Le strabisme divergent intermittent (SDI) est le plus fréquent des strabismes divergents. L’origine de ce strabisme est controversée, il s’agit probablement d’une anomalie du tonus de vergence et une position de repos en divergence associées à des phénomènes compensateurs en convergence (convergence accommodative, proximale et/ou fusionnelle).
Afin de mieux appréhender sa prise, il est essentiel de comprendre que ce strabisme divergent est permanent et que seule sa compensation est intermittente [1-2].
Le strabisme divergent intermittent est à différencier de l’exophorie décompensée ou décompensante, le SDI est une divergence permanente avec une position de repos en divergence, alors que l’exophorie est une divergence latente qui augmente progressivement avec le temps.
Les patients avec un strabisme divergent intermittent décrivent peu de signes fonctionnels, la diplopie est rare, ce que nous retrouverons lors de l’anamnèse sera la fermeture d’un œil, la conscience de sentir l’œil partir et de l’effort pour ramener les axes visuels. Lors de l’examen le patient peut même demander à l’orthoptiste s’il doit ramener son œil ou le laisser partir ; alors qu’un patient avec une exophorie décrira de nombreux signes fonctionnels (diplopie, céphalées, fatigue visuelle...) et l’examen sera plus stable car le patient aura peu de phénomènes compensatoires.
La prise en charge des SDI est complexe et les approches cliniques sont multiples. Le but du traitement, qu’il soit chirurgical ou non, est de réduire les épisodes d’exotropie en réduisant l’angle de déviation et en améliorant le contrôle à zéro. La décision de pratiquer une intervention chirurgicale reste une question litigieuse et chaque cas a des indications spécifiques, notamment l’âge du patient, l’angle de déviation, les symptômes, l’esthétique, le potentiel de fusion et le pronostic.
Afin d’aborder les conduites à tenir, nous allons d’abord devoir répondre à certaines questions :
Quels sont les examens du bilan orthoptique d’un strabisme divergent intermittent ?
Le strabisme divergent intermittent est-il associé à une insuffisance de convergence ?
Mon patient doit-il se faire opérer de son strabisme ?
Quelles prises en charge pour les enfants de moins de 4 ans ?
Quelles prises en charges orthoptiques proposer à mon patient ?
Quels examens dois-je faire lors du bilan orthoptique d’un strabisme divergent intermittent ?
La particularité des SDI est que la compensation est intermittente et donc variable en fonction du moment de la journée, de la fatigue du patient...
Avant de décompenser notre patient, il va falloir évaluer l’état de son contrôle ; la première question à se poser est : a-t-il un contrôle à zéro ? Idéalement, nous allons le faire fixer un optotype de 4 ou 5/10 en vision de loin et regarder si ses reflets sont centrés, afin d’évaluer s’il arrive à maintenir un contrôle à zéro dans l’espace, nous ferons cette même manœuvre sur la vision de près en lui faisant fixer le cube de Lang par exemple. Si le patient a un contrôle à zéro, il peut être pertinent de tester sa vision stéréoscopique avant de le décompenser. En effet, lors des passages en tropie, le patient neutralisera et sa vision stéréoscopique sera altérée. Il peut également être judicieux de tester l’étendue de sa fusion autour de zéro à ce moment-là. Le patient peut avoir un bon contrôle à zéro, un contrôleinstable à zéro (avec des reflets centrés à exotropie) ou un mauvais contrôle à zéro avec une exotropie d’un œil ou alternante. Si le patient a un bon contrôle à zéro, nous pourrons pratiquer un cover test unilatéral afin de rompre la
fusion quelques instants et d’évaluer s’il arrive à restituer ou si le passage en tropie est immédiat. Si le patient a un mauvais contrôle à zéro, nous pourrons en déduire qu’il est en tropie plus de 50 % du temps, s’il décompense au cover test unilatéral, les passages en tropie seront de l’ordre de 50 % de sa journée et s’il décompense uniquement au cover test alterné, nous serons bien en dessous de 50 % du temps. L’évaluation des passages en tropie pourra influencer notre prise en charge et nos conduites à tenir. Ensuite après la décompensation au cover test alterné, nous pourrons réaliser la mesure de l’angle aux prismes de Berens, en pratiquant un cover test alterné lent pour décompenser le patient au maximum. Il faudra augmenter la valeur du prisme jusqu’à passer à l’inversion (mouvement d’ésophorie) et revenir à la valeur précédente permettant d’annuler complètement le mouvement. Cette mesure de l’angle aux prismes sera réalisée en vision de loin et en vision de près. Si l’angle de près est inférieur à l’angle de loin, nous réaliserons un test de +3,00 afin de vérifier si l’angle de près augmente de sorte à devenir quasiment identique à l’angle de loin, ce qui nous permettra de conclure que l’angle de près était minimisé par les vergences accommodatives. Si l’angle de près reste inchangé, alors nous réaliserons l’épreuve de Burian-Marlow qui consiste à occlure un œil pendant 30 minutes à deux heures [2] si l’angle de près augmente nous pourrons conclure que l’angle de près était minimisé par les vergences fusionnelles. À partir de ces mesures, nous pourrons procéder à la classification des SDI selon Burian et Kushner [3-4] qui est basée sur la différence des angles de déviation entre la vision de loin et la vision de près.
