « Bureaucratisation » de nos institutions. On a toujours parlé à propos de l’Hôpital de « problèmes d’organisation » ce qui est juste. Mais les pôles ont ajouté de l’organisation à une organisation déjà très lourde dont on n’avait jamais su tirer le meilleur profit.

Je n’ai pas eu l’occasion de voir la loi Hôpital Patients Santé Territoires mise en application. Tout ce que je peux dire, c’est que son élaboration, sa « genèse » ont été fort peu démocratiques. Cela a été une fois de plus l’affaire d’experts, d’une oligarchie ; or les grecs se méfiaient déjà des experts ! Fautil le rappeler : l’expertise est par essence l’ennemie de la démocratie ! Dans nos institutions, comme dans l’administration en général, l’un des problèmes principaux est le « déficit démocratique ». Nous sommes prisonniers d’un système « où personne n’écoute personne » disait déjà Michel Crozier. Tant que nous n’aurons pas réintroduit un esprit réellement démocratique à l’échelle de nos institutions, les problèmes subsisteront. Nous devons sortir de « l’ère des chefs » et renouer avec l’esprit démocratique. Avec la tarification à l’activité, nos Hôpitaux sont devenus des « usines à soins » soumises aux impératifs de la productivité, de la rentabilité. Comme dans les grandes entreprises, les « Hôpitaux » ont été financiarisés. L’état prévisionnel des dépenses et des recettes, dixit un Directeur est devenu notre juge de paix ! Tout est dit, je crois, avec cette phrase. Le « tout financier » est en train de détruire l’Humain.

Nous devons sortir de « l’ère des chefs » et renouer avec l’esprit démocratique.

P.R.- : Comment est organisée la hiérarchie parmi les Directeurs d’Hôpitaux ? Comment définir le « droit de réserve » qui leur est si souvent opposé ?
R.D: Il est sûr que les pouvoirs des Directeurs Généraux ont été, à leur demande, considérablement renforcés sur tous les plans. L’Observatoire des Inégalités constate qu’environ 5 % des agents de la fonction publique touchent le double du salaire médian de la fonction publique, une grande partie de ces hauts salaires est constitué de Médecins et Directeurs d’Hôpitaux (pour ces derniers les primes représentent 30 % en moyenne avec des écarts d’environ 30 % entre différents directeurs). Nommés en conseil des ministres, les Directeurs Généraux se rapprochent de la caste « d’aristocratie stato-financière » dont parle Emmanuel Todd dans son dernier ouvrage : leurs pouvoirs sur leurs collaborateurs ont été renforcés, et la gestion de leur carrière, comme celle des Hospitalo-Universitaires, relève des ministères alors que celle des Directeurs fonctionnels et des PH est assurée par un centre de gestion, deux poids, deux mesures en quelque sorte.

Le devoir de réserve est peu mis en avant par les Directeurs. Plus inquiétant, à mon avis, est « la consanguinité des esprits ». Les pressions sur les Directeurs se voient accentuées : l’organisation en pôle et la logique de la tarification à l’activité ont fait beaucoup de dégâts… Les médecins se plaignent à juste titre de fermetures de lits (plus de 100.000 en 20 ans) qui ont concouru à la mise en tension du système sanitaire. Nous sommes en train de prendre la mesure de ce « désarmement sanitaire » général. Nous avons fermé des lits de suite, de secteur de psychiatrie, de réanimation, nous avons abandonné les actions non rentables tel le long séjour délégué au privé : on voit ce qu’il en est aujourd’hui. Ceux que Marc Losson appelait des « camps de vieillards » (Le Monde, 1979) ont connu une surmortalité effroyable. Tout cela nous le doit au « Lean Management » de zéro stock et zéro délai qui a pu aboutir à ce qu’Edgard Morin appelait « le Zéro pensée » !

P.R.- : Quel serait votre conclusion sur l’esprit et la manière dans lesquels un Hôpital doit être gouverné ?
R.D: Il faudrait apprendre à travailler ensemble, partager une même vision des choses, ce dont nous sommes encore très loin. L’on ne gouverne pas par décret les mentalités et il faut sortir de ce mythe de l’Hôpital-entreprise, car l’entreprise, du moins en France, n’a jamais été un modèle de démocratie interne, loin s’en faut ! « Mal nommer un objet c’est ajouter au malheur de ce monde, » disait Albert Camus, et c’est ce que nous avons fait. Les grecs se méfiaient de l’hubris. L’ère des chefs qui selon Yves Cohen a commencé au XIXème siècle a produit des effets dévastateurs. Donner trop de pouvoir aux Directeurs, en affaiblissant les pouvoir syndicaux, politiques, aura été une mauvaise chose. La « contre-démocratie » dit Pierre Rosanvallon est et demeure une nécessité : la destruction de l’état social, le démembrement du code du travail, ont affaibli la démocratie et amplifié l’hubris et la guerre des egos. Par ailleurs, comme chacun le sait, « trop de loi tue la loi » et l’Hôpital a été étouffé par la tyrannie des normes, de la règlementation et des procédures : pour changer de paradigme, il faut donc privilégier l’esprit démocratique, l’inventer comme écrivait Cornelius Castoriadis. Pour cela il faut non seulement donner toute sa place à l’éthique dans l’enseignement et la formation mais aussi aux Sciences Humaines et cela pour toute catégorie de personnel à l’Hôpital !

(Extrait d’un siècle à l’autre, Régis Debray : « La puissance publique n’a plus aujourd’hui ni d’espace ni de temps pour l’ombre d’une pensée. »)

P.S: en ce qui concerne la Fédération Hospitalière de France : elle joue son rôle, elle a vocation à défendre les intérêts des établissements publics, à faire entendre leur voix auprès des pouvoirs publics. Elle n’a cessé de dénoncer l’austérité budgétaire, l’insuffisance de moyens mais elle n’a guère été entendue… Ce n’est pas une instance politique mais technique. A regarder de plus près, il semble bien que la fameuse consanguinité des esprits dicte encore sa loi, ce qui veut dire qu’il faut voir la Fédération, pour certains au moins, comme le point d’aboutissement d’une carrière de gestionnaire, son couronnement en quelque sorte et oserais-je le dire ? Sa devise n’est guère « de l’audace et toujours de l’audace » : « la prudentia » reste donc sa doxa ; la fameuse « obligation de réserve » ?

Article paru dans la revue « Intersyndicat National Des Praticiens D’exercice Hospitalier Et Hospitalo-Universitaire.» / INPH n°20

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