Xavière X (médecin, journaliste médicale) Jean-Michel LOUKA, vous êtes psychanalyste et pratiquez la psychanalyse depuis combien de temps ?
Jean-Michel LOUKA …
Cela va faire bientôt… Oui,… bientôt cinquante ans ! Pfuutt !
XX, la journaliste
Vous vous êtes fait inscrire comme membre praticien à l’École Freudienne de Paris, l’école de Jacques Lacan, dès 1977, n’est-ce pas ?
JML
Oui, mon analyste principal aura été Serge Leclaire, le premier élève de Lacan, le premier « lacanien » comme dit mon amie Élisabeth Roudinesco, dans sa monumentale « Histoire de la psychanalyse ». Mais j’avais déjà fait au préalable un petit tour dans le cabinet d’Octave Mannoni, autre grand élève de Lacan. Et j’ai bien sûr suivi l’enseignement de Lacan.
Oui, puis, après la dissolution de l’école en 1980-1981, et la mort de Lacan, j’ai participé à d’autres groupes et écoles de psychanalystes lacaniens.
Je suis devenu « contrôleur » en 1996, c’est-à-dire superviseur.
Et j’ai toujours beaucoup travaillé, à mon cabinet et à l’Hôpital, certaines questions fondamentales de la psychanalyse. En particulier le « transfert ». Question théorique cruciale pour la pratique de la psychanalyse.
Tout part de la question… du transfert. Le transfert tel qu’en parle la psychanalyse depuis Freud. Et même, plus précisément la question du « Réel de transfert », étudiée dans mon livre de 2008, De la notion au concept de transfert, de Freud à Lacan6.
J’ai pu la repérer et la cerner, en un mot, la montrer. Cette dimension était déjà déductible, car sa place était comme par avance marquée et dans l’œuvre toujours à relire de Lacan, et, plus fondamentalement encore, dans la méthode qui opère à partir du nouveau paradigme introduit par Lacan dans la psychanalyse freudienne, celui qui ressortit d’RSI, et qui veut dire le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire.
Trois consistances, égales en valeur, nouées en un nœud borroméen à trois, qui a cette particularité qu’en coupant l’une de ces trois consistances, les deux autres se retrouvent également libres.
La méthode de Lacan, à partir de ces trois consistances est la suivante : il s’agit, à chaque question fondamentale qui se présente à la psychanalyse, de permettre à celle-ci, la psychanalyse, d’aborder cette question, comme toute question, dans les trois dimensions du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire.
La question du transfert, à notre sens, ne pouvait déroger à cette règle.
À l’analyse de ladite question, force nous a été de repérer, comme Lacan le fait lui-même, deux transferts, ou plus exactement deux dimensions du transfert. La première dimension est la dimension imaginaire du transfert. C’est celle qui est bien repérée par Freud, au détriment de la menée et de la réussite de ses cures. Freud bute sur le transfert, il y rencontre la meilleure, mais aussi la pire des choses pour la cure.
C’est à propos de cette dimension, qui n’est autre que l’amour dans sa nature la plus couramment narcissique, l’amour ordinaire, comme dit Lacan, qui vise l’être et l’âme de l’être en question, mais qui n’est que répétition, « trans-fert » de l’amour filial adressé aux parents de l’enfance. C’est à son propos que Freud invente le terme d’amour de transfert. Ce transfert, c’est avant tout le transfert de Freud.
La deuxième dimension est la dimension symbolique du transfert, mal dégagée chez Freud, elle reste confondue avec la précédente. Ici, c’est le transfert de Lacan qui, avec sa notion du grand Autre introduit la spécificité du Symbolique, c’est-à-dire, du champ de la parole et du langage. Quand je parle à l’autre, je fais exister, au-delà de l’autre, l’Autre, lieu, trésor des signifiants.
Il s’en est déduit, pour nous, qu’il devait exister une troisième dimension du transfert, inconnue de Freud, non nommée comme telle par Lacan, que l’on ne pouvait dénommer qu’en tant que réelle, c’est-à-dire impossible (définition du Réel chez Lacan, qui n’est donc pas la réalité, ni la réalité psychique de Freud). Lacan lui-même allant jusqu’à parler du « nœud du transfert », lorsqu’il aborde le nœud borroméen dans le milieu des années 1970.
Et pour nouer un nœud borroméen, il y faut bien trois consistances, Réel y compris... C’est cette dimension réelle dans ce qui peut toujours garder le nom d’amour de transfert, pour autant que dans l’amour, tout imaginaire réduit, il se rencontre aussi une dimension réelle de l’amour, c’est-à-dire de l’amour comme impossible. C’est cette dimension dans le Réel que nous avons étudiée tout au long de ce livre tout entier consacré au transfert. Car, avec cette dimension du Réel de transfert, c’est « à l’école du réel » que nous nous retrouvons, avec ceux qui ne fuient pas dans l’Imaginaire7.
