Le point de vue du pharmacologue
La première description d'une utilisation clinique de la digitale (Digitalis purpurea) est attribuée à William Withering (1741-1799), un médecin britannique, en 1785. Cette plante produit des sucres complexes aux propriétés inotropes positives d'où leur nom générique d'hétérosides cardiotoniques. On en trouve dans d'autres plantes comme les Strophantus, la scille, le muguet et le laurier rose. Actuellement seule la digoxine subsiste sur le marché français. Sa structure chimique hydrosoluble explique les principales propriétés pharmacocinétiques de la molécule : une absorption intestinale moyenne (70-80 %), un faible taux de fixation aux protéines plasmatiques (20 %) ainsi qu'une élimination préférentielle par voie rénale sous forme non métabolisée (90 %).
Pour cette dernière, l'ultrafiltration est limitée par un poids moléculaire élevé (780g/mole) qui explique le temps de demi-vie d'élimination long (36h) et la nécessité d'un transporteur d'efflux, la P-glycoprotéine (P-gp), pour assurer sa sécrétion tubulaire.
Ce transporteur peut être inhibé par de nombreuses molécules courantes comme le vérapamil, l'amiodarone, l'érythromycine, la fluoxétine, la sertraline, la clarithromycine ou la spironolactone, associations à risque d'intoxication digitalique
Par voie orale, l'équilibre est obtenu lentement et la première digoxinémie est inutile avant le 6ème jour de traitement. Sur le plan pharmacodynamique, il fallut attendre 1965 pour que le danois Jens Christian Skou (1918-2018) montre que les digitaliques cardiotoniques bloquent une pompe myocardique, la Na+/K+ ATPase. Il aura le prix Nobel de chimie en 1997 avec Paul Boyer et John Ernest Walker pour la découverte de cette première pompe transporteuse d'ions.
Cette action s'exerce directement sur les cardiomyocytes où elle est responsable de l'effet inotrope positif mais aussi d'une déstabilisation électrophysiologique, l'effet bathmotrope positif, à l'origine du risque arythmogène de ces composés. En effet, le blocage de la Na+/K+ ATPase exerce une inhibition fonctionnelle de l'échangeur Na+/Ca++ avec pour conséquence une augmentation de la concentration de calcium libre intracellulaire.
Le paradoxe apparent des digitaliques est qu'ils sont aussi chronotropes et dromotropes négatifs du fait d'une activation vagale d'origine centrale provenant d'une sensibilisation du baroréflexe. Au total, la pharmacodynamie de la digoxine fait de ce composé un médicament très original, capable à la fois d'augmenter la force de contraction du myocarde tout en favorisant le remplissage diastolique en raison de la bradycardie.
De plus, l'effet dromotrope négatif est exploité pour ralentir la fréquence cardiaque dans la fibrillation atriale en créant un bloc auriculo-ventriculaire fonctionnel.
Sa pharmacocinétique est dangereuse et on veillera tout particulièrement à contrôler la fonction rénale et les associations médicamenteuses passant par la P-gp.
Pr. Laurent MONASSIER
PU-PH de Pharmacologie à la faculté de médecine de Strasbourg
Pour l'Association des Jeunes Gériatres
Références
Withering W dans : An account of the foxglove and some of its medical uses with practical remarks on dropsy and other diseases. London: GGJ and J Robinson; 1785.
Ziff OJ & Kotecha D. Digoxin: the good and the bad. Trends in Cardiovascular Medicine. 2016; 26:585-595.
Le point de vue du gériatre
Les digitaliques, dont seule la digoxine est commercialisée à ce jour en France, appartiennent à la famille des tonicardiaques.
Par ses propriétés pharmacologiques, la digoxine possède quatre actions essentielles et uniques :
- Inotrope positive (augmente la force de contraction),
- Bathmotrope positive (augmente l’excitabilité myocardique),
- Dronotrope négative (ralentissement de la conduction),
- Chronotrope négative (ralentissement de la fréquence cardiaque).
Sur le plan pharmacocinétique la digoxine est essentiellement éliminée par voie rénale (environ 90 % sous forme non transformée active), avec donc une forte dépendance rénale, qui peut exposer à des surdosages chez la personne âgée. Les situations à risque habituelles sont les insuffisances rénales aiguës, notamment sur insuffisance rénale chronique, organique (nécrose tubulaire après station prolongée au sol, globe vésical) ou fonctionnelle (déshydratation, infection urinaire, épidémie de gastroentérite, canicule …). Les personnes âgées atteintes de troubles cognitifs sont également particulièrement exposées (hydratation insuffisante).
Rappelons que l’hypokaliémie augmente la toxicité de la digoxine. Celle-ci devra être recherchée systématiquement avant l’instauration d'un traitement par la digoxine.
La digoxine est indiquée dans l’insuffisance cardiaque (à dysfonction systolique) et dans les troubles du rythme supraventriculaire : ralentissement ou réduction de la fréquence cardiaque en cas de fibrillation atriale (FA) ou de flutter auriculaire.
Les contre-indications de la digoxine sont représentées par :
- Les blocs auriculo-ventriculaires du 2ème et du 3ème degré non appareillés.
