Rapport intermédiaire du Groupe de travail de la Fédération Française de Psychiatrie (FFP) sur « psychiatrie et radicalisation »

Publié le 30 May 2022 à 15:55

Résumé Par Michel DAVID - Vice-président du Syndicat des Psychiatres des Hôpitaux (SPH)

Le contexte
Avant d’exposer les éléments du rapport, il est utile de le replacer succinctement dans le contexte des relations de la psychiatrie avec la radicalisation religieuse, notamment islamiste qui a un retentissement important dans notre société.
Les actes terroristes qui en découlent interrogent souvent l’opinion publique sur l’état mental des personnes qui les commettent. La psychiatrie, en tant que discipline, et les personnels de santé en psychiatrie sont régulièrement interpellés pour intervenir dans ce domaine. La prudence étant de mise, malgré des échanges entre organisations professionnelles et pouvoirs publics, une forte pression est exercée sur la psychiatrie pour éventuellement « soigner » aussi bien ceux qui ont commis ces infractions que ceux qui pourraient les commettre.

Les motifs de la mission
À la demande du Comité Interministériel de Prévention de la Délinquance et de la radicalisation (CIPDR) qui est présidé par le Premier ministre ou, par délégation par le ministre de l’Intérieur, la FFP a accepté de mener une recherche-action pour répondre aux questions suivantes :
- Mieux comprendre le processus de radicalisation et interroger la place de la maladie mentale et de la psychopathologie dans les différentes étapes de ce processus;
- Définir la place des équipes de psychiatrie dans la prévention de ce phénomène et la prise en charge des personnes radicalisées;
- Créer si cela paraît pertinent un module de formation pour les équipes de psychiatrie.

Le groupe de travail de la Fédération Française de Psychiatrie (FFP), coordonné par le Dr Jean Chambry (PH de l’EPSM Maison-Blanche), président du Collège de pédopsychiatrie de la FFP, est composé du :
- Pr Michel Botbol, Professeur de Psychiatrie Infanto-Juvénile au CHU de Brest ;
- Dr Roger Teboul, Praticien Hospitalier de l’EPSM de Ville-Evrard ;
- Dr Catherine Lacour-Gonay, Praticien hospitalier de l’Hôpital de Lagny ;
- Dr Danièle Roche-Rabreau, Praticien hospitalier honoraire de l’Hôpital de Lagny ;
- M. Nicolas Campelo, Psychologue en Pédopsychiatrie, Pitié-Salpêtrière.

Les rédacteurs du rapport intermédiaire sont Michel BOTBOL, Nicolas CAMPELO et Catherine LACOUR. Le rapport n’est qu’intermédiaire, alors qu’il aurait dû être définitif, car les travaux menés nécessitent des compléments d’investigation. L’importance du phénomène impose de continuer l’analyse raisonnée et non précipitée afin de ne pas conduire à des conclusions imprécises pouvant conduire à des propositions inadaptées, notamment en matière de formation comme le rappellent les rédacteurs : « (…) La complexité des informations recueillies et la difficulté à les valider suffisamment pour en tirer des orientations consistantes, ne nous a pas encore permis d’élaborer un programme de formation susceptible d’être proposé aux professionnels de la psychiatrie ainsi qu’à leurs partenaires. ».

Le rapport se compose de deux parties :
- Un exposé des travaux;
- En annexe, les fiches résumées des 14 personnes auditionnées.

Synthèse des travaux
La revue de littérature
Le groupe de travail a débuté sa mission par une revue préalable de la littérature qui est majoritairement consacrée aux organisations terroristes des années 2000 qui sont différentes de celles des années  2010. Parmi les définitions de la radicalisation, celle de Khosrokhavar a été retenue  : «  Processus par lequel un individu ou un groupe adopte une forme violente d’action, directement liée à une idéologie extrémiste à contenu politique social ou religieux qui conteste l’ordre établi sur le plan politique, social ou culturel.  » La radicalisation semble le plus souvent l’aboutissement d’un long processus de maturation d’origine multifactoriel  : contexte social, trajectoire individuelle et adhésion à un groupe.

Le recrutement récent de terroristes fait apparaître la notion d’une radicalisation jeune « maison » et de plus en plus souvent féminine avec les particularités d’une «  niche écologique  » définie comme « les conditions qui permettent à une épidémie sociale et psychologique d’éclore, et de se développer dans un espace culturel et historique donné, puis de s’éteindre ».

Les études cherchant à établir ou non un lien entre maladie mentale et radicalisation sont consensuelles en considérant que les terroristes n’ont pas une psychopathologie spécifique, voire même auraient «  une santé mentale solide  ». En revanche, chez le terroriste suicidaire selon un auteur (Sageman), 53  % présentent des symptômes de dépression/mélancolie, 69  % des personnalités évitantes/dépendantes, 20  % des PTSD, 40 % ont présenté des symptômes suicidaires et 13 % avaient des antécédents de tentatives de suicide. Les terroristes organisateurs ne présenteraient pas ces troubles. Le recrutement des terroristes kamikaze se ferait parmi des personnes endeuillées, handicapées, avec des maladies mentales et d’éventuelles tendances suicidaires. Ce recrutement récent diffère de celui des années 2000 (du temps d’Al-Quaida, qui écarterait les personnes fragiles, peu fiables). Il reste toutefois difficile d’établir un profil type.

