Qu’est-ce que la vieillesse nous renvoie de nous-même ?

Publié le 17 May 2022 à 09:06

 

Pensez-vous connaître un homme noir parce qu’il est noir, tout savoir d’une femme simplement parce qu’elle est une femme, d’un gros parce qu’il est gros ou d’un petit parce qu’il est petit ? ... Si le processus de catégorisation sociale est un processus normal et quasi automatique, il faut y faire attention parce qu’il est réducteur et parfois discriminant. Selon l’Eurobaromètre des statistiques de discrimination en Europe, l’âge constitue le facteur de discrimination le plus important. Le concept d’âgisme développé par Marie Massé et Philippe Meire décrit bien ce phénomène : « [Il] équivaut à catégoriser les personnes et à les discriminer uniquement sur la base de leur appartenance à un groupe d’âge en ne prenant plus en compte ni leurs caractéristiques singulières, ni l’influence de facteurs contextuels »1. Notre société valorise la jeunesse, la rapidité, la force et le dynamisme. Elle combat le temps avec ferveur, à coup de campagnes de prévention pour un mode de vie sain et de crèmes anti-âge. Manger cinq fruits et légumes par jour, éviter de manger trop gras, trop sucré, trop salé… Fumer tue. Boire tue aussi. Et vieillir ?

Dans ce contexte, la position de la personne âgée a fondamentalement changé. Là où elle était le pilier d’un monde exclusivement rural, elle devient inutile, voire elle ralentit un monde désormais majoritairement urbain où vitesse, productivité et performance sont devenues des valeurs-phares. A quoi peut donc se raccrocher la personne vieillissante qui voudrait conserver un tant soit peu d’estime d’elle-même ? Si elle reste active, si elle prend soin d’elle et de sa santé, on pourra peut-être la classifier de « jeune-vieille », comme tous ces « seniors » que l’on voit dans les magazines… Mais dès lors que, « vieille-vieille », elle sera rattrapée par la maladie, le handicap ou la dépendance, alors elle sera aussitôt catégorisée dans des stéréotypes négatifs. D’autre part, les expériences faites auprès des équipes soignantes confirment que les soignants sont tout autant concernés par les stéréotypes âgistes que la population. Stéphane Adam2 relate une expérience faite à ce sujet : il a demandé à des infirmiers travaillant en oncologie de citer les 5 premiers mots leur venant à l’esprit lorsqu’ils pensaient à une personne âgée et il en a fait un nuage de mots qui parle de lui-même :

Mots neutres (de -1 à +1)
Mots positifs (de +1 à +5)
Mots négatifs (de -1 à -5)
Figure 1. Nuage de mots
Les mots cités par les infirmiers en oncologie font référence à la personne âgée. Plus le mots est fréquemment cité, plus il est grand.

1 Masse M, Meire P. L’âgisme, un concept pertinent pour penser les pratiques de soins aux personnes âgées ? Geriatr Psychol Neuropsychiatr Vieil 2012; 10(3) :333-41 doi:10.1684/pnv.2012.0364.
2 Adam S. Conséquences de l’âgisme sur les attitudes de soin L’observatoire de l’âgisme.

Sur la base de ces considérations, nous nous sommes demandés si ces stéréotypes impactaient les professionnels travaillant en gériatrie, tant dans le regard qu’ils portent sur la vieillesse que dans leurs pratiques. Pour ce faire, nous avons diffusé un questionnaire à destination des agents (agents administratifs, AS, ASH, IDE, auxiliaires médicaux, animatrice, art-thérapeute, psychologues, médecins, encadrement…) travaillant au sein des services de gériatrie du Centre Hospitalier d’Angoulême. Il comportait trois questions ouvertes sur ce sujet :

  • Pour vous, à partir de quel moment peut-on se considérer vieux/vieille ? Pourquoi ?
  • Travailler auprès des personnes âgées était-il votre projet ? Pourquoi ?
  • Encourageriez-vous un parent à venir habiter en EHPAD ? Pourquoi ?

