Laparo Exploratrice Du Monde Chirurgical

Publié le 17 May 2022 à 23:20

Laparo exploratrice du monde chirurgical

“Ça y est, ras le bol, j’arrête, la médecine c'est pas pour moi”. Cinquième année de médecine, j’ai perdu le sens, je ne sais plus réfléchir.

Il faut que j’arrête, que je respire, que je fasse autre chose. En creusant un peu, je découvre un certificat délivré par l’Institut de Sciences Politiques de Grenoble, ouvert à tous. Au programme : de l’Histoire, du Droit, de la Politique économique, de la Sociologie et j’en passe ; une dissertation par semaine sur des sujets plus variés les uns que les autres (Bye Bye les QCM’s …), un grand oral et la production d’un mémoire pour clôturer le tout ! (Petite tendance hyperactive, moi ?!).

Alors j’y vais, je pars retrouver tout ce qui m’a manqué au cours de mes études de médecine : comprendre comment marche notre société, construire une réflexion, savoir argumenter. Bref, se réinscrire dans le “vrai monde”. Et je découvre la sociologie ou comment expliquer le monde social et les faits sociaux, comprendre les mécanismes conscients et inconscients, individuels et collectifs qu’ils impliquent, dans l’optique de faire apparaître des leviers d’action possibles. Un bel outil pour mettre des mots et des concepts sur mes ressentis, mes expériences à l’hôpital.

À l’approche des ECN, comprendre les mécanismes sociologiques qui intervenaient dans la production d’un modèle professionnel allaient être déterminant pour mon futur choix de carrière.

Car entre-temps, j’avais découvert une spécialité où, pour la première fois, je me sentais bien, à ma place : la chirurgie digestive… sauf que faire le choix de la chirurgie n’est pas simple et soulève énormément de questions : quelle est la place des femmes dans ce métier ? Quelle sera ma qualité de vie ? Est-ce compatible avec une vie de famille... ?

Je me mets à lire les travaux de Pierre Bourdieu et de Françoise Héritier qui mettent en lumière les processus en jeu dans l’instauration de la hiérarchie des sexes et de la domination masculine, processus universels mais non inéluctables. Et au-delà de cette dénonciation de l’ordre établi, la présence de réponses concrètes.

La chirurgie : un monde sexiste ?
Et puis, je découvre le travail d’une sociologue française, Emmanuelle Zolesio, qui a étudié les femmes chirurgiennes. Mon sujet de mémoire est alors tout trouvé : comment les hommes et les femmes cohabitent-ils au sein de la profession chirurgicale ?

Depuis les années 1970, l’accélération de la féminisation de la médecine se fait grâce à un triple mouvement social : la massification de l’enseignement supérieur, l’augmentation de l’activité professionnelle féminine et l’explosion de la démographie médicale. Aujourd’hui, on compte plus de 60 % de filles inscrites en deuxième année de médecine.

Mais que deviennent-elles ?
La suppression du concours de l’internat remplacé par l’Examen Classant National ou “l’internat pour tous” a favorisé l’arrivée des femmes au sein des différentes spécialités médicales et chirurgicales. Cependant, on ne peut que remarquer une “répartition sexuée” dans le choix des spécialités après l’ECN. En 2014, les femmes représentaient 15,8 % des effectifs au sein de la chirurgie générale, seulement 4,4 % des effectifs en chirurgie orthopédique et traumatologique mais représentaient 44 % des effectifs en ophtalmologie ou 43,8 % en gynécologie-obstétrique.

E.Zolesio décrit la chirurgie comme un environnement professionnel associé à une domination virile dont les principales caractéristiques sont : La disposition à l’action, le pragmatisme, la prise de décision notamment en urgence et le leadership (âme de “chef”, endurance physique, être combatif, compétitif) ainsi qu’une dévalorisation des dispositions “féminines” (impossibilité de pleurer, empathie mal vue…).

Le modèle dominant est celui de la disponibilité permanente, du “métier passion” synonyme pour une femme chirurgienne d’impossibilité d’avoir des enfants, de trouver un conjoint.

E.Zolesio porte aussi son intérêt sur les modalités de transmission et d’incorporation du métier de chirurgien qui s’apprend par une formation “à la dure” avec la nécessité de “faire ses preuves”. La hiérarchie y est omniprésente et la brutalité des rapports hommes/femmes témoignent d’une domination masculine affirmée et assumée.