Les rapporteurs se sont particulièrement intéressés au processus de radicalisation à l’adolescence. Les facteurs suivants ont été mis en évidence au cours des auditions :

- L’engagement radical comme processus de guérison d’une fragilité dans la période de transformation de l’adolescent ;
- Les failles sociales et familiales;
- La consommation de toxiques;
- La crise des idéologies contemporaines ne facilitant pas la construction d’une identité autour d’un idéal ;
- Les modifications du positionnement éducatif centré sur l’individu et le narcissisme
- Le processus de ségrégation et de stigmatisation en fonction du contexte social ;
- Le sentiment d’impasse à l’origine d’états de rage ;
- La rencontre avec un discours séducteur et pervers offrant une solution temporaire à la douleur existentielle ;
- La fusion dans un groupe créant un effacement de l’individualité, propice à l’imitation et l’uniformisation.

Les auteurs concluent provisoirement leur revue de la littérature de la manière suivante  : «  La revue de la littérature ne met pas en évidence de facteurs sociodémographiques déterminants hormis la jeunesse des radicalisés. La plupart ne présentent pas de maladies mentales et présentent des profils extrêmement variés. Ils semblent néanmoins avoir en commun une «  fragilité existentielle  », même si elle ne s’exprime qu’à bas bruit. L’adolescence est une période sensible au cours de laquelle la rencontre avec un discours radical joue un rôle important. Ce discours, proche des méthodes d’emprise sectaires, cible les fragilités du jeune en apaisant ses angoisses, en le valorisant et en répondant à un désir d’idéal et de subversion. Enfin, l’effet de groupe participe du processus transformatif de radicalisation qui se fait progressivement, effaçant l’individualité au profit du groupe. ».

Les thèmes abordés au cours des auditions
Les thèmes abordés concernent :
- La radicalisation et la psychiatrie ;
- La radicalisation et la religion ;
- La radicalisation et la délinquance ;
- Les enseignements tirés des prises en charge.

Radicalisation et psychiatrie
Le consensus est important parmi les spécialistes sur l’idée que « la radicalisation ne peut être majoritairement rattachée à la maladie mentale ». Les rares cas de pathologie mentale repérés concernent la schizophrénie et la paranoïa avec des proximités avec l’idéalisme passionné, mais dans ce dernier cas «  une psychose fonctionnelle  » est évoquée plutôt qu’une pathologie structurée. La psychopathie en tant que trouble de la personnalité est aussi retrouvée. Pour les adolescents, les mécanismes rencontrés ne sont guère différents de ceux observés chez des adolescents en difficulté, mais sans implication dans la radicalisation. En somme, «  Dans la pluralité de ces modèles, la radicalisation de ces adolescents résulte de la rencontre d’un processus banal d’adolescence en souffrance avec la puissance du religieux qui, en abolissant le doute, réunit les conditions d’une réparation narcissique efficiente. (…) Il ne s’agit donc pas d’une psychopathologie spécifique, mais d’une forme spécifique d’expression d’une psychopathologie commune ».

Radicalisation et religion
Pour tous les intervenants, l’engagement dans la radicalisation est une «  conversion  », car elle marque une rupture avec les croyances religieuses (musulmanes ou non) de l’adolescent ou de sa famille. La place de l’Islam diverge chez les intervenants, mais sans créer de positionnements inconciliables entre les points de vue. Leur analyse est beaucoup plus nuancée que dans l’espace médiatique, d’autant plus que les formes de radicalisation sont diverses. En fait, la « radicalisation des adolescents n’est presque jamais religieuse ». La culture islamique est souvent pauvre parmi ces adolescents et relève plutôt de «  superstitions plus ou moins rationalisées ».

Radicalisation et délinquance
Les données divergent également sur ce sujet. Les éducateurs auraient tendance à considérer que les adolescents radicalisés seraient différents des adolescents délinquants, mais sans que ce constat puisse être objectivé et qui pourrait être la conséquence du regard porté sur ces jeunes au contact difficile, engagés dans une rupture importante. Il est aussi possible d’envisager que « ceux qui se radicalisent viennent du groupe de ceux qui ont raté leur délinquance ».