Construire cette étude sous un format descriptif était un choix car elle avait aussi et surtout pour objectif d’être utilisée comme un outil de sensibilisation, pour ouvrir une réflexion collective autour de ces questions. 103 personnes y ont répondu anonymement. Une étude lexicale nous a permis de faire apparaître les motsclefs les plus fréquemment cités dans ces écrits. Ainsi, concernant la vieillesse, tout corps de métier confondu, les trois principaux thèmes évoqués étaient « Dépendance et/ou perte d’autonomie » à hauteur de 41 % ; « Etat d’esprit » à hauteur de 33 % ; et « Diminution des capacités corporelles » à hauteur de 27 %.

Pour une majorité de professionnels, la gériatrie n’était pas un choix premier (54 %) mais sur ce pourcentage, la moitié expliquait avoir changé d’avis ou se justifiait par des arguments positifs tels que l’importance du relationnel dans les échanges avec ce public, ou encore le partage d’expérience et la transmission de connaissances. Ils soulignaient également qu’il s’agit d’un accompagnement spécifique, global et pluridisciplinaire.

Les agents ne conseillaient pas l’entrée en EHPAD (43 %) et 44 % l’encourageaient uniquement en dernier recours. Le tiers de cet échantillon justifiait son propos par le manque de moyens alloués et un accompagnement qu’ils jugeaient inadapté au rythme de la personne.

Si l’on croise ces données avec la fonction des agents interrogés, on note que la notion de dépendance/ perte d’autonomie a été évoquée majoritairement par les équipes soignantes et les agents administratifs. L’état d’esprit est apparu principalement dans le groupe « auxiliaires » et chez les agents administratifs. La diminution des capacités corporelles a autant été énoncée chez les soignants que chez les auxiliaires. On retrouve l’encadrement plutôt dans les items liés au versant relationnel et « Regard des autres ou de la société ».

Ainsi, cette étude réalisée auprès des agents hospitaliers nous montre que l’on retrouve les mêmes ambivalences que dans la population : une vision de la personne âgée neutre ou relativement bienveillante avec la fameuse notion du « C’est dans la tête », « C’est un état d’esprit », et une vision de la personne âgée qui commence à perdre ses capacités physiques et mentales, qui décline... On note que la profession change simplement l’angle de vue par lequel cette question est abordée - selon les priorités de chacun, telles qu’elles ont été valorisées au cours de sa formation : « autonomie », « capacités », « regard de l’autre ou de la société »... mais les images restent globalement les mêmes.

En somme, la personne âgée bénéficie d’un léger regain de son image si elle « vieillit bien », mais si elle se dégrade, on bascule sur un versant négatif dès que surgissent les problèmes de santé et la dépendance. Or, quelles sont les personnes que l’on retrouve le plus en EHPAD ? Celles qui sont dépendantes, malades et/ou handicapées. En ce sens, les agents sont beaucoup plus confrontés à cette image et donc plus vulnérables aux stéréotypes âgistes. On peut néanmoins modérer notre propos par le constat que l’expérience de la rencontre avec la personne âgée peut parfois faire évoluer les opinions, comme le démontrent les réponses à notre deuxième question.

Ces images, sans que l’on en ait forcément conscience, influencent nos pratiques. Nous aurons tendance à surprotéger les personnes âgées, en utilisant souvent un langage condescendant, en parlant trop fort, en faisant les choses à leur place, en adoptant des attitudes infantilisantes, etc, tant et si bien que ces stéréotypes, à force de s’ancrer dans l’esprit de chacun, finiront par se réaliser... Une résidente que l’on estimera « autonome » aura moins de contact avec les soignants et donc elle y perdra relationnellement, ce qui ne l’encouragera pas à préserver cette indépendance. Quant à celle dont on pensera qu’elle a besoin d’aide, elle finira par croire qu’elle est vraiment l’image qu’on lui renvoie. Et donc certaines études démontrent qu’une personne âgée est moins performante dans une tâche lorsqu’elle est aidée, du fait qu’elle ne s’estime pas capable de la faire seule. La bienveillance et la prévention sont des valeurs tout à fait respectables, mais le juste milieu n’est pas toujours facile à trouver.

