La recherche qualitative en psychiatrie

Publié le 26 May 2022 à 07:47


Intérêt, méthodes et perspectives

Contexte et définitions
On appelle « recherche qualitative » l’ensemble des méthodes utilisées pour une recherche dite de « terrain ».
Elles sont directement issues des sciences humaines et sociales, notamment la sociologie et l’anthropologie, dont les auteurs ont développé des pratiques d’exploration basées sur l’observation et la description, au plus près de leur terrain de recherche. Historiquement, on peut citer l’école de Chicago, courant de pensée sociologique du début du XXème siècle, comme mouvement emblématique de ces pratiques de recherche. C’est au cœur du « laboratoire social » (Robert E. Park) constitué par la ville de Chicago alors transformée par les mouvements d’immigration et d’urbanisation rapide et hétérogène que se développe « l’observation participante ». Le courant de « l’interactionnisme symbolique » associé à Hughes et à la génération de chercheurs lui succédant (Becker, Strauss, Goffman), se démarque par une critique de la sociologie fonctionnaliste dominante à cette époque et représentée par Parsons, mais aussi par l’attachement à une recherche de terrain ou encore par un intérêt montré pour l’analyse de l’action collective et des processus sociaux. (1) Le sociologue Erving Goffman, élève de la seconde école de Chicago fera une célèbre démonstration de cette façon d’étudier le terrain en « immersion » en se faisant employer dans un hôpital psychiatrique pendant plusieurs années, réalisant une observation ethnographique et participante approfondie de l’institution. Il publie son travail en 1961 sous le titre Asylums : Essays on the social situation of mental patients andother inmates (Asiles).

On oppose souvent recherches « qualitative » et « quantitative », avec un soupçon persistant de moindre scientificité des recherches dites qualitatives, qui ne seraient pas calibrées par des indicateurs objectifs.

Nous proposons dans cet article de présenter les différences entre ces deux démarches, avec d’un côté une méthodologie inductive qui cherche à élaborer des hypothèses et des théories à partir de son champ d’observation et de l’autre une méthodologie hypothético-déductive, qui a pour objectifs de tester et vérifier des hypothèses préétablies. Nous discuterons de l’intérêt d’explorer des questions de recherche en méthodologie qualitative en psychiatrie, ainsi que des interactions possibles entre ces deux méthodes.

Erving Goffman

Qu’est-ce-que la recherche qualitative ?
Les études qualitatives ont gagné en crédibilité cesdernières années après avoir été longtemps dénigrées au motif qu’elles n’étaient « pas quantitatives », et donc pas susceptibles de correspondre à des critères objectifs mesurables garants d’une validité scientifique.

Elles regroupent différentes méthodes avec principalement les entretiens individuels libres et semi-structurés, les focus groupes, l’observation participante, l’analyse de documents et de textes. La démarche sociologique originelle aurait plutôt tendance à combiner ces différentes approches pour analyser un objet de recherche. Il s’agit d’abord de se familiariser avec le terrain que l’on souhaite observer pour problématiser, c’est-à-dire dans le langage des sciences sociales « questionner la question », ce qui nécessite des allers-retours répétés entre la question de recherche, la théorie et le terrain (1). Ce procédé permet une redéfinition permanente de la problématique à mesure de son exploration, ce qui distingue déjà dans son processus la méthode qualitative des protocoles de recherche auxquels nous sommes habitués, où le chercheur a pour objectif de répondre à une ou plusieurs hypothèses formulées au préalable suite à une analyse de la littérature disponible et des phénomènes observés.

Si les méthodes quantitatives cherchent à mesurer la fréquence d’un événement et à en rechercher les causalités associées, les méthodes qualitatives permettent d’explorer les phénomènes dans leur complexité intrinsèque, et peuvent se montrer plus adaptées à la description de variables individuelles ou d’interactions sociales. Elles peuvent avoir un intérêt dans l’élaboration de questions de recherche lorsque les phénomènes explorés sont peu connus, pour la réalisation de questionnaires d’enquête, la réflexion sur des critères diagnostiques ou encore la compréhension des attitudes et des comportements liés à une situation . Les résultats d’études qualitatives étant cependant plus fortement liés au point de vue du chercheur, il est souvent intéressant de confirmer les résultats de ces études par des méthodes quantitatives, ou d’avoir une approche mixte. On peut ainsi observer ces dernières années un regain d’intérêt pour les méthodes qualitatives, notamment dans le cadre de travaux transdisciplinaires, ainsi qu’une volonté de combiner ces deux approches de recherche, notamment en psychiatrie, Une étude allemande de 2011 identifiait qu’un tiers des articles publiés dans une revue allemande de psychiatrie employait une méthodologie qualitative.