Enseignement tiré des expériences pratiques de prise en charge
Préalablement, il faut préciser que les quelques équipes qui ont pris en charge des adolescents radicalisés n’ont (heureusement) pas une cohorte importante. Deux objectifs importants se dégagent de ces expériences  : un objectif diagnostic et un objectif de sortie de radicalisation, pour lesquels la psychiatrie aurait un rôle important pour leur réalisation.
L’objectif diagnostic doit préciser le niveau d’engagement des jeunes présentant des signes évocateurs de radicalisation, le risque de conversion vers un engagement irréversible, le risque de transition vers l’activité terroriste.
L’objectif de sortie de la radicalisation porte sur des actions pouvant «  réhumaniser  » le fonctionnement du sujet.
Les diverses modalités d’intervention de la psychiatrie exposées par les rapporteurs posent deux grandes questions : la prise en compte du secret professionnel et celle de spécialiser des services. On se doute que ces deux questions n’ont pas fini d’alimenter un débat important, concernant à la fois des principes médicaux et des modalités d’organisation. Même si les auteurs avancent quelques pistes, ils constatent que «  le polymorphisme de la radicalisation à l’adolescence ne leur a pas permis de répondre encore à l’objectif de définir le rôle de la psychiatrie ».
Les conclusions et les recommandations de ce rapport qui n’est qu’intermédiaire, rappelons-le, se terminent par ces mots : « Dans l’état actuel de son avancement, le travail dont rend compte ce rapport intermédiaire a permis de mieux repérer le grand polymorphisme du concept de radicalisation à l’adolescence et, en conséquence, la difficulté opérationnelle à construire sur ce polymorphisme des modalités de prise en charge suffisamment stabilisées pour donner lieu à une formation validée.
La méthode choisie a montré son efficacité pour dégager les différentes hypothèses de travail sur lesquelles se fondent ceux qui se sont intéressés à cette question ou mis en place les premières réponses proposées.
Elle n’a pas encore abouti à une saturation des données telle, qu’elle conduise à penser à son inadaptation pour continuer de croiser des informations qui permettront de réduire notre incapacité actuelle à répondre à nos objectifs de départ.
C’est la raison pour laquelle, nous recommandons la poursuite de ce travail, sur les bases établies par ce rapport intermédiaire, afin de tester et évaluer les différentes hypothèses et options dégagées à ce stade et aller au-delà du constat actuel. ».

Annexe
Le corps du rapport est complété par la transcription des 14 auditions sur environ 2/3 pages chacune. Les personnalités auditionnées — 11 psychiatres et/ou pédopsychiatres, 1 psychologue clinicien, 1 sociologue et 1 magistrat — sont les suivantes :
• Bénézech Michel (Psychiatre honoraire des hôpitaux, ancien chef de service SMPR de la maison d’arrêt de BordeauxGradignan, professeur de droit privé à l’Université de Bordeaux IV)
• Campelo Nicolas (Psychologue clinicien et référent pour les jeunes radicalisés du service de Psychiatrie de l’Enfant et de l’Adolescent à l’hôpital de la Pitié Salpêtrière)
• Choquet Luc-Henry (Sociologue du droit)
• Cohen David (Professeur de Psychiatrie de l’Enfant et de l’Adolescent à l’hôpital de la Pitié Salpêtrière)
• Dayan Jacques (Pédopsychiatre au CHU de Caen, consultant honoraire à l’institut de psychiatrie de Londres)
• Garapon Antoine (Magistrat, docteur en droit, secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la Justice)
• Hefez Serge (Pédopsychiatre, responsable de l’unité de thérapie familiale dans le service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière)
• Marcelli Daniel (Pédopsychiatre, professeur à la faculté de médecine et chef de service de psychiatrie infanto-juvénile du CHU de Poitiers, Président de la SFPEADA)
• Monod Guillaume (Pédopsychiatre à l’Hôpital T. Roussel, docteur en philosophie et consultant en maison d’arrêt)
• Moro Marie-Rose (Professeur de psychiatrie, chef de service de de la « Maison de Solenn », Cohin)
• Oppenheim Daniel (Psychiatre et psychanalyste, Institut de cancérologie Gustave-Roussy)
• Piot Marie-Aude (Pédopsychiatre Institut Mutualiste-Montsouris et Dispositif Étape)
• Varnoux Aurélien (Pédopsychiatre, Hôpital Ballanger et Direction Interrégionale de la PJJ Ile-de-France - Outre-Mer)
• Zagury Daniel (Chef de service au Centre psychiatrique du Bois-de-Bondy, expertpsychiatre)

Pour conclure le résumé de ce rapport qui fera l’objet d’une publication par la Fédération Française de Psychiatrie, il convient d’insister sur la prudence de l’analyse des rapporteurs et leur démarche raisonnée et méthodique qui doit se poursuivre. Ces travaux, encore provisoires, pourront être utiles aux professionnels de la psychiatrie sollicités pour intervenir dans des questions de radicalisation religieuse. Ils sont à apporter aux débats, notamment quand des certitudes sont assénées avec force, essentiellement pour impliquer la psychiatrie dans des fonctions sécuritaires qui, même si elles ne sont pas absentes de ses missions depuis 1838, ne doivent pas occulter sa fonction primordiale qui est thérapeutique.

Liens d’intérêt : l’auteur déclare ne pas avoir de lien d’intérêt avec cet article.

Article paru dans la revue “Le Syndical des Psychiatres des Hôpitaux” / SPH n°15

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