Les internes, d’un point de vue romanesque, c’est intéressant

Publié le 13 May 2022 à 17:18


INTERVIEW

Thomas Litli a signé la réalisation de la deuxième saison d’Hippocrate, sortie sur Canal+ au printemps dernier. La médecine est sa première casquette (MG) et ses souvenirs d’internat ne sont pas si loin puisque ses personnages principaux sont des internes. Il a accordé une entrevue au magazine de l’ISNI alors qu’il démarrait déjà un nouveau projet. Il nous parle d’une fiction dans le cadre d’un hôpital débordé, du mal-être des internes et de ses souvenirs en tant qu’interne.

Vos personnages principaux de la série Hippocrate, pour la saison 1 comme pour la saison 2 sont des internes. Pourquoi ce choix ?
Thomas Litli.- Les internes, d’un point de vue romanesque, c’est intéressant. Car c’est à eux que l’on va confier des responsabilités trop grandes pour eux. Ils sont, de ce fait, disqualifiés. On les met dans une situation d’échec car on leur demande des choses auxquelles ils ne sont pas préparés. Après, ce qui m’intéresse chez l’interne est la thématique de la jeunesse au travail. La jeunesse est souvent utilisée pour raconter l’éveil de la sexualité, les sentiments amoureux, les problèmes familiaux, la délinquance. C’est rare de raconter une jeunesse motivée, travailleuse et engagée comme le sont les internes. Les internes représentent une jeunesse qui croit en ce qu’elle fait. Enfin, la dernière raison est que j’ai été moi-même interne. Je connais ce sentiment de satisfaction de faire un métier incroyable mêlé à un sentiment de peur, à une remise en question permanente de ne pas se sentir à la hauteur. On oublie que les internes, entre 20 et 30 ans, sont confrontés, au-delà de la maladie, à la souffrance, à la mort, à la misère sociale.. Toutes ces questions que l’on se pose normalement beaucoup plus tard au cours de sa vie. Quand on est interne, on a l’impression de bien vivre tout cela, de prendre suffisamment de recul alors que cela a des répercussions bien plus importantes. En tout cas, cela en a eu pour moi.

L’ISNI a beaucoup travaillé sur ces questions de prévention et du bien-être des internes. Pensez-vous que l’internat est encore trop marqué de souffrances ?
T.L.- Oui, et ça commence dès la première année de médecine, c’est ce que je raconte dans le film Première année. La transmission du savoir lors des études de médecine se fait de façon violente, des moqueries au sarcasmes en passant par l’humiliation jusqu’au harcèlement. Et cela se reproduit de génération en génération

En tant qu’interne, avezvous vécu des situations où vous avez souffert ?
T.L.- Oui ! D’ailleurs, il y a peut-être un an ou deux, dans une émission sur France culture, j’entends un chef de service réanimateur qui a été mon chef. Je pense qu’il ne souvenait plus du tout de moi. Dans cette émission, il commentait mon travail, mes films. Pour lui, c’était une vision archaïque de l’hôpital. Il affirmait qu’aujourd’hui plus aucun interne n’était en souffrance, ni laissé seul. Selon lui, tous les internes sont très bien entourés et encadrés. Alors que moi, s’il y avait bien une personne qui m’avait fait souffrir et qui représentait, à tout point de vue, ce que je raconte dans Hippocrate, c’était bien lui ! A cette époque, il était un jeune chef mais je sentais déjà chez lui cette brutalité dans le rapport de l’humain.

C’est rare de raconter une jeunesse motivée, travailleuse et engagée comme le sont les internes

La série Hippocrate est une fiction mais une fiction très réaliste. Comment avez-vous équilibré les forces entre fiction et réalisme ?
T.L.- C’est vrai qu’il y a une très forte volonté réaliste de témoigner ce qu’est l’hôpital public français aujourd’hui, de ce que vivent les internes et les jeunes médecins. Mais en même temps, le romanesque permet d’amener une forme de distance et une dimension émotionnelle très puissante à travers des personnages très attachants. Hippocrate n’est pas un documentaire ni un reportage. Le spectateur sait que ce n’est pas la réalité, que tout est inventé et joué par des comédiens.


