
Fred est une lycéenne comme les autres. Nous sommes vers la fin des années 80 et elle veut faire médecine. Dans sa famille, quelques profs et un oncle médecin passionné ! Ses parents l'encouragent à faire des études mais sa prof de math n'est pas du même avis : elle n'a pas d'assez bons résultats, surtout en math, et elle est trop timide…
Cela ne l'empêche pas de se lancer et de commencer alors sa première année dans une petite fac de médecine de l'Ouest. Elle étudie comme elle peut et pense toujours qu'elle ne travaille pas suffisamment ou moins que les autres. Alors quand elle doit aller voir les résultats affichés à la fac (et oui en 87 pas de résultats en ligne !), elle est surprise de découvrir son nom sur la dernière ligne des admis·es.
Elle continue alors ses études, elle n'est pas très impliquée dans la vie carabine et falucharde alors très présente. Elle garde beaucoup d'ami·es qui ne sont pas en médecine. Elle voit de loin ces jeux à boire et ces traditions très sexualisées. Après tout, chacun.e fait ce qu'iel veut et on ne la force à rien. Elle passe ensuite le concours de l'internat où elle peut se présenter en médecine, en chirurgie ou en biologie. Elle choisit médecine dans un CHU plus au nord dans l'idée de faire endocrinologie.
Le poste étant déjà pourvu elle se retrouve en médecine interne. L'ambiance internat commence ; elle et ses copines sont accueillies par leurs homologues masculins et leurs petites phrases que Fred ne voit pas comme du sexisme, car c'est habituel et ça ne fait pas de mal : "Alors les nouvelles, est-ce qu'elles sucent ?". Après tout, les blagues carabines aident à souder les médecins et à mieux vivre les situations complexes auxquelles iels font face quotidiennement. Son semestre en maladies infectieuses sera totalement marqué par l'épidémie du VIH/SIDA et la découverte des premières thérapies. Des patient·es de leur âge, cachectiques avec cette maladie alors honteuse qui touche une population déjà très stigmatisée. C'est surtout faire face à ces situations qui soudera Fred et ses collègues.
Pendant l'internat Fred a sa première grossesse. Après son congé mat', elle fait un stage en réa. À ce moment-là, les luttes syndicales n'ayant pas encore porté leurs fruits, les repos de garde n'existent pas. Le samedi matin, Fred prend sa garde qui durera jusqu'à 18h30 le lundi. Son bébé de quelques mois reste alors avec son mari qui "est très présent". C'est lui qui dépose le bébé chez la nourrice le lundi matin avant de partir travailler toute la semaine sur Paris. Fred va récupérer le bébé en sortant de ses trois jours et deux nuits de travail. En réa, ses collègues sont tous des hommes, un seul a un enfant mais sa femme s'en occupe à temps plein donc ça n'interfère pas avec le travail. Pour Fred non plus ça n'interfère pas avec le travail, elle fait ses gardes et ses heures comme les autres. Ses journées sont intenses car elle n'a d'autre choix que d'avoir fini tout son travail à 18h30 pour aller chercher son enfant chez la nourrice.
Pendant qu'elle écrit sa thèse, en plus du petit premier qui a 18 mois elle attend l'arrivée du second, juste avant son clinicat. Elle commencera un clinicat d'endocrinologie, une spé très féminine avec un chef habitué à ce que ses collègues aient des congés maternité et des grossesses pendant leur internat. Ce n'est pas le cas d'une de ses copines qui a choisi gastro-entérologie. En effet on l'a priée au début de son clinicat de s'engager à ne pas avoir d'enfant pendant toute sa durée. Puis à quelques mois de la fin s'est entendu dire en réunion devant tous ses collègues "c'est bon maintenant tu peux y aller pour la grossesse".
