Quelle formation à la Santé et sécurité au travail en 2030 ?

Publié le 30 May 2022 à 16:04


Un exercice de prospective de l’INRS

Marc Malenfer, Michel Héry, mission Veille et prospective de l’INRS
L’INRS conduit des exercices de prospective donnant à voir des futurs possibles du travail pour en déduire des enjeux de santé et sécurité et pouvoir s’y préparer. L’évolution des compétences des travailleurs face aux transformations à venir y est souvent évoqué. Les développements technologiques en cours et les transformations des modes de production qu’ils accompagnent rendent des métiers obsolètes, en font émerger de nouveaux, les modifient pratiquement tous. Le rythme de ces transformations ne cesse de s’accélérer et pose la question de l’actualisation des compétences des travailleurs. Les questions de formation sont un enjeu fondamental des années à venir sur le plan économique et social. Qu’en est-il de la formation à la Santé & Sécurité au Travail (S&ST) ? Comment doit-elle évoluer pour faire face aux défis de prévention que vont poser ces mutations du travail ? De quelles innovations peut-elle bénéficier ?
L’INRS s’est posé ces questions à travers un exercice de prospective consacré au futur de la formation S&ST à un horizon de dix ans. Comme d’habitude, l’institut s’est associé à plusieurs organismes concernés par cette question. Ce groupe de travail pluridisciplinaire a mené un travail de prospective « classique », étudiant différentes variables, imaginant des scénarios, identifiant des enjeux clés.
L’INRS a souhaité compléter cette réflexion par un volet stratégique. Les matériaux de la première phase ont donc été mis à la disposition des partenaires sociaux qui siègent à son conseil d’administration afin qu’ils s’en emparent pour identifier les principaux chantiers auxquels ils devront s’atteler dans les prochaines années pour adapter le dispositif de formation géré par l’Assurance maladie Risques professionnels et l’INRS, aux futurs contextes de travail et de prévention. En résulte une série de questions stratégiques susceptibles d’alimenter leurs réflexions sur le sujet.
Cet article présente directement les enjeux et questions issus de ces deux phases de travail sans aborder les aspects méthodologiques qui ont permis de les faire émerger. Ces éléments sont cependant détaillés dans un article plus long publié dans la revue de l’INRS, Références en Santé au Travail.

Enjeux
Adapter la formation à la S&ST aux transformations de travail
Les trois dernières décennies ont été marquées par de fortes évolutions des modes et méthodes de production : la soustraitance, la délocalisation, une automatisation croissante de la production et une intensification du travail favorisée par le développement des technologies de l’information et de la communication (TIC).

Une remise en cause majeure de ces évolutions paraît peu probable au cours de la décennie à venir2 . Elles sont susceptibles d’avoir des conséquences sur les formes d’emploi et donc sur la prévention des risques professionnels. Les principales incertitudes liées à cet enjeu sont :

  • La dilution des responsabilités de certains employeurs à travers l’externalisation de leur activité et un recours accru à des travailleurs sous statut d’indépendants ou au contraire une meilleure prise en compte de la « communauté de travail » réunissant entreprises utilisatrices et entreprises sous-traitantes ;
  • Des évolutions de la culture de prévention selon les métiers, voire les statuts : certaines branches industrielles, parce que c’est dans leurs pratiques habituelles, envisageront les choses pour l’ensemble des travailleurs intervenant sur leurs sites quand d’autres ne considéreront que leurs propres travailleurs ;
  • Les évolutions organisationnelles des entreprises : le niveau d’agilité des entreprises liée à la montée en puissance des organisations apprenantes et aux progrès d’une automatisation intelligente et flexible de plus en plus présente, l’apparition d’entreprises (dites « libérées ») ;
  • La montée en puissance de la notion de responsabilité sociale et environnementale (RSE) ou au contraire le développement d’« entreprises marques » sous-traitant la quasi-totalité de leur activité.
  • https://www.rst-sante-travail.fr/rst/pages-article/ArticleRST.html?ref=RST.TM%2063
  • La crise de la Covid-19 qui est intervenue depuis est plutôt venue confirmer et accélérer ces phénomènes. Elle pourra cependant se traduire par la relocalisation d’activités considérées comme stratégiques. Mais comme nous l’avons vu précédemment, la production sera automatisée.
  • La question des lieux de travail se pose également. Télétravail, commande d’installations à distances, itinérance de travailleurs maintenus en liaison avec leur entreprise par des TIC, etc., autant de facteurs qui peuvent modifier fortement les risques professionnels et nécessiter des formations adaptées voire spécifiques.

