J'ai eu l'occasion de faire un exposé récemment sur l'impact des conditions de travail de catégorie psychologique et organisationnelle sur des salariés d'une grande entreprise à très grande majorité tertiaire.
L'assemblée était assez diverse mais composée essentiellement de salariés avec cependant deux dirigeants dont j'ai découvert l'existence devant leurs interventions répétées pour minimiser l'impact du discours, cela fait partie de la diversité de l'entreprise et a permis des échanges intéressants.
Nous étions quatre intervenants, une psychologue, un témoin qui avait vécu un burn out, une universitaire et moi-même. Nous sommes intervenus à tour de rôle et avons répondu aux questions, jusque-là pas de problème mais à la fi n du dernier exposé le dirigeant qui paraissait le plus directif est intervenu pour dire que tout cela c'est bien beau mais les chiffres ne trompent pas : l'examen de la durée de vie des cadres et des personnes du tertiaire est supérieure de 7 ans à celle des ouvriers, CQFD, c'est quand même moins dangereux et plus confortable d'être dans les bureaux !
J'avais déjà eu cette réflexion qui m'avait un peu estomaqué et y avait réfléchi.
En fait les chiffres ne sont pas contestables c'est la réalité, ce qui est contestable c'est l'interprétation et la conclusion que l'on en tire !
En effet regardons ce que représentent ces chiffres, il s'agit de l'âge moyen de décès des cadres moyens et supérieurs par rapport aux ouvriers, dit comme cela la démonstration paraît évidente, or il faut décortiquer la construction de ces chiffres.
Ces chiff res correspondant à l'âge moyen auquel ont été colligés les données d'après les statistiques officielles de décès, or nous sommes en 2024, on peut légitimement penser qu'entre le jour du décès, son enregistrement dans l'état civil, sa publication dans les statistiques officielles, son recueil par les chercheurs spécialisés, son analyse et le temps de réflexion d'un article dans la littérature pour que cela soit public et utilisable, tous délais auxquels on peut rajouter le temps de diff usion et d'appropriation par les lecteurs on peut estimer, certes au doigt mouillé, que ce sont des chiffres qui correspondent à des décès survenus aux alentours de 2020 !
Ces chiffres de 2020 correspondent à l'âge réel du décès mais pour avoir l'âge de départ à la retraite il faut enlever une vingtaine d'années en moyenne on peut donc estimer que le départ à la retraite se situe vers 60 ans soit autour de l'année 2000 !
On peut donc considérer que les intéressés dont on étudie l'âge de décès ont eu une carrière qui s'est déroulée de 1950 jusqu'à environ 2000.
Cette considération change tout ! Car comment tirer des conclusions sur l'époque actuelle à partir des résultats d'une exposition étalée de 1950 à 2000 ! Ce sont deux périodes de conditions de travail et de vie tout à fait différente !
C'est une période où la fumée, le bruit, la poussière et la manutention manuelle étaient considérés comme constitutifs du travail de l'ouvrier. Une époque où l'on réclamait plus la prime que l'amélioration des conditions de travail !
La cohabitation avec les produits chimiques et leurs risques toxiques si elle n'était pas niée était minimisée quant aux répercussions possibles. C'est l'époque des gueules noires chez les mineurs !
Cette période a un peu connu les 35 heures sur la fin, mais était plus synonyme d'horaires à rallonge et d'une vie physique assez éprouvante. Le salaire a longtemps été à la semaine !
Les chiffres ne sont pas contestables c'est la réalité, ce qui est contestable c'est l'interprétation et la conclusion que l'on en tire !
C'est l'époque de l'activité minière et métallurgique en plein développement sans les protections qui existent aujourd'hui.
Il est incontestable que pour les ouvriers cette période n'était pas favorable.
Il est donc logique que les ouvriers confrontés aux nuisances décrites précédemment aient eu des répercussions telles que leur durée de vie s'en ressente sérieusement.
Enfin, ils étaient souvent rémunérés à la semaine avec une certaine inquiétude quant à leur avenir et leurs droits sociaux.