Le SDI basique, pour lequel dès la première mesure l’angle de loin est identique à l’angle de près (+/-10 dioptries), l’insuffisance de convergence pour lequel l’angle de près est supérieur à celui de loin, l’excès de convergence accommodative ou fusionnelle aussi appelé pseudo excès de divergence pour lequel l’angle de loin est supérieur à l’angle de près lors de la première mesure, mais l’angle de près augmentera après un test au +3,00 ou après le test de Marlow ; et l’excès de convergence proximale qui est rare, aussi appelé « excès de divergence vrai » pour lequel l’angle de loin reste supérieur à l’angle de près.
Cette classification bien que pertinente dans la compréhension des mécanismes liés à la divergence, n’oriente pas forcément notre prise en charge.
Le reste de notre examen comprendra l’étude des ductions et des versions, la recherche d’un syndrome alphabétique, la manœuvre de Bielschowsky pour éliminer une parésie du IV associée, l’étude des poursuites et des saccades, les amplitudes de fusion, le PPC et la vision stéréoscopique. Les SDI sont en Correspondance Rétinienne Normale, il pourra être pertinent de mesurer l’étendue du scotome de neutralisation lorsqu’il est présent, cette étude peut se faire grâce aux verres striés de Bagolini.
Le strabisme divergent intermittent est-il associé à une insuffisance de convergence ?
Dans la littérature, il est stipulé que les amplitudes de fusion sont variables, les amplitudes en convergence sont souvent normales de près et elles sont bonnes ou médiocres de loin. Il va falloir différencier les amplitudes de fusion autour de zéro et l’amplitude de fusion en convergence. Nous, les orthoptistes, nous mesurons la fusion en convergence avec une barre de prismes base temporale et nous notons la valeur jusqu’à laquelle le patient fusionne et la valeur pour laquelle il voit double (exemple C’10 C4). La question que nous pourrions nous poser est : cela signifie-t-il que le patient a 10 d’amplitude de fusion en convergence de près et 4 de loin ? L’amplitude de fusion se mesure par rapport à l’AOS, la valeur pour laquelle les deux fovéas correspondent. C’est la valeur que nous obtenons après la mesure de l’angle aux prismes et la valeur que nous mesurons au synoptophore lorsque nous avons annulé le mouvement et que le lion est dans la cage par exemple. Si un patient présente une divergence de 20 BN avec un AOS à -20 au synoptophore et que l’étendue de sa fusion va de -25 (D25) à +4 (C4), alors ses véritables capacités fusionnelles seront de 5 dioptries en divergence et de 24 dioptries en convergence par rapport à son AOS à -20. Nous pourrons en déduire qu’il présente peu de capacités fusionnelles autour de zéro sans pour autant présenter une insuffisance de convergence. Il pourrait être pertinent de développer ses capacités fusionnelles afin de lui redonner du confort et un meilleur contrôle et améliorer ainsi sa qualité de vie. L’objectif serait alors d’augmenter sa fusion autour de zéro jusqu’à 10 ou 15 mais pas au-delà. Autrefois, l’objectif de la rééducation orthoptique musculaire était de développer la fusion jusqu’à C40 voire plus, cependant nous savons aujourd’hui que développer la convergence à 60 n’a aucun intérêt thérapeutique et risque de créer des spasmes en convergence qui n’amélioreront pas le confort du patient. L’objectif de la rééducation orthoptique musculaire sera de redonner un meilleur contrôle au patient en développant sa convergence sans dépasser 35-40 depuis l’AOS.
Mon patient doit-il se faire opérer ?
Les indications chirurgicales sont assez précises avec la fréquence et/ou l’importance de la déviation tropique (préjudice esthétique et risque binoculaire), c’est-à-dire un mauvais contrôle et/ou angle supérieur à 15 ∆ ; et la dégradation de la vision stéréoscopique à plusieurs examens [2].