    Adapte la formation à la S&ST à l’évolution des parcours professionnel
    L’augmentation de la mobilité professionnelle des travailleurs et la flexibilisation accrue des emplois constituent des éléments importants dans une réflexion sur la formation à la S&ST. Au cours des vingt dernières années, les contrats à durée indéterminée sont devenus moins protecteurs, l’usage de l’intérim, des contrats à durée déterminée ou à durée de chantier a été facilité. L’agilité est devenue l’objectif des entreprises. Les travailleurs doivent mettre à jour plus fréquemment leurs connaissances.

    Pour être efficaces, la formation professionnelle en général et celle liée à la prévention des risques professionnels en particulier doivent accompagner ces trajectoires plus heurtées et faciliter les transitions.

    L’augmentation des troubles musculosquelettiques (TMS) et des risques psychosociaux (RPS), l’allongement des carrières professionnelles, mais aussi la volonté de certaines entreprises d’améliorer leur image en promouvant leurs politiques RSE et de qualité de vie au travail (QVT), placent la soutenabilité du travail au premier plan. Pour être efficaces, les méthodes, les modalités et les contenus des formations devront prendre en compte l’ensemble des situations : le public et ses besoins sont hétérogènes.

    Réguler et piloter ta formation à ta S&ST
    Les enjeux de régulation de la formation à la S&ST doivent être abordés à deux niveaux, celui des obligations réglementaires s’appliquant aux entreprises et celui du contrôle et de l’encadrement du dispositif par les acteurs qui en ont la responsabilité.

    A l’heure actuelle, une grande part des formations à la S&ST sont des formations obligatoires. Elles peuvent être définies par la réglementation comme les formations amiante dont le cadre (public, durée, compétences des formateurs, etc.) est défini par arrêté, ou indirectement comme les formations au certificat d’aptitude à la conduite d’engins en sécurité (CACES) qui sont encadrées par des recommandations des partenaires sociaux et un système d’accréditation alors que la réglementation n’impose que la délivrance d’autorisations de conduite. Ces formations obligatoires, font l’objet d’un encadrement formel, notamment dans le cadre du dispositif de démultiplication mis en place par les partenaires sociaux et géré par l’INRS et les Carsat.

    L’évolution du régime de la responsabilité de l’employeur en matière de santé et sécurité au travail pourrait avoir une influence importante sur la régulation de la formation à la S&ST. Dans l’hypothèse d’une accentuation du principe d’obligation de résultat, le nombre de formations obligatoires pourrait diminuer au profit d’une plus grande liberté des entreprises dans la gestion des compétences de leurs salariés en matière de S&ST. Il est également possible d’envisager un renforcement et une harmonisation des dispositifs de formations obligatoires. L’acquisition et la validation d’un socle de compétences en S&ST pourraient même devenir une obligation préalable à l’accès à un emploi.

    Enfin, au regard de parcours professionnels de plus en plus fractionnés, la question se pose de l’individualisation de la gestion des compétences en S&ST. Le salarié ne sera-t-il pas à l’avenir le principal responsable et gestionnaire de ses qualifications dans ce domaine (comme dans d’autres) ?

