La grossesse des médecins : à risque ?

Publié le 06 Jul 2022 à 15:43


Le conseil aux femmes enceintes étant notre jour à jour, on est en droit de se poser la question : que se passera-t-il si nous sommes à notre tour enceinte ? Il s’agira effectivement d’un article destiné à la gente féminine des GO, plutôt majoritaire de nos jours. Mais messieurs soyez attentifs car cela pourra sûrement être utile pour une de vos proche ! 3 internes de Nouvelle-Aquitaine se sont posées la question dans leur thèse et ont fait une revue de la littérature1 : quels sont les facteurs de risques professionnels de la reproduction chez les femmes médecins ? Nous allons décortiquer chaque risque un par un.

Un risque chimique ?
L’exposition au formol, qui nous sert à fixer les tissus pour l’analyse histopathologique, est fréquente surtout en laboratoire ou au bloc opératoire. Malgré le respect des normes en vigueur, une étude suggère que cette faible exposition respiratoire serait associée à une légère augmentation de la fréquence d’anomalies cytogénétiques ! Et en population de soignants, une exposition rapprochée aux formaldéhydes, notamment lors des dissections, augmenterait le risque d’avortement spontané et de malformation congénitale2. Par contre pour les autres solvants organiques des laboratoire, aucune augmentation de cytogénotoxicité n’a été retrouvée dans les études à ce jour1.

L’exposition aux cytostatiques dans les services d’oncologie et de préparation en pharmacie est fréquente (par voie transcutanée et respiratoire). Les diverses études rapportent l'apparition d’anomalies cytogénétiques chez les IDE exposés aux cytostatiques plus de 9 heures par semaine, et donc un risque pour le personnel fortement exposé (unités d'oncologie). Ce risque diminuerait (voire même disparaitrait) avec des protections adaptées (gants, hotte à flux vertical). Concernant le risque chez les professionnelles en cours de grossesse, la littérature est hétérogène et ne permet pas de tirer de conclusion3.

Certaines études suggèreraient tout de même une augmentation des avortements spontanés4.

Il est difficile d’apprécier l’importance de l’exposition professionnelle aux gaz anesthésiques (halogénés et oxyde nitreux) dans les blocs opératoires. On sait que l’exposition sera plus importante en cas d’induction au gaz anesthésique et d’utilisation de masques faciaux ou laryngés (favorisant les fuites), situation fréquente en anesthésie pédiatrique. Il a d’ailleurs été montré à plusieurs reprises qu’en anesthésie pédiatrique les normes réglementaires de gaz résiduel dans la salle sont très difficiles à respecter. Un bon système de ventilation diminuerait tout de même ces expositions. Et il est aussi difficile d’apprécier les conséquences de ces expositions aux gaz ! Le risque accru d’anomalies cytogénétiques est établi pour les hauts niveaux d’exposition. Il pourrait également être présent en cas de faibles niveaux d'exposition mais les résultats sont contradictoires dans ce cas1. En milieu professionnel, la plupart des études concluent tout de même à une augmentation du risque d’avortement spontané et de malformation congénitale chez les femmes exposées aux gaz anesthésiques sur leurs lieux de travail3

Qu’en est-il du fameux risque ionisant ?
La Commission Internationale de Protection Radiologique (CIPR) recommande de limiter la dose efficace à 20 mSv (millisievert) par an pour une exposition professionnelle. Une étude de terrain a estimé la répartition des professionnels de santé les plus exposés aux rayonnements ionisants en 2014 à l’AP-HP. Il s’agissait de la médecine nucléaire (0,11 mSv/an en moyenne), suivie par la radiologie (0,07 mSv), la cardiologie notamment interventionnelle (0,06 mSv) et de la radiothérapie (0,02 mSv). Pour rappel, l’exposition naturelle aux rayonnements ionisants est d’environ 2.5mSv/an en France. Néanmoins, plusieurs études indiquent que de faibles doses chroniques de radiations ionisantes peuvent entraîner des dommages génétiques chez les médecins exposés et cet effet semble être cumulatif dans le temps. Chez le fœtus, les effets des radiations à hautes doses sont connus pour être toxiques. Par contre, les effets d’une exposition à moindre intensité (tels que ceux mesurés sur les lieux de travail) sont discutés. Plusieurs études ont examiné l'exposition fœtale aux rayonnements en portant un dosimètre sur l'abdomen sous un tablier en plomb pendant les procédures et toutes retrouvaient une exposition négligeable du fœtus (proche de 0). Néanmoins, il semblerait qu’une exposition aux rayonnements ionisants pendant la grossesse exposerait les professionnelles de santé à un surrisque d’avortement spontané, à contrebalancer par les biais inhérents à la nature rétrospective des études de la littérature1.

Mais le principal pourvoyeur de complications ne serait-il pas le risque physique et psycho-social ?

