La casse du siècle

Publié le 13 May 2022 à 14:25

Rencontre avec Fanny Vincent

Fanny Vincent, Pierre-André Juven et Frédéric Pierru ont co-écrit La casse du siècle : A propos des réformes de l’hôpital public, paru en avril 2019, synthèse de leurs travaux en sociologie, de leurs observations ethnologiques in situ et de leurs recherches historiques. Fanny Vincent, actuellement en post-doctorat à L’INSERM, répond aux questions de l’ISNI.

ISNI.- Votre livre fait écho aux mobilisations récentes des professionnels de santé et des internes. Vous écrivez, que « tous les voyants sont au rouge » et qu’ « une crise permanente, sans fin, n’est plus une crise ». Comment est-on arrivé à cette énième crise ?
Fanny Vincent.- Il faut savoir, que, depuis sa création, l’hôpital n’a jamais eu de moyens humains proportionnels à son activité, il y a toujours eu des mouvements de revendications d’une meilleure reconnaissance du travail effectué, d’une meilleure rémunération, etc. Mais cela s’est vraiment accéléré dans les années 2000 avec l’intensification des réformes dont le maître mot a été celui de l’optimisation de l’organisation et de la gestion de l’hôpital. Cette énième crise est le symptôme d’un hôpital et de professionnels à bout. La situation est arrivée à un point dramatique, l’hôpital a tout de suite besoin d’un investissement massif, la qualité des prises en charge en pâtit déjà. C’est intéressant de revenir sur l’origine de ce mouvement qui est parti, mi-mars, par les aides-soignants et les infirmiers de l’hôpital Saint-Antoine à Paris et qui a été – très vite –rejoint par d’autres services d’hôpitaux au niveau local puis national, puis en septembre par les autres professionnels de santé pour le mouvement que l’on connaît aujourd’hui.
 
ISNI.- Dans votre livre, vous donnez la parole à plusieurs soignants, épuisés face à, ce que vous nommez « l’absurdité de la compression et de la standardisation des soins ». Pensezvous que ce phénomène soit seulement limité à l’hôpital public ?
F.V.- Non, évidemment. Nous affirmons qu’il y a une spécificité à l’hôpital public, confirmée par les statistiques. Plus qu’ailleurs, les travailleurs sont soumis à de grandes contraintes physiques, à de l’épuisement ou à des violences par exemple. En revanche, il ne faut pas exclure l’hôpital public de son environnement. La dégradation de l’autonomie des travailleurs, de la satisfaction du travail réalisé, la déstructuration des collectifs de travail et la précarisation sont des traits que l’on retrouve dans de nombreux secteurs d’activité. Les enquêtes statistiques menées par le ministère du Travail le montrent bien.
 
ISNI.- Est-on en mesure, aujourd’hui, d’augmenter les moyens humains et matériels pour retrouver des conditions de travail plus sereines pour les soignants et une amélioration de la qualité des soins pour le patient ?

F.V.- Pour cela, il faut une décision politique forte, c’est-à-dire une décision de Bercy. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les « économies » faites sur le personnel coûtent cher en termes d’arrêts maladie, de burn-out, d’invalidité en fin de carrière, sans parler de la prise en charge des patients dont les professionnels disent tous qu’elle se détériore. La thèse défendue dans le livre est qu’il faut revoir les missions de l’hôpital pour ne plus le penser comme le centre de tout le système de santé en France, ce qui implique une meilleure coordination, en aval comme en amont, notamment avec la médecine de ville, insuffisamment régulée. Mais il faut aussi investir en moyens humains et tout de suite car de nombreux professionnels de santé quittent l’hôpital. Enfin, il serait pertinent de lancer un débat public sur les missions et les moyens que l’on est prêt à consacrer à l’hôpital et à la santé, avec l’ensemble des Français qui sont très attachés à l’hôpital public.

On ne peut pas penser un service public comme une entreprise. C’'est justement depuis que l’'on a voulu gérer l'’hôpital comme une entreprise que la situation s’'est largement dégradée.…

ISNI.- Le ministère de la Santé, les ARS et les directions hospitalières rabâchent le mot « rentabilité ». Cette rentabilité est-elle antinomique avec la notion de service public ?
F.V.- Pour moi, ces deux notions sont incompatibles. On ne peut pas penser un service public comme une entreprise. C’est justement depuis que l’on a voulu gérer l’hôpital comme une entreprise que la situation s’est largement dégradée.
 
ISNI.- Vous mettez en exergue la technophilie hospitalière. En quoi l’importance grandissante de l’IA et de l’e-santé mettent en danger la qualité des soins ?
F.V.- L’explosion des applications numériques et des startup dans les hôpitaux ne vont pas sauver l’hôpital. Il ne faut pas perdre de vue qu’elles remplissent aussi un rôle d’accompagnement des réformes de l’Etat et de leurs effets sur l’optimisation des services. Il faut prendre garde à ce que les innovations technologiques ne fassent pas oublier les missions de soins et le relationnel – humain - avec les patients, qui sont des êtres sociaux et éminemment différents les uns des autres.

Propos recueillis par Vanessa Pageot
Article paru dans la revue “Le magazine de l’InterSyndicale Nationale des Internes” / ISNI N°24

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