    Adapter tes modalités de formation à ta S&ST
    Les technologies de l’information et de la communication (TIC) ont entraîné des évolutions importantes des techniques de formation qui vont se poursuivre dans les prochaines années. Elles offrent des possibilités nouvelles dans la manière d’enseigner et d’apprendre : e-learning, supports multi-media, outils de simulation… En raison de l’accès quasi illimité aux connaissances que permet Internet, elles entraînent une modification des rapports entre formateurs et apprenants. Les premiers ne peuvent plus adopter une posture unique de sachant délivrant leur savoir. Leur rôle évolue de plus en plus vers celui d’un guide accompagnant les personnes dans leur processus d’acquisition de compétences nouvelles. La monétisation de la formation accentue cette évolution des attitudes, les stagiaires adoptant de plus en plus des postures de clients.

    Il est à noter qu’une partie importante des formations à la S&ST mobilise une dimension applicative qui peut difficilement être totalement dématérialisée. C’est par exemple le cas des formations SST, PRAP3 , amiante ou pour les CACES. Une première incertitude concerne la part que tiendra la formation initiale dans l’enseignement de la S&ST. En formation initiale, le formateur joue un rôle d’accompagnement dans la durée. La formation continue permet des modalités de formation variées : stages courts, e-learning, alternance, formation en situation de travail, blended learning (apprentissage hybride)… Une réflexion sur les parts respectives de ces techniques dans les dispositifs de formation s’impose.

    Sept questions stratégiques pour ta formation à la S&ST dans les dit prochaines années

    L’ensemble des matériaux exposés précédemment a été fourni à un groupe constitué de représentants des partenaires sociaux. L’objectif était de s’approprier ces éléments de réflexion et d’en débattre pour identifier ce qui leur semble être les principales questions qu’ils devront traiter pour orienter la formation à la S&ST vers un futur souhaitable. Ce travail les a amenés à définir sept questions stratégiques qui sont présentées ici.

    Quels objectifs de formation à La S&ST à chaque étape de L’éducation ?
    S’il ne semble pas pertinent de commencer à enseigner la prévention des risques professionnels dès le primaire, l’éducation à la santé permet aux élèves d’acquérir les bases qui permettront de faire le lien plus tard avec la S&ST. C’est le cas pour l’enseignement des gestes qui sauvent dont les acquis seront utiles pour les formations au Sauvetage Secourisme du Travail.

    Dans la mesure du possible, la prévention du risque doit être acquise en même temps que la pratique professionnelle ce qui implique son inclusion dans les référentiels des diplômes.

    La question d’une formation spécifique en direction des jeunes en premier emploi et/ou en emploi saisonnier mérite par ailleurs d’être considérée vu leurs forts niveaux de sinistralités.

    Quel niveau d’exigence pour Les compétences en S&ST ?
    Les carences dans les connaissances essentielles en sécurité devraient davantage peser dans l’obtention des diplômes et certifications. C’est déjà le cas pour un certain nombre de formations (habilitation des électriciens). Il faut donc se poser la question des coefficients attribués à la S&ST dans les diplômes et certifications.

    Face à des parcours professionnels de moins en moins Linéaires, comment maintenir, adapter et tracer tes compétences en S&ST ?
    Le temps et les moyens dévolus à la formation continue sont plutôt en réduction, malgré les objectifs affichés. La modularité des formations (qui permet que des connaissances acquises dans une formation ne fasse pas l’objet d’un nouvel enseignement dans une autre formation) constitue une piste intéressante, mais elle doit être assortie de conditions. Les certifications en S&ST peuvent être des critères de sélection à l’embauche et les recruteurs demandent souvent des garanties sur les compétences en S&ST des candidats. La création d’un « passeport S&ST » est une réponse possible mais elle suscite un débat entre partenaires sociaux.

    Quel rôle pour Les branches professionnelles et tes services de santé au travail ?
    Les branches professionnelles sont très bien positionnées, notamment grâce aux Opco (Opérateurs de compétences), pour une intégration de la S&ST dans les cursus de formation métiers. Il serait intéressant de renforcer les liens avec les comités techniques nationaux de l’Assurance maladie Risques professionnels (CTN) qui peuvent dégager des priorités d’action en S&ST en fonction des métiers.

