PERTINENCE DU DÉPISTAGE DE LA FRAGILITÉ PAR LES SERVICES D’AIDE À DOMICILE
Contexte
L’augmentation continue de l’espérance de vie est l’une des réussites les plus significatives de ces dernières années en Europe : alors qu’en 1960 l’espérance de vie était de 73,6 ans pour les femmes et de 67 ans pour les hommes, en 2010 elle était nettement supérieure, respectivement 84,8 ans et 78,1 ans1. L’espérance de vie totale s’allonge mais l’espérance de vie sans incapacité régresse. Ainsi, les années de vie gagnées s’accompagneraient désormais de limitations fonctionnelles, de restrictions d’activités et d’une dégradation de l’autonomie. L’un des défis de notre société, promu dans le cadre du Partenariat Européen d’Innovation pour un Vieillissement actif et en Bonne santé ainsi que dans la Stratégie Nationale de Santé 2018-2022, est la prévention des incapacités et de la dépendance liée à l’âge en s’assurant que nos patients puissent vivre non seulement plus longtemps, mais également mener une vie en bonne santé, active et indépendante.
La grande majorité des personnes âgées vivent à domicile sans incapacité significative, y compris dans les classes d’âges les plus avancées2. Si ces personnes âgées pauci - ou monopathologiques évoluent de façon comparable aux sujets adultes plus jeunes lors d’une maladie aiguë, d’une hospitalisation ou lors d’un stress physique et/ou psychique, les personnes âgées dites « fragiles » démasquent un état de vulnérabilité sous-jacent et peuvent entrer dans la dépendance.
En 2011, la Société Française de Gériatrie et Gérontologie (SFGG) a adopté la définition suivante de la fragilité3 : « La fragilité est un syndrome clinique. Il reflète une diminution des capacités physiologiques de réserve qui altère les mécanismes d’adaptation au stress. Son expression clinique est modulée par les comorbidités et des facteurs psychologiques, sociaux, économiques et comportementaux. Le syndrome de fragilité est un marqueur de risque de mortalité et d’événements péjoratifs, notamment d’incapacités, de chutes, d’hospitalisation et d’entrée en institution. L’âge est un déterminant majeur de fragilité […]. La prise en charge des déterminants de la fragilité peut réduire ou retarder ses conséquences. Ainsi, la fragilité s’inscrirait dans un processus potentiellement réversible ».
Selon les dernières données issues de l’enquête SHARE4 (Survey on Health, Ageing and Retirement in Europe) qui est une enquête longitudinale multidisciplinaire concernant plus de 80 000 européens âgés de plus de 50 ans avec recueil de données d’état de santé, de situation sociale (famille, entraide, réseaux sociaux) et économique (emploi, retraite, patrimoine), la fragilité représente en France 3.2 % des personnes âgées de 50 à 64 ans, et 15 % des personnes de plus de 65 ans. Autre donnée d’intérêt, 43 % des plus de 65 ans seraient « pré-fragiles ». Ainsi, être en mesure de repérer précocement la fragilité est un enjeu majeur dans le but de mettre en œuvre des actions correctrices et éviter ou du moins retarder l’entrée dans la dépendance5. Pour se faire, plusieurs outils simples de dépistage en soins primaires ont été développés, qu’ils s’agissent d’auto-évaluation tel que l’auto-questionnaire FiND6 ou d’outils destinés à être utilisés par les médecins tels que l’outil FRAIL de Morley7 ou l’outil de repérage de la fragilité du gérontopôle de Toulouse8. Ces stratégies de dépistage restent pour l’heure essentiellement du domaine médical alors que les services d’aide à domicile (SAD), acteurs au quotidien auprès de la personne âgée, ne sont encore que trop peu impliqués. Le développement du Home Care Frailty Scale9, outil d’évaluation multidimensionnelle à 29 items du risque de déclin vers la dépendance, à partir des données de l’interRAI (Résident Assessment Instrument)10, démontre pourtant que les SAD représentent une piste intéressante de stratégie de dépistage. La Haute Autorité de Santé (HAS), dans une « fiche points clés et solutions » publiée en mai 2013 estimait que « l’implication des services sociaux et d’aide à la personne dans le repérage est une voie à explorer et à évaluer »11.
Projet de recherche
Partant des constats faits ci-dessus, l’idée de développer un projet de recherche sur le dépistage de la fragilité, par les services d’aide à domicile, est né et s’est concrétisé.