Les chirurgiennes lors de leur internat et leurs assistanat décrivent la nécessité d’en faire “deux fois plus qu’eux (les hommes)”, de se surinvestir professionnellement et ressentent leur sexe comme un “handicap” dans leur carrière professionnelle. Tout se déroule comme si les femmes en chirurgie devaient “mettre de côté” leur “féminité” pour s’intégrer dans la nouvelle culture d’un monde masculin.

Il existe alors plusieurs stratégies d’adaptation des femmes chirurgiennes pour faire face : l’identification (s’identifier aux valeurs masculines et les revendiquer), l’évitement (mise à distance des situations d’affrontements et des injonctions sexistes) ou "éviter de couler” (échec de la mise à distance, source de mal-être au travail).

Bien entendu ce modèle professionnel peut être mis en perspective par différents éléments : La pluralité des contextes de socialisation (bloc vs service, CHU vs périphérie...), pluralité des agents socialisateurs (PU-PH, chefs de clinique/ assistants, cointernes, infirmières…), la survenue d’événements particuliers (maternité/ paternité, choix d’une carrière non hospitalouniversitaire…).

Cependant la domination masculine peut persister par l’intermédiaire de moyens plus “subtiles” : blagues machistes, dépréciation des manières “féminines”…



Tout se passe comme si la profession voulait rester imperméable à l’arrivée des femmes. En effet, la féminisation représente une “transgression” dans la division sexuée du travail (l’homme travaille, pourvoyeur des ressources du ménage et la femme reste à la maison, s’occupant des tâches domestiques). De plus, être une femme serait non compatible avec le concept de disponibilité permanente, concept fondateur du métier de chirurgien. Et enfin, la féminisation provoquerait un bouleversement de l’identité professionnelle de genre : la chirurgie perd son “identité masculine” en même temps qu’elle se féminise.

Et dans un monde où le système de santé est largement critiqué, générateur de mal-être au travail et où la démographie médicale n’arrive plus à satisfaire les besoins des populations, un coupable idéal sort du lot : la féminisation de la profession. Or, rares sont les études apportant des chiffres et des données concrètes étayant ces propositions.

En voie vers modèle alternatif
Une lueur d’espoir apparaît malgré tout : Il semble qu’un changement progressif de ce modèle dominant porté par l’arrivée des femmes chirurgiennes et repris par l’ensemble des jeunes générations, hommes et femmes, se produise. De nouvelles valeurs sont mises en avant (valorisation du travail en équipe, abandon de l’image du chirurgien solitaire et tout puissant, importance de l’anticipation…) menant peu à peu à l’apparition d’un modèle alternatif où une articulation entre vie professionnelle et vie privée est possible. On assiste à un changement de référentiel en termes d’organisation du travail, qui peut parfois se heurter aux réticences des professionnels plus âgés encore en exercice. Aujourd’hui c’est tout un modèle professionnel qui est remis en cause : la domination masculine, la puissance hiérarchique et la disponibilité́ permanente.

Enfin, il ne faut pas oublier que la question de la féminisation d’une profession est intrinsèquement liée à la question des rôles sociaux entre hommes et femmes au sein de la sphère domestique. Or c’est en valorisant l'exercice de la paternité que l’on pourra peu à peu redéfinir ce partage des tâches, position largement défendue par Françoise Héritier. D’où l’importance du rôle des politiques publiques qui sont déterminantes (cf. allongement du congé paternité qui passe à 28 jours en France à partir de juillet 2021, dont 7 jours obligatoires !).

D’autres défis restent néanmoins à relever : moins de 25 % des femmes sont professeurs des universités et moins de 10 % chefs de service. Le dernier échelon reste encore à conquérir (plafond de verre, quand tu nous tiens) !

Pour revenir à mon choix professionnel : Après des mois d’hésitation, de questions et de réponses, j’ai finalement choisi de croire qu’un modèle alternatif était possible ! #looklikeasurgeon.

Agathe RÉMOND 
Interne de chirurgie viscérale et
digestive en 3ème semestre, à Lille

Références
• Illustrations : MOUSSE M. (2017), Sous la blouse, Casterman, Espagne.
• BOURDIEU P. (1998), La domination masculine, Paris, Seuil.
• HERITIER F. (1996), Masculin/Féminin, La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob.
HERITIER F. (2002), Masculin/Féminin II, Dissoudre la hiérarchie, Paris, Odile Jacob.
ZOLESIO E. (2012a), Chirurgiens au féminin ? Des femmes dans un métier d’hommes, Rennes, Presses universitaires de Rennes.

Article paru dans la revue “Association des Gynécologues Obstétriciens en Formation” / AGOF n°21

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