    Pour ce qui concerne les TPE et PME, les branches professionnelles pourraient contribuer avec les chambres consulaires à l’organisation de sessions de formations locales (bassins d’emploi).
    Il est nécessaire de réfléchir au rôle des Services de santé au travail : de par leur proximité avec les petites entreprises ce sont des acteurs utiles pour les conseiller sur la formation à la S&ST dans une logique de priorité donnée à la prévention primaire

    Quelles nouvelles cibles ?
    Une meilleure sensibilisation / formation de certains acteurs est souhaitable notamment pour :

    • Les créateurs d’entreprises et indépendants souvent exposés aux mêmes risques que les salariés et acteurs de la prévention de ces derniers.
    • Les concepteurs (aussi bien de lieux et d’équipements, que de logiciels et procédures d’organisation du travail) dont l’activité est déterminante pour les conditions de travail.
    • Les acteurs de l’insertion professionnelle (CFA, agences d’emploi, Pôle emploi…) pour qu’ils intègrent mieux les questions de conditions de travail dans leur action auprès des recruteurs. Un effort particulier de formation des managers et des chefs d’entreprise est également nécessaire.

    Quel apport des I à la formation à la S&ST ?
    Un usage croissant des TIC est inéluctable dans les années à venir. Les outils numériques modifient les parcours de formation en permettant : des parcours autonomes via des dispositifs d’autoformation, une personnalisation des contenus, le tutorat à distance, de nouvelles possibilités d’animation de groupe ou d’apprentissage en immersion dans des environnements dangereux par la réalité virtuelle, l’accès à la formation de certains publics (TPE, travailleurs handicapés, publics éloignés géographiquement…)… En l’état actuel des techniques, elles ne remplacent pas certaines actions en présentiel (formation SST ou conduite d’engin pour les Caces par exemple).

    L’utilisation des TIC amène aussi à de nouvelles combinaisons de séquences de formation en ligne et en présentiel (blended learning). Par exemple pour acquérir les prérequis avant de commencer une formation. Les TIC peuvent accentuer le phénomène d’individualisation des démarches de formation. Restent les problèmes d’accès à la formation des moins qualifiés (illettrisme, fracture numérique…).

    Quelles garanties pour une offre de formation de qualité à ta S&ST ?
    Il y a un enjeu à s’assurer en amont de la qualité et de la pertinence des contenus de S&ST des certifications enregistrées auprès de France Compétences (certifications et habilitations en S&ST notamment). Les dispositifs d’habilitation/ certification développés par l’INRS et l’Assurance maladie Risques professionnels pour gérer la démultiplication apportent certaines garanties. Ces garanties pourraient être renforcées à l’avenir via des outils innovants (modules en distanciel, support et outillage des formateurs, outil centralisé de validation des acquis…).

    Conclusion
    La principale fonction de la prospective, depuis 2013 à l’INRS, est de fournir des éléments aidant les décideurs dans leur choix politiques pour les années ou décennies à venir. Pour la première fois, dans le cadre de cet exercice consacré à la formation à la prévention des risques professionnels, la partie technique a été complétée par une partie « stratégique » dans laquelle les enjeux issus des réflexions des techniciens ont été discutés et enrichis par les partenaires sociaux. S’agissant de prospective, l’objectif est bien d’alimenter leurs réflexions et non pas de produire des recommandations.

    Le travail après la pandémie de Covid-19 : Quelles évolutions des organisations ? Quels enjeux de santé et sécurité ?
    Le 14 décembre 2021, l’INRS diffuse en ligne une émission consacrée à l’évolution des organisations du travail et aux enjeux de santé et sécurité au travail dans les cinq prochaines années.

    Accès libre mais inscription obligatoire, à partir de la rubrique agenda du site INRS : www.inrs.fr

    Article paru dans la revue « Syndical Général des Médecins et des Professionnels des Services de Santé au Travail » / CFE CGC n°65

    L'accès à cet article est GRATUIT, mais il est restreint aux membres RESEAU PRO SANTE

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