Nous pouvons donc en conclure qu’un patient qui présente un mauvais contrôle à zéro avec des épisodes de tropie fréquents qui engendrent une neutralisation et une dégradation de la vision stéréoscopique est un patient qui pourrait bénéficier d’une chirurgie. Les patients qui présentent un angle de déviation supérieur ou égal à 15 BN en vision de loin sont également des patients qui seront orientés au cours de leur vie vers une chirurgie. La rééducation orthoptique musculaire d’insuffisance de convergence améliore le contrôle à zéro sur la vision de près mais n’a malheureusement que peu d’impact sur la vision de loin. Si l’angle de déviation sur la vision de loin est trop important, la rééducation orthoptique permettra d’améliorer temporairement le contrôle mais ne diminuera pas l’angle de loin. Si l’angle de loin est supérieur à 15 dioptries, l’indication chirurgicale semble tout indiquée, sachant que la chirurgie doit être à distance de la rééducation orthoptique (au moins un an après). Pour certains patients, il n’est pas évident de révéler l’angle maximal de déviation, il pourrait être pertinent de réaliser un test d’adaptation prismatique (TAP) afin de quantifier si nous sommes au-delà des 15 dioptries ou non. Pour cela, nous réaliserons un TAP avec 15 BN grâce aux lunettes de Gracis, équipées de presson BN, le patient portant sa correction optique en dessous. Il patiente en salle d’attente avec les lunettes entre 20 et 30 minutes, à l’issue de ce lapse de temps, nous réalisons de nouveau un cover test alterné, si le patient est en esophorie alors son angle de déviation est inférieur à 15 BN et si le patient est en orthophorie, la déviation est de 15 BN et si le patient est en exophorie alors la déviation est supérieure à 15 BN. Il est possible d’augmenter la puissance des presson afin de déterminer l’angle maximal de déviation, c’est-à-dire la valeur du presson qui donnera une orthophorie. Il est possible que certains patients soient tellement habitués à compenser leur déviation qu’ils minimisent l’angle même de loin. Il peut arriver qu’un patient présente une divergence de 10 dioptries en vision de loin au début de l’examen et qu’à l’issue du TAP sa déviation soit bien au-delà de 40 BN. L’avantage du TAP est qu’il s’agit d’un test rapide qui pourra révéler l’angle maximal de déviation et permettra d’orienter une prise en charge bien différente de celle initiale envisagée.
Von Noorden a rapporté que 75 % des patients non traités (âgés de 5 à 10 ans) ont montré une progression avec aggravation de l’angle de déviation sur une période de suivi moyenne de 3 ans et demi [5]. Néanmoins les outils à l’époque pour révéler l’angle maximal de déviation étaient peut-être moins perfectionnés et notre compréhension du SDI moins étendue. Bien au-delà du type de SDI, l’essentiel est de mettre en évidence l’angle réel en vision de loin qui pourra orienter vers une chirurgie bien plus efficace pour diminuer cet angle que tout autre type de prise en charge. L’objectif de la chirurgie sera de viser une légère sur-correction d’environ 10 dioptries, c’est pourquoi les strabologues envisagent cette intervention après l’âge de 4 ans afin de ne pas mettre en péril la vision binoculaire du patient [2].
Toutefois, peu importe leur âge, certains patients ne sont pas prêts à la chirurgie, souvent par crainte de l’anesthésie ou du geste chirurgical lui-même. La prise en charge pourra donc être orthoptique en exposant au patient les limites de cette rééducation et l’effet transitoire, l’objectif sera principalement d’améliorer le contrôle à zéro sans perdre de vue l’éventualité d’une chirurgie future.
Si la chirurgie s’envisage après l’âge de 4 ans, quelles sont les prises en charge orthoptiques à préconiser avant cet âge ?
Quelles prises en charge pour les enfants de moins de 4 ans ?
À l’instars des autres strabismes de l’enfant, la mise en place de la correction optique totale (COT) sous cycloplégie est également la première étape chez les enfants présentant un SDI. Les enfants pour lesquels nous dépistons un SDI soit lors du premier dépistage entre 9 et 15 mois, soit un peu plus tard, présentent souvent des tableaux cliniques similaires avec un bon contrôle à zéro en vision de près et une exotropie permanente en vision de loin. Parfois la mise en place de la COT permet de redonner un contrôle à zéro sur la vision de loin, mais la plupart du temps, l’exotropie en vision de loin reste permanente. La rééducation orthoptique consistera à la mise en place d’une occlusion partielle de l’œil fixateur préférentiel afin de forcer la fixation de l’œil dévié et de diminuer le scotome de neutralisation. Lina S. Al Kahmous et Ahmed A. Al-Saleh [6] ont réalisé une étude sur le traitement par occlusion qui a permis de confirmer que l’occlusion permet, entre autres, de diminuer le scotome de neutralisation. De plus, cette étude suggère que ce traitement peut améliorer l’état sensoriel et renforcer les capacités fusionnelles, mais ils ne retrouvent aucune amélioration significative sur l’angle de déviation. Na JH, Suh YW, Cho YA ont démontré dans leur étude que la mise en place en amont d’un traitement par occlusion procurait des meilleurs taux de réussite au niveau chirurgical [7].