Les méthodes employées
Nous ne détaillerons ici que deux méthodes fréquemment employées en recherche qualitative : l’entretien et le focus group. Il existe de multiples autres façons de collecter des données de terrain, et nous verrons qu’il y a un réel intérêt à associer ces différentes méthodes pour augmenter la validité d’une étude.

L’entretien, est une des techniques indispensables de recueil de données en recherche qualitative. Il est indissociable d’une démarche d’ensemble et d’un ancrage sur le terrain de la recherche. Il n’est pas une pratique réservée à la recherche, mais son utilisation avec un objectif scientifique nécessite la constructin préalable de l’objet de recherche par l’élaboration d’une question et sa problématisation. Il va permettre d’explorer des faits, en rendant compte du point de vue des acteurs et en se saisissant de l’expérience des personnes. L’intérêt de l’entretien ne se trouve pas dans une reformulation des données du problème, mais dans une exploration de ce qu’on ne sait pas. Il convient alors d’accorder du crédit à la personne interviewée alors considérée comme détentrice de l’expérience vécue . Les entretiens peuvent être réalisés de manière libre laissant une grande liberté d’expression à la personne, afin d’avoir accès de manière approfondie aux croyances, attitudes, comportements exprimés. Le chercheur peut également s’aider d’un « guide d’entretien » qu’il aura préparé (on parle alors d’entretien semi-dirigé), mais qui ne doit pas transformer l’entretien en enquête à questions fermées.
Les thématiques à aborder au cours de l’entretien sont alors préparées à l’avance.

L’entretien ne doit en aucun cas devenir un interrogatoire car il perdrait de sa valeur. Le nombre d’entretiens à réaliser ne doit pas viser à la représentativité au sens statistique. Il s’agit de définir l’objet d’étude et ses enjeux pour délimiter l’échantillon (S’intéresse-t-on à un cas particulier qui aurait un intérêt social ? à une population dont on voudrait recueillir un point de vue représentatif ? aux cas extrêmes ? ...), et de réévaluer la pertinence d’une poursuite des entretiens en fonction du niveau de saturation des données (auquel cas il n’y aurait plus de nouvelles informations apportées par de nouveaux entretiens). Ceci suppose une analyse constante des données en parallèle à la réalisation des entretiens.

Ce va-et-vient permanent entre le terrain et la théorisation permet également un ajustement des observations et des entretiens au cours de la recherche pour répondre au mieux à la question et ne pas perdre des informations essentielles.
Le focus group, ou entretien collectif est une autre méthode de collecte de données pouvant être mobilisée en recherche qualitative. Il est un moyen de saisir les interactions et les processus réflexifs autour d’une question posée, en permettant une discussion au sein d’un petit groupe de participants constitué selon les objectifs de la recherche. C’est une méthode pertinente pour étudier les opinions, attitudes ou les motivations de personnes partageant des critères communs, dans des phénomènes impliquant des décisions ou dynamiques communes sollicitant la subjectivité des individus. Elle a été fréquemment employée pour analyser les pratiques de soins, notamment en médecine générale.

Qualitatif n’est pas systématiquement synonyme de qualité
Tout comme il est important de savoir lire de manière critique des travaux de recherche en méthode quantitative, il est nécessaire d’apprendre à reconnaître une étude qualitative « de qualité ». Ainsi nous savons qu’une recherche classique peut receler des biais. Au-delà de la méthodologie employée qui nous donne une indication sur sa valeur scientifique, il faut pouvoir déterminer sa fiabilité, sa validité, sa puissance statistique et les généralisations possibles pour en apprécier la qualité et en intégrer les conclusions selon le modèle de l’Evidence Based Medicine. La qualité d’une étude qualitative va quant à elle d’abord être reliée à une éventuelle triangulation des méthodes de collecte de données, correspondant à la combinaison de plusieurs approches méthodologiques dans l’observation d’un même phénomène (en anglais : triangulation, ou mixed-methods), ce qui augmente la validité de l’étude. Il s’agira également de s’assurer dela fiabilité du codage, du niveau de fiabilité des informations recueillies et du degré de saturation des données (collection de suffisamment de données pour assurer une représentativité), ou encore d’observer si l’analyse a été guidée par une approche théorique.

Quelles ouvertures pour la recherche en psychiatrie ?
Becker, dans l’Epistémologie de la recherche qualitative (6) développait les principales différences entre les deux approches. Il attribuait à la recherche qualitative une plus grande capacité à laisser apparaître des données inattendues, en ne limitant pas le champ des réponses par des questionnaires fermés. Les méthodes qualitatives permettraient également d’explorer plus attentivement les différents points de vue développés par les personnes étudiées. Elles reflètent une image du « terrain » plus proche de la réalité à un moment donné, dans la mesure où les personnes ne se retrouvent pas dans la situation artificielle de répondre à un questionnaire. Enfin elles se focalisent davantage sur l’exhaustivité des données, la précision des descriptions et leur portée, liée à une large inclusion des individus. Il note aussi qu’elles supposent une implication subjective du chercheur qu’il est nécessaire de prendre en compte dans l’analyse (6,7).