L'encadrement de l'époque se caractérisait par des conditions de travail moins exposées d'une part et moins déstabilisantes comme maintenant : ils avaient tout le savoir et la responsabilité dans leur tête ce qui leur donnait un certain pouvoir et une certaine stabilité. L'encadrement partageait par délégation le pouvoir de l'employeur ce qui leur donnait un sentiment de classe supérieure.
On le voit la différence de statut et de conditions de travail de cette époque 1950 à 2000 entre les ouvriers et les cadres était certaine, cela explique facilement cette différence de durée de vie que l'on constate lors de leur décès autour de l'année 2020 ! Cependant inférer qu'il n'y a rien eu de changé depuis environ 2000 dans les statuts et les conditions de travail relève de la manipulation ou de l'incompétence, or c'est ce qui est fait en présentant la durée différentielle de vie constatée aujourd'hui pour dire que les cadres vivent plus vieux que les ouvriers !
En fait on n'en sait rien pour la population de notre époque soumise à des niveaux de stress jamais atteints, attendons leur décès et à ce moment là seulement on pourra tirer des conclusions mais je doute fort qu'elles soient semblables.
En effet cette période 1950-2000 n'a pas connu ou presque le téléphone portable, véritable laisse électronique ni l'ordinateur portable ni tous ces merveilleux outils des nouvelles technologies qui sont les caractéristiques majeures des conditions de travail après 2000 !
La période actuelle se caractérise par une déstabilisation importante de l'encadrement qui a perdu pour beaucoup de sa superbe car le savoir est de moins en moins dans leur tête mais plutôt dans l'ordinateur, car le pouvoir s'est considérablement recentralisé et les directives tombent d'en haut sans avoir bénéficié de la percolation par les strates d'encadrement qui savaient rendre humains et possibles ces directives.
Enfin on a connu une véritable révolution industrielle du travail tertiaire à la fi n des années 1990 avec une montée du vécu du stress du fait :
• D'un management qui mettait plus l'accent sur la production rentable avec un ROE à deux chiffres quitte à se séparer d'une division pourtant indispensable à la production ! C'est l'antithèse de ce qui était prôné auparavant de la priorisation de la qualité ;
• D'un management court-circuitant petit à petit le rôle de l'encadrement chargé de répercuter en les rendant acceptables les directives du conseil d'administration ;
• D'un accès à l'information qui n'était plus réservé à l'élite passée par les bonnes écoles ou les bons parcours puisque cet accès se trouvait dans un ordinateur enfin accessible sur le bureau et non plus dans une tour d'ivoire dont le clergé était les informaticiens.
Ces changements s'accompagnent d'une montée considérable des plaintes et souffrances en rapport avec les conditions de travail et d'organisation provoquant des phénomènes de stress.
Enfin on a connu une véritable révolution pour les ouvriers maintenant aux 35 heures et bénéficient d'une cinquième semaine de congé, enfin mensualisés et étant de moins en moins exposés aux contraintes physiques par de multiples aides techniques de plus en plus perfectionnées et de moins en moins exposés aux contraintes toxiques par l'apparition de normes et de contrôles ainsi que d'un sentiment général considérant que cela devient inacceptable. Ce qui ne veut pas dire que cela n'existe plus mais plus avec la même prégnance !
Il est difficile de prévoir l'impact sur la durée de vie mais incontestablement les conditions qui ont généré cette différence constatée pour la période 1950 à 2000 aujourd'hui n'existent plus et ont laissé la place à d'autres qui pour le moment s'accompagnent d'un vécu de stress très important pour 12 % de la population active comme le révèle l'enquête d'opinion way de 2022 dont les chiffres trouvés ne sont pas très différents des chiffres des enquêtes que j'avais réalisées avec opinion way et avec la SOFRES dans les années 2007-2010 avec la CFE-CGC.
On peut donc confirmer la réalité des différences d'âge de décès mais en recadrant le contexte étiologique de cette différence sans pouvoir la rapporter à la population actuelle ce qui scientifiquement n'est pas justifié.
Dr Bernard SALENGRO
Expert santé au travail Président d'honneur CFE-CGC santé au travail
Vice-Président de l'INRS