Progrès des techniques et du numérique à l’Hôpital

Publié le 31 May 2022 à 17:39


Un rêve de qualité qui s’est transformé en cauchemar, en amplifiant la pénurie de professionnels

Pendant ces 15 à 20 dernières années nous avons pu participer à l’essor quasi exponentiel de la technicisation et de la numérisation du métier hospitalier. Les archaïques feuilles de prescription manuscrites par les médecins de façon souvent sibylline, voire hiéroglyphique, interprétées par les infirmières, retranscrites, ressaisies, transformées, ont laissé la place à l’implacable et très précise prescription informatisée.

Cela a néanmoins nécessité une période chaotique de mise en place logicielle, pendant laquelle l’outil informatique fût certes martyrisé et adapté… mais à la fin c’est nous qui nous y sommes adaptés, voire même inféodés à lui. Cependant même si médecins et soignants passent indéniablement une très grande partie de leur temps professionnel assujettis à leurs écrans, le gain de qualité pour l’exercice médical et pour le patient, en termes d’accès immédiat à l’information, de sécurité, de saisie unique avec éditions multiples, et cela sans risques d’erreurs liées au recopiage, n’est plus à prouver. De la même manière la disponibilité quasi en temps réel, des informations grâce à l’outil numérique, notamment pour les résultats biologiques ou d’imagerie, est un progrès technique certain. Néanmoins cet accès immédiat et continu à de plus en plus d’informations, ajouté au temps incompressible consacré par les médecins et les soignants à « nourrir » et utiliser ces outils numériques, concoure à un phénomène d’inflation de tâches et de procédures, vouées à s’interrompre les unes les autres. De tous temps l’hôpital a été un système humain interactif complexe, qui a construit lentement ses modes de fonctionnement et d’organisation. Cependant l’accélération des progrès techniques et numériques de ces 20 dernières années a très nettement réduit ou altéré les temps d’échange et décisionnels entre les professionnels, mais aussi et surtout le temps passé avec le patient et ceux qui l’assistent. Les RCP, réunions de concertation pluridisciplinaires (très médicales… et rarement pluri-professionnelles), ou les visites virtuelles sur des dossiers numériques dans lesquels s’accumulent les résultats analytiques, se sont progressivement et très techniquement substituées au temps de la narration singulière du patient et de sa relation de soin. Cependant il ne suffit pas que «  le médecin fasse ce qu’il y a à faire  »  techniquement pour sa maladie, mais «  qu’il s’assure de la participation du patient, de ceux qui l’assistent et des choses extérieures  », selon la philosophie hippocratique ancienne, mais qui est également le noyau de la moderne EBM, alias Evidence Based Medicine  : médecine non seulement basée sur le niveau de preuve, voire d’incertitude, mais également sur l’expérience du praticien et surtout sur les préférences d’un patient clairement et honnêtement informé.

La complexité du système fait qu’il faut de plus en plus de personnes et de plus en plus qualifiées dans les « coulisses » du « théâtre hospitalier » pour assurer un « spectacle » de plus en plus technique et numérique. Mais il ne faudrait cependant pas négliger la « scène » où toute l’histoire se joue, celle de la relation avec le patient, avec ceux qui l’assistent, celle de la réalité de leur vie. Sinon nous aurons à faire face à de nombreuses incompréhensions, voire à une augmentation des contentieux avec les patients et leur entourage. Ces contentieux seront en plus mal vécus par des soignants qui considéreront que le patient aura bénéficié de moyens techniques et d’une mobilisation de soignants très importants, mais tout en ayant parfois la perception d’avoir participé à un travail à la chaine déshumanisé et de plus en plus contraint.

L’hôpital n’est ni une fabrique de répliquant (cf. Blade Runner, film de Ridley Scott, d’après le roman de Philip K. Dick « Les androïdes rêventils de moutons électriques  ?  »), ni un atelier de réparation technique d’organes malades, mais bien une entreprise humaine pour améliorer la santé de chaque humain (patient, mais aussi soignant), selon la définition de l’OMS,  à savoir un état de complet bien-être physique, psychique, social et environnemental, ne consistant pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité, et ce potentiellement de sa naissance à sa mort.

A l’inverse d’un hôpital, dans une firme de production automobile la finalité des moyens techniques ou numériques mis en œuvre n’est certainement pas la même, car son objectif de rentabilité passe souvent par la réduction drastique des coûts humains. Les différents modèles de productivisme comme le fordisme, le taylorisme, le toyotisme, voire même le stakhanovisme, non seulement ne sont pas pertinents pour un bon fonctionnement hospitalier, mais seraient même très dangereux par la perte d’humanité engendrée, notamment sur les objectifs incontournables de qualité et de sécurité des soins.

La complexité nécessite plus de temps humain, en qualité et en quantité. Par exemple toute l’organisation du système d’accès à l’information est complétement dépendante du système informatique. Il convient donc d’avoir des équipes d’informaticien-ne-s bien dimensionnées, compétentes avec des organisations robustes. A ce propos, je me permets de rappeler que le service d’information médicale ne doit pas être confondu avec le service informatique, qui lui est un service médico-technique. L’information médicale est un service médical à part entière, et tout aussi important pour l’analyse de la complexité. De plus certaines professions hospitalières évoluent. Par exemple les secrétaires médicales sont devenues des Assistantes Médico-Administratives dont la responsabilité accrue dans les missions de gestion de l’information médicale, du dossier informatisé, de réponse aux usagers et d’interface pertinente avec les médecins et les soignants, est venue supplanter le simple travail de dactylographie, mais pour un salaire, voire un statut (souvent en CDD) qui n’a pas évolué au prorata des responsabilités progressivement endossées.