Alors, quelles réponses concrètes peut-on apporter à ce phénomène ? Il nous faudrait en premier lieu sensibiliser dès le plus jeune âge à toutes ces questions en proposant aux enfants des images différentes de celles qui leur sont proposées actuellement, notamment par le biais de vraies rencontres, singulières, d’échanges avec « nos vieux » lors d’activités qui ne mettent en échec ni les uns ni les autres. Autre possibilité : organiser des ateliers qui favorisent des objectifs psychosociaux et ainsi offrir aux résidents des temps qui leur permettent d’échanger, de donner leur avis sur tout et n’importe quoi, de rencontrer les autres, de vivre… sans avoir toujours l’impression qu’on les surveille. Redonner aux personnes âgées un sentiment de maîtrise sur leur vie est primordial et remplir cet objectif peut s’accomplir par n’importe quelle activité dès lors qu’elle est utilisée comme une médiation, avec le but de générer une dynamique relationnelle. Partager une activité ensemble, quel que soit l’âge. Prendre le temps ! Même quand on imagine le perdre. Et ne pas s’autocensurer sous le prétexte que, peut-être, « ils n’en seront pas capables ». Enfin, sensibiliser les professionnels à leurs attitudes « âgistes » inconscientes. Leur proposer de s’interroger sur leur propre vision du vieillissement et sur ce que la vieillesse leur renvoie d’eux-mêmes. Pourquoi ces images faussées prennent-elles autant de place ? Contre quoi viennent-elles lutter ?

« Quelle est la fonction sociale de ce vieillard grabataire, incontinent, dément, abattu ou agité ? » se questionne Michel Billé, sociologue, dans son essai de gérontologie sociale « Il y a fort à craindre que nous n’attendions qu’une chose : qu’il se taise et quitte la scène ! Pourtant il y remplit, mais de façon méconnaissable la fonction la plus difficile, la plus noble aussi : celle de l’intellectuel, du philosophe, qui consiste à interroger sans relâche ses contemporains sur le sens qu’ils donnent ou qu’ils reconnaissent à la vie, à la vieillesse, à la mort, à ce que c’est qu’être homme, à ce que c’est que l’humanité. Quand bien même la fonction sociale des personnes âgées se réduirait finalement à poser la question du sens de la vie, si nous lui reconnaissons cette fonction, alors la vieillesse vaudrait véritablement d’être vécue »3.

Nous vivons, notre corps évolue... naturellement nous nous dégradons petit à petit... si nous avons la chance de vivre longtemps. Et puis un jour nous mourrons. Voilà donc peut-être ce qui nous angoisse, ce que l’on ne veut pas voir et que nous rejetons si fortement. C’est la nature humaine, tout simplement. Malgré tout ce que l’on a pu inventer, nous restons une espèce parmi les autres espèces vivant sur cette planète. Une espèce comme une autre. Dès lors, peut-être devrions-nous faire preuve d’un peu plus d’humilité en prenant du recul par rapport aux valeurs dominantes de notre société. Productivité. Performance. Perfection. En quoi tout cela nous aidera-t-il au crépuscule de notre vie ?

La vieillesse n’est pas un naufrage. Elle est une étape de la vie qui nous renvoie à notre nature d’homme. Face au miroir et au temps qui passe, il appartient à chacun de définir le sens qu’il veut donner à sa propre existence.

Anaïs GUILBAUD

3 M. Billé. La chance de vieillir. 2004. L’Harmattan

Article paru dans la revue “La Gazette du Jeune Gériatre” / AJG N°18

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