Le Réalisateur Thomas Lilti sur le Tournage d'HIPPOCRATE Saison 2
© Denis Manin / 31 Juin Films / Canal+

 

Les comédiens ont-ils changé leur regard depuis qu’ils ont joué dans votre série ?
T.L- Oui ! Même si c’est difficile de parler à leur place, ils ont pu échanger avec plusieurs soignants puisque plusieurs infirmiers tournaient avec nous des séquences. Comme beaucoup, le tournage a aussi été perturbé par la Covid. Quand on a repris en juin 2020, toute l’équipe, et pas seulement les comédiens, s’est sentie investie d’une mission de raconter le plus justement possible. J’ai aussi vécu cette responsabilité vis-à-vis de la fin tragique du personnage de l’interne Igor. Une fin que j’avais écrite avant les dramatiques événements du début de l’année.

Avez-vous suivi la campagne de l’ISNI #ProtegeTonInterne ?
T.L.- Oui. La mort d’un interne est particulièrement violente car c’est un jeune qui a toute la vie devant lui. C’est difficile de faire un contre-feu en se disant que c’est à cause d’un divorce ou de dettes. Quand j’ai écrit Hippocrate, je voulais parler de l’hôpital, de la souffrance au travail mais aussi de la pression hiérarchique qui est très présente chez les internes. Cette pression fait que l’on a toujours la peur de décevoir, de ne pas être à la hauteur, de ne pas en faire assez. On nous explique qu’on a mal fait mais aussi qu’on a besoin de nous. On a alors l’impression d’être dans une impasse totale. C’est ce que je raconte à travers le personnage de Igor. Quand il dit « je veux m’arrêter, je n’en peux plus », personne ne l’entend.

Dans cette saison 2, l’actrice Louise Bourgoin est blessée à la main. En quoi cette blessure est-elle symbolique ?
T.L.- J’ai voulu raconter, à travers son personnage, le handicap. Estce que le fait d’avoir une main qui ne fonctionne pas l’empêche d’être un bon médecin ? Ou, finalement, est-ce le regard des autres qui posent problème ? Son incapacité est bien une métaphore de ce sentiment d’incapacité des soignants face à l’immensité de leur mission. Le personnage joué par Louise Bourgoin ne peut retrouver ses capacités, ses compétences et ses facultés intellectuelles qu’à partir du moment où elle a retrouvé un peu de confiance en elle et d’estime. Son personnage met du temps à comprendre que son problème n’est pas sa blessure à la main mais son estime d’ellemême. Si on n'estime pas les soignants, si on ne les valorise pas, ils perdent aussi leurs capacités et en souffrent.

Au moment de l’écriture, avez-vous manqué d’anecdotes ?
T .L.- Non. car si j’étais à court d’idées, je les inventais. Je lisais aussi beaucoup de blogs de soignants ce qui débouchait souvent sur des embryons d’histoires. Sur cette saison, nous avons beaucoup travaillé sur la maladie psychiatrique. La souffrance, finalement, existe des deux côtés : chez le soignant et chez le malade. Il y avait cette idée de miroir : qui souffre le plus ? Le malade ou le soignant ? Ce qui est certain, c’est que nous ne pouvons plus prendre bien soin de nos malades à l’hôpital public. On ne prend pas soin, non plus, de nos soignants.

Propos recueillis par Vanessa Pageot

L’INTERNAT DE THOMAS LITLI
Thomas Litli a fait son internat dans une université qui « n’existe plus en tant que telle : Paris Ouest, rattachée à Paris V et à l’hôpital Raymond Poincaré ». Aujourd’hui, c’est l’université de Versailles/Saint-Quentin. De son internat, il a gardé des contacts : « Mes amis les plus proches sont médecins, ceux avec qui j’ai fait médecine et ceux que j’ai rencontré à travers mon travail par la suite. ».

Article paru dans la revue “Le magazine de l’InterSyndicale Nationale des Internes” / ISNI N°27

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