En médecine les techniques innovantes et le numérique, sont seulement des moyens au service de la pertinence, de la qualité et de la sécurité des soins. Cependant ils produisent une accélération et une complexité qui non seulement ne remplace pas le temps humain, mais en nécessite encore plus.  L’intelligence artificielle semble être un progrès pour l’analyse des données d’imagerie médicale, mais elle ne supprime pas la capacité de synthèse et de « négociation » humaine qu’a le radiologue ou en tous cas le médecin avec le patient. Le robot chirurgical, même s’il permet des gestes moins invasifs et plus précis, ne supprime pas la démarche vers un objectif partagé avec le patient et la responsabilité humaine du chirurgien. De la même manière les procédures et toutes les techniques administratives de gestion (financière, stratégie, « richesses » humaines, services médico-techniques, économat, etc.), ne sont que des moyens au service d’un objectif partagé par la communauté hospitalière, les patients et la population du territoire.

L’enjeu tout à fait prévisible dans les cinq ans qui viennent pour l’hôpital, et dont la pandémie COVID n’a été qu’un révélateur brutal des insuffisances de préparation, est tout simplement et en premier lieu de devoir faire face quantitativement à la pyramide des âges. Celle-ci est pourtant très simple à analyser (cf. graphiques simulations 2022 et 2027) : la pyramide des 80-90 ans, dont nous considérons déjà qu’ils sont trop nombreux dans les établissements de santé, va très nettement changer de forme pour implacablement devenir un « dôme » bien plus rempli, en raison de l’arrivée en âge des « baby-boomers » nés entre 1945 et 1975. En 2022 les plus de 65 ans seront 14,3 millions, soit 21 % de la population et en 2027, ils seront 15,6 millions, soit 23 %. En second lieu, les hôpitaux vont devoir faire face non seulement à cette augmentation quantitative, mais également, ce qui n’est pas visible sur les graphiques, à une complexification qualitative des situations médicales en rapport avec les progrès de la médecine. Ce que j’appelle volontiers la médecine complexe des survivants des progrès médicaux cumulés, pour lesquels la médecine technique très spécialisée d’organe, de par son organisation en silo, voire en juxtaposition de tuyaux d’orgue, va nécessiter de plus en plus de compétences « d’organistes » généralistes et polyvalents, afin d’éviter les cacophonies. Il s’y rajoutera également la complexité des situations sociales et des conséquences en « santé mentale » de la paupérisation des populations.

Rappelons que le concept « d’obligation de moyens » est né de la jurisprudence afin de protéger les praticiens des aléas de la maladie et en opposition à une obligation de résultats. Cependant cette obligation de moyens que nous devrions à chaque patient et dont les limites de technicité sont continuellement repoussées, se heurte déjà à la dure réalité de moyens possiblement limités pour tous. La pandémie COVID est venue brutalement nous le rappeler. Une « obligation d’attention globale et de réflexion pertinente pour chaque patient », serait plus en accord avec l’article 32 du code de déontologie médicale qui stipule que le médecin doit donner des soins consciencieux et dévoués. Les moyens ne devraient jamais être confondus avec les objectifs, qui eux-mêmes ne sont pas des garanties de résultats. Il convient donc de s’affranchir de la dictature des moyens techniques et numériques, pour les utiliser en conscience et le mieux possible pour un objectif partagé avec le patient. Mais plus cela est techniquement complexe, plus cela prend du temps pour une analyse et des décisions pertinentes.

En conclusion, la technique ou le numérique permettent indéniablement de faire mieux pour chaque patient… mais certainement pas de pouvoir s’occuper de plus de patients avec autant voire moins de soignants, bien au contraire.

La complexité générée par les progrès techniques et numériques, nécessitent à la fois plus de compétences, mais également encore plus de professionnels, surtout si nous avons à faire face à plus de patients, voire à plus de situations complexes. Croire le contraire pour la gestion des hôpitaux, avec de surcroît une injonction de qualité, est pure folie. Quotidiennement les cadres de santé dans les services, à coup de téléphone et de sollicitations directes des agents, inlassablement « jouent au jeu de TETRIS  » des plannings, certes colorés mais parfois insolubles, de soignant-e-s absorbé-e-s par l’accélération technique et numérique, épuisé-e-s par la contrainte de la complexité, en nombre insuffisant, ou tout simplement absent-e-s, et qui depuis bien longtemps n’ont pu aller en formation. Ceux-là et celles-là, désespèrent quotidiennement de pouvoir sortir de ce cauchemar, si bien anticipé par Jacques Ellul, sociologue et penseur de la technique et de l’aliénation au XXe siècle. A lire et relire absolument.


Dr Eric OZIOL
Médecin Hospitalier

Article paru dans la revue « Intersyndicat National Des Praticiens D’exercice Hospitalier Et Hospitalo-Universitaire.» / INPH n°24

Publié le 1654011593000