Fred relativise : on ne l'a pas trop freinée dans sa carrière. À la fin de son clinicat, elle déménage une première fois pour suivre son mari. Elle a alors deux enfants et un bon salaire de médecin qui lui permet de prendre une nourrice à temps plein. Elle accouche alors de son troisième enfant. Lors de ses premiers mois de vie, il devra subir une chirurgie assez lourde pour laquelle Fred a besoin de quelques jours de congés pour enfant malade. Mais ça n'existe pas avec le statut de PH (Praticien·ne Hospitalier·e) alors pensé pour les hommes dont on admet plus facilement l'absence auprès de leurs enfants.
Fred a maintenant 35 ans, les enfants ont grandi et elle suit son mari une deuxième fois pour arriver dans un hôpital de périphérie où aucun poste d'endocrino n'est disponible. Lors de son entretien d'embauche avec le vice-président de la CME (Comission Médicale d'Établissement), il lui demande si elle comptait avoir un quatrième enfant. Fred refuse de répondre à la question et rejoint alors le service de médecine polyvalente puis passe une capacité de gériatrie pour travailler dans le service nouvellement créé. Son chef de service et chef de pôle lui fait confiance et lui propose la chefferie de service puis à son départ la chefferie de pôle. Ce poste est très intéressant mais vient avec son lot de stress. Fred se rappelle avoir été très souvent fatiguée et irritable à cette période, surtout avec ses enfants.
Elle prend des postes à responsabilités car elle pense que c'est primordial que les postes de pouvoir se féminisent. Elle aime aussi gérer de l'humain, pour elle la chose la plus importante est de choisir les personnes dont on s'entoure pour avoir un environnement de travail serein. Après tout « on passe beaucoup de temps au travail quand même, il faut que ce soit agréable ! ». Elle a notamment renoncé à l'endocrinologie car le chef de service de l'époque de son hôpital avait des valeurs très différentes des siennes.
Aujourd'hui, entre les problèmes d'effectifs importants et le secteur public qui se fragilise ; le travail de cheffe se complique notamment dans les services comme la médecine polyvalente et la gériatrie rendus peu rentables par les loi HPST (Hôpital, Patients, Santé et Territoire qui met en place notamment la tarification à l'acte). Fred a vu le nombre d'administratifs et de directeur.rices augmenter alors que celui du personnel médical et paramédical fond depuis son arrivée à l'hôpital. Une grande proportion des médecins hospitaliers est constituée de médecins étrangers "sous payé·es et mal considéré·es" en attente de leur fameux RPPS (Répertoire Partagé des Professionnels de Santé). L'hôpital ne leur propose pas un salaire qui les ferait rester une fois le graal obtenu.
Face à une direction et a une CME avec des chefs de pôle très masculins, Fred a le sentiment qu'on essaye de la tenir responsable de la situation car elle est une femme et “saurait mal encadrer ses équipes”. Pourtant elle ne pense pas être incompétente dans ce rôle. Elle a même réussi à embaucher une jeune interne passée dans le service de gériatrie qui sera ensuite amenée à devenir cheffe de service à son tour. C'est l'avènement de #MeToo et des nouveaux mouvements féministes qui lui donneront cette lecture des enjeux de pouvoirs à l'hôpital.
La féminisation du métier de médecin a mis en avant la difficulté de jongler entre un métier très prenant et une vie personnelle. Car jusqu'à présent les femmes portent une charge plus importante dans la gestion de la vie privée, que ce soit dans un cercle familial, amical ou au sein d'un couple. La société évolue aussi en ce sens, en effet on met de plus en plus en avant la nécessité d'avoir plus de temps libre et de repos pour travailler plus efficacement et sereinement mais aussi vivre mieux et plus longtemps. Parce que finalement ce sont "les femmes [qui] sauveront l'hôpital" comme l'écrit Karine Lacombe et que face aux hommes ou à la société qui nous freinent « il ne faut jamais lâcher » [1].

[1] Les femmes sauveront l'hôpital, une vie de soignante, Karine Lacombe
Rédigé par
Ariane ROUBI