La question de recherche du projet est de se demander quelle est la pertinence d’un tel dépistage lorsqu’il est réalisé par des aides de vie à domicile, ces dernières n’ayant reçu aucune formation spécifique à un tel dépistage ni même été formées à ce qu’est la fragilité du sujet âgé. Pour répondre à cette question de recherche, il a été décidé simplement de comparer un dépistage simple et rapide réalisé à domicile par l’aide de vie, à un diagnostic posé par un médecin gériatre, à partir du gold standard du diagnostic qui est l’utilisation des critères de Fried.
Les sujets inclus ont plus de 65 ans, vivent à domicile, ont une indépendance fonctionnelle préservée (ADL ≥ 5) et bénéficient du passage d’un service d’aide à domicile quelle qu’en soit la raison. Les personnes présentant une dépendance dans les actes de la vie quotidienne (ADL < 5), refusant de participer à l’étude ou bénéficiant d’une mesure de protection juridique n’étaient pas inclus dans l’étude.
Dépistage de la fragilité par les services d’aide à domicile
Pour obtenir leur adhésion à l’étude, une grille de dépistage facile d’emploi et rapide à remplir était nécessaire. Dans ce contexte il a été décidé d’utiliser la grille SEGA (Short Emergency Geriatric Assessment), un outil élaboré par une équipe belge et validé en France dans diverses utilisations. En 2017, le CHU de Rouen a validé via une étude clinique son utilisation comme dépistage de la fragilité par les infirmières13. La même année, l’équipe du Professeur Novella au CHU de Reims a validé l’utilisation de la grille SEGA à domicile14. Enfin, un travail de 2016 valide son utilisation par n’importe quel professionnel de santé formé à son utilisation.
La grille SEGA comporte 13 items côtés 0, 1 ou 2 soit au final un score total compris entre 0 et 26.
Pour l’étude, aucun cut-off de score total n’a été retenu, les analyses statistiques futures nous aideront peut-être à en définir un en condition d’utilisation par les aides de vie à domicile.
Les items sont plutôt simples et rapides à renseigner une fois la grille maîtrisée. Après plusieurs essais avec des aides de vie, son remplissage exhaustif associé à la réponse à la question « Si vous deviez donner une note sur 10 à votre patient concernant son degré de fragilité, quelle serait-t-elle ? », prennent au total environ 3 minutes.
L’étude est en cours, les inclusions débuteront progressivement. Plus de 450 inclus seront statistiquement nécessaires pour obtenir une puissance satisfaisante. Le recueil s’annonce donc long ce qui nécessitera de motiver régulièrement les équipes.
Perspectives d’avenir
Ce projet de recherche s’inscrit dans le domaine de la prévention qui, en gériatrie, n’était pas si évident il y a encore très peu de temps. Tout comme l’âgisme contre lequel les médecins gériatres ont à se battre au quotidien, expliquer que même à un âge avancé il est possible de faire de la prévention et que celle-ci est même primordiale, reste difficile. Prévenir la fragilité s’intègre dans le cadre d’une prévention secondaire puisqu’il est question d’agir au stade précoce de son évolution, de la dépister pour ensuite la prendre en charge.
Ensuite, ce projet permet de décloisonner le secteur hospitalier, de l’ouvrir à la ville et de créer ou faire vivre un vrai réseau ville-hôpital. En gériatrie où pluridisciplinarité et prise en charge globale sont des maitres mots, ne pas connaître les réseaux d’aide existants sur son territoire parait impensable… et pourtant. SSIAD, SPASAD, SESSAD, SAD, ERMA, CLIC, MAIA, ... et bien d’autres (acronymes) encore sont des acteurs clés dans le maintien à domicile des personnes âgées, leur suivi au quotidien et le repérage de situations fragiles, or nous sommes loin de tous les connaître. Présenter ce projet et rechercher leur implication permet de découvrir ce réseau et de s’y intégrer, au bénéfice de la personne âgée. D’ailleurs en termes d’implication, impliquer les aides de vie dans un processus de dépistage de la fragilité valorise des compétences qu’elles ont mais qui sont sous-exploitées.
Enfin, pour l’heure il est bien sûr impossible de prédire un quelconque résultat mais si l’hypothèse de départ est la bonne et que la réalisation du dépistage de la fragilité par les aides de vie à domicile est pertinente, sa généralisation permettrait des prises en charge précoces et des situations délétères évitées parmi lesquelles la triade hospitalisation – dépendance – institutionnalisation.
Pour tout renseignement supplémentaire concernant cette étude, n’hésitez pas à prendre contact via l’adresse mail de l’association [email protected]
Guillaume DUCHER
Pour l’Association des Jeunes Gériatres
Article paru dans la revue “La Gazette du Jeune Gériatre” / AJG N°21