Une équipe australienne remarquait en 2009 que les psychiatres pouvaient être des acteurs de premier plan pour développer des recherches en méthodologie qualitative, de par leurs compétences de l’entretien acquises dans leur pratique (8).

La combinaison d’approches qualitatives et quantitatives en recherche dans le domaine de la psychiatrie pourrait permettre de mieux expliciter des phénomènes complexes. Becker par exemple expose que dans le domaine des addictions l’approche quantitative pourrait tenter d’expliquer le phénomène par l’identification de groupes « à risques » (Hommes ou femmes ? Citadins ou campagnards ? Personnalités en recherche de « sensations fortes » …). Au contraire une approche qualitative essaierait de produire une description au plus proche de ce qui est observé, prenant en compte les détails de l’histoire personnelle, les relations individuelles avec la loi, le vécu dans l’enfance, l’histoire familiale, le contexte local… (6,7). Il ne faut cependant pas penser que la recherche qualitative se contenterait de faire le récit d’expériences individuelles, elle tend au contraire à mettre en perspective les données recueillies, à identifier les données exceptionnelles en les commentant, à regrouper des variables pour les discuter d’un point de vue théorique ou pour formuler de nouvelles hypothèses qui pourraient être testées selon une démarche hypothéticodéductive.

Le modèle pyramidal de la « théorie ancrée » (grounded theory) développé par Glaser et Strauss illustre bien ce processus de travail par regroupement de données de terrain, transformées en « codes », ces codes étant ensuite associés en concepts similaires permettant de construire des catégorisations aboutissant à une théorisation (9).

Finalement, l’emploi des méthodes qualitatives est historiquement fortement présent dans le champ psychiatrique, mais on en redéfinit aujourd’hui l’intérêt scientifique en s’appropriant les méthodes issues des sciences sociales et en y associant une plus grande rigueur méthodologique. Elles se montrent pertinentes pour explorer différentes questions de la psychiatrie contemporaine, telles que la réhabilitation psychosociale et le rétablissement, la stigmatisation, les représentations culturelles et sociales des troubles mentaux, les associations entre les déterminants sociaux et la clinique psychiatrique…

Sophie CERVELLO
Interne en psychiatrie au CHU de Saint-Etienne

Bibliographie
1. Joëlle Kivits, Frédéric Balard, Cécile Fournier, Myriam Winance, Christophe Lejeune. Les recherches qualitatives en santé. Armand Colin. 2016.
2. Goffman E., Asiles. Etudes sur la condition sociale des malades mentaux. Les éditions de Minuit. 1968.
3. Razafsha M, Behforuzi H, Azari H, Zhang Z, Wang KK, Kobeissy FH, et al. Qualitative versus quantitative methods in psychiatric research.
Methods Mol Biol Clifton NJ. 2012 ; 829 : 49‑62.
4. Sikorski C, Glaesmer H. [Qualitative methods in psychiatric research]. Neuropsychiatr Klin Diagn Ther Rehabil Organ Ges Osterreichischer.
Nervenarzte Psychiater. 2011 ; 25(3) :159‑62.
5. Kisely S, Kendall E. Critically appraising qualitative research : a guide for clinicians more familiar with quantitative techniques. Australas Psychiatry.
Bull R Aust N Z Coll Psychiatr. août 2011 ; 19(4) : 364‑7.
6. Becker, H. The epistemology of qualitative research. In R. Jessor, A. Colby and R. Sweder (Eds.), Ethnography and human development :
Context and meaning in social inquiry (pp. 53-71). Chicago, Illinois : University of Chicago Press. 1996.
7. Falissard B, Révah A, Yang S, Fagot-Largeault A. The place of words and numbers in psychiatric research. Philos Ethics Humanit Med PEHM. 18 nov 2013 ; 8 : 18.
8. Crabb S, Chur-Hansen A. Qualitative research: why psychiatrists are well-placed to contribute to the literature. Australas Psychiatry Bull R Aust N Z Coll Psychiatr. 2009 ; 17(5) : 398‑401.
9. Herpin N. Barney G. Glaser, Anselm Strauss, La découverte de la théorie ancrée. Stratégies pour la recherche qualitative. Armand Colin, coll. « Individu et Société ». 2010.
10. Whitley R. Introducing psychiatrists to qualitative research: a guide for instructors. Acad Psychiatry J Am Assoc Dir Psychiatr Resid Train Assoc Acad Psychiatry. juin 2009 ; 33(3) : 252‑5.

Article paru dans la revue “Association Française Fédérative des Etudiants en Psychiatrie ” / AFFEP n°20

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