La plupart des études considèrent que les femmes travaillant de nombreuses heures et/ ou de nuit ont un excès de risque d’avortement spontané, de menace d’accouchement prématuré et d’accouchement prématuré. Ce terme « nombreuses heures travaillées » est vague, car il est différent selon les études (plus de 80 heures ? Plus de 62 heures ? plus de 40 heures ?). Le CNGOF indique qu’il existe une légère augmentation du risque de prématurité chez les patientes travaillant plus de 40 heures par semaine ou ayant des conditions de travail physiquement éprouvantes. Ce seuil de 40 heures provenait d’une grande étude européenne en population générale à partir duquel un excès de risque modéré d’accouchement prématuré a été observé (OR = 1,33 [1,1 à 1,6])5. Deux autres études en population générale montrent que le travail au cours de la grossesse fait diminuer le poids de naissance6, 7.

Chez les médecins, la littérature est également en faveur d’une augmentation des complications de grossesse liées notamment aux nombres d’heures travaillées et aux conditions de travail. Une des hypothèses physiopathologiques serait une action concomitante des catécholamines produites lors du stress chronique et de l’altération du flux sanguin utérin lié à la posture debout prolongée8. La profession médicale s’associe à des contraintes organisationnelles spécifiques que sont par exemple les gardes de nuit, typiques de l’activité chirurgicale ou de la médecine d’urgence, ainsi que les horaires irréguliers et le travail de week-end. Ce sont des formes de travail particulièrement stressantes exposant à un risque accru de maladies chroniques et à des restrictions sur la vie familiale et sociale. De part ce stress, la profession médicale est associée à une prévalence élevée d'épuisement professionnel, de dépression et de troubles psychiatriques avec notamment un taux de suicide supérieur à celui d’autres catégories professionnelles. Malheureusement, il existe peu d’études évaluant les risques psychosociaux tels que le stress et l’épuisement professionnel en cours de grossesse ; la plupart se concentrant sur le nombre d’heures travaillées.

Dans une première étude, sur 184 médecins comparées à des employées de banque, les médecins ont significativement plus souvent accouché prématurément (7.4 % vs 4.6 %), eu des bébés de petit poids pour l’âge gestationnel (5.1 % vs 3.8 %), accouché par césarienne (25.7 % vs 9.9 %)9. Dans cette étude, plus de 65 % des professionnelles de santé ont continué à travailler de nuit (jusqu’au dernier mois de la grossesse). Au Canada, Behbehani et al.10, ont interrogé les internes sur leurs conditions de travail et leur grossesse. Le taux de complications obstétricales chez les internes de garde moins de 6 nuits par mois était considérablement inférieur à celui des internes avec plus de 6 gardes de nuit par mois (26,4 % vs 49,3 %, p < 0,001). Parmi les internes de chirurgie, le taux de complications était plus élevé si elles cumulaient plus de 8 heures par semaine en salle d’opération (41,7 % vs 8,9 %, p < 0,001). Cela pourrait être lié au stress postural et aux exigences physiques élevées des spécialités chirurgicales (positions prolongées statiques parfois défavorables, mouvements répétitifs).

Une cohorte prospective de 7688 infirmières américaines entre 1989 et 2001, observait une augmentation significative du risque de fausse couche précoce et tardive chez les femmes travaillant de nuit exclusivement (RR = 1.6 ; IC 95 % : 1.2-2.8) et chez les femmes travaillant plus de 40 heures (vs 21 à 40 heures) (RR = 1.7 [1.2- 2.3])11. Au Japon, sur une cohorte de 939 femmes médecins dont 42 % avec des complications de grossesse, ces complications étaient significativement associées avec de longues heures de travail (62h vs 50h/semaine)12. Et leur nombre augmentait significativement à chaque quartile d’heure travaillé par semaine.

Une autre cohorte a comparé la grossesse de 1293 femmes médecins aux grossesses des épouses de leurs confrères masculins13.

Elle retrouvait une nette augmentation du nombre d’heures travaillées quel que soit le trimestre (73.5h vs 37.6h pour le 1er trimestre ; 64.4h vs 34.9h pour le 3e trimestre). Les femmes médecins étaient significativement plus sujettes aux menaces d’accouchement prématurées (11.3 % vs 6 %) et à la prééclampsie (8.8 % vs 3.5 %) que les épouses des médecins. De plus, les femmes travaillant plus de 100 h/semaine avaient plus de risque d’accouchement prématuré.

Qu’en est-il de la reproduction des médecins ?
Ce qui est retrouvé de façon plus certaine dans la littérature c’est l’augmentation de l’utilisation de l’aide médicale à la procréation (AMP) chez les femmes médecins par rapport à la population générale.

Une étude retrouvait un taux d’AMP 10 fois plus élevé chez les femmes urologues que dans la population générale (10,63 % vs 1 %)14. Selon Győrffy et al., Les femmes médecins étaient plus sujettes à un intervalle de grossesse de plus d’un an (18.4 % vs 9.8 ; p < 0.001), et avaient plus d’infertilité (8.5 % vs 3.4 % ; p < 0.001)15.