Lorsque la décompensation en tropie est permanente sur la vision de loin, le traitement d’occlusion peut être proposé dès le matin de 2 à 4 heures par jour en fonction de l’âge de l’enfant ; lorsque la décompensation en tropie se fait à la fatigue, l’occlusion peut être proposée en fi n de journée lorsque les épisodes de tropie sont les plus fréquents.
Conclusion : Quelles prises en charge orthoptique proposer à mon patient ?
Le rôle de l’orthoptiste dans la prise en charge orthoptique des SDI consiste en premier lieu par son dépistage avec notamment l’évaluation de l’angle maximal et du contrôle à zéro. La rééducation des jeunes enfants (avant 4-5 ans) après la réfraction sous cycloplégie et la prescription de la correction optique adaptée sera principalement la mise en place d’une occlusion partielle afin de diminuer le scotome de neutralisation, d’améliorer l’état sensoriel en renforçant les capacités fusionnelles.
Lorsque l’angle de déviation en vision de loin est supérieur à 15 BN seule la chirurgie permettra de diminuer cet angle et le rôle de l’orthoptiste sera alors d’expliquer la chirurgie au patient et de l’orienter vers un strabologue. Les SDI sont rarement associés à des insuffisances de convergence, la rééducation aura donc pour objectif d’améliorer le contrôle à zéro en développant les capacités fusionnelles, mais pas seulement. Une étude réalisée en 2021 [8] sur 45 enfants âgés de 6 ans à 12 ans 6 mois présentant un SDI avait pour but d’établir un lien de causalité entre le désordre oculomoteur engendré par le strabisme divergent intermittent et les compétences fonctionnelles des enfants strabiques en utilisant le DEM test. Ils ont prouvé que seulement 17 patients présentaient un DEM Test normal de type 1. L’impact du SDI sur les poursuites et les saccades est avéré altérant notamment la scolarité de certains enfants. La réalisation du TVPS4 sur certains de ces patients a démontré des difficultés de perception et d’analyse visuelle. La prise en charge du strabisme doit s’étendre bien au-delà de la seule évaluation du moteur et du sensoriel et nous orthoptistes en sommes conscients. Les enfants présentant un SDI semblent présenter des difficultés neurovisuelles et la réalisation d’un bilan neurovisuel systématique avant ou après la chirurgie pourra permettre d’orienter certains de ces patients vers une rééducation neurovisuelle avec un projet de soin personnalisé. Le rôle de l’orthoptiste est d’évaluer l’impact moteur et sensoriel de ce strabisme autant que les conséquences sur ses perceptions visuelles, stratégies, balayages... et de proposer une prise en charge globale qui améliorera le devenir de l’enfant.
Laure TRINQUET
Directrice de la formation d’orthoptie d’Aix-Marseille Université, Faculté des Sciences Médicales et Paramédicales de Marseille
Vice-Présidente du Collège National des Orthoptistes Enseignants
Bibliographie
[1]. Espinasse-Berrod M-A. Strabologie : approches diagnostique et thérapeutique. Paris, Elsevier, 2008 : 131-138
[2]. Rapport 2013 | Société Française d’Ophtalmologie p211-217
[3]. Burian HM, Franceschetti AT. Evaluation of diagnostic methods for the classifi cation of exodeviations. Am J Ophthalmol, 1971 ; 71 : 34-41.
[4]. Kushner BJ, Morton GV. Distance/near differences in intermittent exotropia. Arch Ophthalmol, 1998 ; 116 : 478-486.
[5]. Von Noorden GK, Campos EC. Binocular vision and ocular motility: theory and management of strabismus. 6th ed. St. Louis, Mo: Mosby; 2002. 653 p.
[6]. AlKahmous LS, Al-Saleh AA. Does occlusion therapy improve control in intermittent exotropia Saudi J Ophthalmol. 2016;30(4):240-3.]
[7]. Na JH, Suh YW, Cho YA. The Surgical Outcome of Intermittent Exotropia with Type Conversion Subsequent to Preoperative Part-Time Occlusion Therapy. J Korean Ophthalmol Soc. 19 nov 2012;53(11):1669-73.
[8]. Mémoire de fi n d’étude Impact du strabisme et de sa chirurgie sur la perception visuelle - CONTARET Alexia et NIDDAM Cédric
Article paru dans la revue « Le magazine de la Fédération Française des Étudiants en Orthoptie » / FFEO N°01