- L’hyperexcitabilité ventriculaire (notamment extrasystoles).
- Les tachycardies atriales (flutter, tachysystolie) et fibrillation auriculaire associées à un syndrome de Wolff-Parkinson-White.
- Les tachycardies et fibrillations ventriculaires.
- Une hypokaliémie non corrigée.
- L’association aux sels de calcium IV.
Les principaux évènements indésirables de la digoxine sont :
- Une hyperexcitabilité ventriculaire.
- Des troubles digestifs à type de nausées, vomissements et diarrhées qui sont les premiers symptômes fréquents et précoces de la toxicité digitalique.
- Des troubles de la vision en particulier chez le sujet âgé devant faire suspecter un surdosage (dyschromatopsie au jaune notamment).
- Des troubles neurologiques et psychiatriques à type de convulsion, délire et hallucinations en particulier chez le sujet très âgé, devant faire suspecter un surdosage.
Des modifications ECG avec un aspect en cupule du segment ST traduisent une imprégnation digitalique et non un surdosage
Quelle est la place de la digoxine aujourd'hui ?
Indépendamment de ces propriétés pharmacologiques, rendant le maniement parfois délicat de la digoxine chez la personne âgée (marge thérapeutique étroite, dépendance rénale), de nombreuses études ont montré que la prise de digoxine était potentiellement associée à une morbi-mortalité non négligeable.
En 1997, l’étude DIG (Digitalis Investigation Group), un essai randomisé en double aveugle, a montré chez 988 sujets présentant une insuffisance cardiaque à dysfonction systolique en rythme sinusal (au terme de 37 mois de suivi) une diminution des hospitalisations dans le groupe digoxine sans diminution de la mortalité totale (1).
Dans la cohorte rétrospective TREAT-AF, incluant 122 465 patients avec un suivi de 353 168 personnes années présentant une FA non valvulaire récemment diagnostiquée (âge moyen de 72,1 ans), 28 679 patients (23,4 %) prenaient de la digoxine. La prise de digoxine était associée à une augmentation de la mortalité, indépendamment de l’âge, du sexe, de la fonction rénale ou de la présence d’une insuffisance cardiaque (2).
Dans une revue systématique, avec méta-analyse incluant 501 681 sujets (dont 111 278 sous digoxine) présentant une FA issus de 9 essais randomisés et de 10 cohortes, il en ressort 3 résultats principaux : I) La digoxine utilisée dans la FA augmente la mortalité totale de 27 %. II) La mortalité cardiovasculaire est de 21 %. Enfin, iii) en l’absence d’insuffisance cardiaque la mortalité est augmentée de manière plus importante (47 %) qu’en présence d’une insuffisance cardiaque (3).
Une autre méta-analyse incluant 408 660 sujets en FA issus d’études de cohorte objective la même tendance, à savoir une augmentation de la mortalité totale sous digoxine qui est plus marquée chez les sujets qui n’ont pas d’insuffisance cardiaque (4). Une augmentation de la mortalité sous digoxine, notamment chez les patients en FA, est observée dans d’autres méta-analyses (5-7) mais également dans une analyse rétrospective de l’étude ROCKET AF (rivaroxaban versus warfarine dans la FA) (8).
Néanmoins, la plupart de ces méta-analyses incluent des essais randomisés (parfois en post hoc) mais aussi et surtout des études de cohorte (parfois de façon rétrospective) ou des registres ce qui peut poser des problèmes méthodologiques (biais de sélection, biais de prescription, données manquantes).
Plus récemment, une méta-analyse utilisant exclusivement des essais randomisés, ne peut ni confirmer ni infirmer les résultats des études observationnelles, n’observant pas d’augmentation de la mortalité dans le groupe digoxine comparativement au groupe contrôle (placebo, autre traitement médicamenteux, absence d’intervention) (9).
Au total, compte-tenu de toutes ces données issues de la littérature, les dernières recommandations de l’ESC de 2016 de l’insuffisance cardiaque à dysfonction systolique proposent l’utilisation de la digoxine chez des patients symptomatiques en rythme sinusal après l'IEC (ou ARAII), le bétabloquant et l’antagoniste des récepteurs des minéral corticoïdes (10).
Enfin, sachant que dans la FA, les stratégies thérapeutiques visant à ralentir la fréquence cardiaque (« rate control ») comparativement à des stratégies à restaurer un rythme sinusal (« rythm control ») sont associées à moins d’évènements indésirables, le premier choix thérapeutique pour contrôler la fréquence cardiaque doit rester un bétabloquant cardiosélectif type bisoprolol, sauf situation particulière (11).
Pr. Thomas VOGEL
PU-PH de Gériatrie à la faculté de médecine de Strasbourg
Pour l'Association des Jeunes Gériatres
Références
N Engl J Med. 1997; 336:525-33.
Therapy in Patients With Atrial Fibrillation: An Updated Meta-Analysis. Medicine (Baltimore). 2015; 94:e2409.
Article paru dans la revue “La Gazette du Jeune Gériatre” / AJG N°20