Ces problèmes de fertilité des femmes médecins peuvent être liés à la durée de leurs études mais aussi aux difficultés en termes de planification familiale. Phillips et al. ont montré que l’âge de la première grossesse des médecins était de 33 ans, contre 23 ans dans la population générale16.Les femmes chirurgiennes avaient des grossesses plus tardives, moins d’enfants et rapportent plus de problèmes d’infertilité (32 % vs 10.9 % en population générale et 76 % d’AMP). Dans une autre étude chez 619 chirurgiennes thoraciques, 98 % ont reporté leur grossesse au profit de leur carrière professionnelle et elles ont significativement plus utilisé l’AMP par rapport à la population générale (28 % vs 12 %)17.

Un grand merci au travail de Rivana Auguste-Virginie, Fanny Lairez, Pauline Mouton dont vous pouvez trouver la thèse en open accès. Elles ont d’ailleurs elle-même étudié ces complications obstétricales chez les médecins de Nouvelle Aquitaine.1 Dans leur étude, elles retrouvaient significativement plus de complication de grossesse en cas de travail libéral, de travail à temps plein, chez les spécialités chirurgicales, en cas de travail pendant les 6 semaines avant terme (donc de non-respect du congé prénatal), et chez les médecins qui se sont senties dépassées ou stressées en cours de grossesse.

Alexane TOURNIER
Pour l’AGOF

Références
1. Rivana Auguste-Virginie, Fanny Lairez, Pauline Mouton. Travail et grossesse dans la profession médicale : revues de la littérature et enquête en Nouvelle-Aquitaine. Médecine humaine et pathologie. 2019. dumas-02151011.
2. Haffner MJ, Oakes P, Demerdash A, Yammine KC, Watanabe K, Loukas M, et al. Formaldehyde exposure and its effects during pregnancy: Recommendations for laboratory attendance based on available data. Clin Anat. nov 2015;28(8):972 9.
3. Warembourg C, Cordier S, Garlantézec R. An update systematic review of fetal death, congenital anomalies, and fertility disorders among health care workers. Am J Ind Med. juin 2017;60(6):578 90.
4. Tigha-Bouaziz N, Tourab D, Nezzal A. Exposition professionnelle aux cytostatiques et leurs effets CMR chez le personnel de santé : le point sur la question. Environnement, Risques & Santé. 1 sept 2017;16(5):491 502
5. Saurel-Cubizolles MJ, Zeitlin J, Lelong N, Papiernik E, Di Renzo GC, Bréart G, et al. Employment, working conditions, and preterm birth: results from the Europop case-control survey. J Epidemiol Community Health. may 2004;58(5):395 401.
6. Richard L. Naeye, Ellen C. Peters. Working During Pregnancy: Effects on the Fetus. Pediatrics. juin 1982;69(6).
7. Snijder CA, Brand T, Jaddoe V, Hofman A, Mackenbach JP, Steegers EAP, et al. Physically demanding work, fetal growth and the risk of adverse birth outcomes. The Generation R Study. Occup Environ Med. août 2012;69(8):54350.
8. Katz VL, Miller NH, Bowes WA. Pregnancy complications of physicians. West J Med. déc 1988;149(6):704 7.
9. Ortaylì N, Ozuğurlu M, Gökçay G. Female health workers: an obstetric risk group. Int J Gynaecol Obstet. sept 1996;54(3):263 70.
10. Behbehani S, Tulandi T. Obstetrical Complications in Pregnant Medical and Surgical Residents. Journal of Obstetrics and Gynaecology Canada. 1 janv 2015;37(1):25 31.
11. Whelan EA, Lawson CC, Grajewski B, Hibert EN, Spiegelman D, Rich-Edwards JW. Work schedule during pregnancy and spontaneous abortion. Epidemiology. mai 2007;18(3):350 5.
12. Takeuchi M, Rahman M, Ishiguro A, Nomura K. Long working hours and pregnancy complications: women physicians survey in Japan. BMC Pregnancy and Childbirth. 23 juill 2014;14:24.
13. Finch SJ. Pregnancy during residency: a literature review. Acad Med. avr 2003;78(4):418 28.
14. Lerner LB, Stolzmann KL, Gulla VD. Birth Trends and Pregnancy Complications among Women Urologists. Journal of the American College of Surgeons. 1 févr 2009;208(2):293 7.
15. Győrffy Z, Dweik D, Girasek E. Reproductive health and burn-out among female physicians: nationwide, representative study from Hungary. BMC Women’s Health. 2 oct 2014;14:121.
16. Phillips EA, Nimeh T, Braga J, Lerner LB. Does a Surgical Career Affect a Woman’s Childbearing and Fertility? A Report on Pregnancy and Fertility Trends among Female Surgeons. Journal of the American College of Surgeons. 1 nov 2014;219(5):944 50.
17. Pham DT, Stephens EH, Antonoff MB, Colson YL, Dildy GA, Gaur P, et al. Birth trends and factors affecting childbearing among thoracic surgeons. Ann Thorac Surg. sept 2014;98(3):890 5.

Article paru dans la revue “Syndicat National des Gynécologues Obstétriciens de France” / AGOF n°23

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