XX
… Et la féminité, ou plutôt, comme vous dites, le féminin… ?
JML
Le féminin, ce n’est pas la féminité. Le féminin, c’est le lieu où gît le pas-tout phallique (J. Lacan), c’est-à-dire le lieu d’une possible jouissance supplémentaire à la jouissance phallique des deux sexes ; mais elle est supplémentaire, pas complémentaire.
Alors, la féminité, ce serait plutôt ce qui fait écran au féminin. On a même parfois le sentiment que la féminité s’est développée dans ce seul but. C’est son rôle. Masquer le féminin. Le recouvrir.
La féminité, est manifestement à situer du côté de l’Imaginaire, le féminin, est à référer au Réel. C’est même du pur Réel. Un bout de pur Réel. D’où son accointance avec la dimension réelle du transfert.
XX
Mais cette dimension réelle du transfert, a-telle, pour vous un rapport certain avec le féminin ?
JML
Tout à fait.
Aujourd’hui, et même depuis quelque temps déjà, j’essaye de faire un pas de plus, en dénommant cette dimension réelle du transfert : le féminin.
Pourquoi le féminin ? Parce que, comme nous le voyons, le féminin, ce n’est pas la féminité, laquelle prend, on l’a dit, son statut de l’Imaginaire. La féminité, qu’est-ce alors ? C’est ce qui fait oublier cette question du féminin en recouvrant le trou que celui-ci ouvre, à chaque moment de la vie, et tout spécialement quand se présente l’angoissant problème de la relation à l’Autre et, plus spécialement, au corps de l’Autre qui l’incarne.
Là surgit une question, que nous appelons le féminin, question qui fait trou dans la féminité, question que la féminité a pour tâche, habituellement, de recouvrir par tous les artifices autorisés ou prescrits localement par les valeurs de la culture en vigueur. C’est-à-dire, ni plus ni moins, par les fantasmes partagés par une majorité qui s’impose dans une culture donnée, à un moment donné.
La féminité a ainsi une fonction de bouche-trou... pour la femme ou tout être humain en position psychique de « femme », indépendamment de son corps anatomo-biologique. Ainsi, quelques hommes, qui ont fait le « choix », terme de Lacan, de se situer dans le pas-tout phallique, sont soumis aussi à cette question du féminin.
Sauf, qu’ils n’ont pas, pour ne pas y sombrer, le simulacre de la féminité pour s’en remparder. Ils y sont exposés d’autant plus et, s’ils essayent d’y convoquer la féminité, cela a pour immédiate conséquence de les efféminer tout à coup. Et l’on comprend qu’ils n’y tiennent pas plus que cela, puisqu’il ne s’agit pas de ça non plus. Ce que l’on a pu appeler un « homme féminin », ou le féminin d’un homme, n’a rien à voir avec un homme efféminé. Ni la féminité d’un homme, ce qui n’a aucun sens, ou presque, aucun sens dans la problématique présentée ici. Pas plus qu’avec un homme châtré. Et la question de l’homosexualité, voire de la transexualité, restent étrangères au problème qui nous occupe.
Nous ne sommes, ici, avec le féminin d’un homme, aucunement dans le champ de la psychose, pas plus que dans celui de la perversion. Et d’ajouter à ces problèmes tous ceux que l’on a fait naître, que l’on a produit en somme, avec l’inextricable question du genre – comme il se démontre aujourd’hui -, ne change rien à la question ici présentée.
Il reste et restera toujours la différence absolue, la différence sexuelle absolue qui surgit et s’installe à partir du moment où il y du 1 + 1 en jeu, en présence…. Et c’est à partir de là qu’apparaît, se déclenche la dimension réelle du transfert : cela s’appelle le féminin. Le féminin en l’Autre, sa faille. C’est un autre nom du Réel de transfert.
Il y a le sujet et l’Autre, cette paire est irréductible quel que soit le sexe, et le genre, lequel est une façon, une manière d’aujourd’hui, d’habiter et de faire avec son sexe génétique, chromosomique, biologique, anatomique comme on l’entend, on le ressent (c’est le fameux « ressenti »). Mais de faire ce que l’on veut, aujourd’hui à ce sujet dans la société et dans la culture, ... n’y change rien. De l’accepter, de le refuser ce sexe, d’en inventer un autre, l’inventé restera imaginaire face au Réel. Même s’il impacte la réalité. Et l’on (se) fait croire que cet Imaginaire, c’est du Réel. Non cet Imaginaire (au sens de Lacan) n’est pas du Réel, mais peut s’imposer comme la nouvelle réalité du sujet qu’il fait reconnaître et accepter à son monde. Et pourquoi pas ?
XX
Le Réel, le Réel du sexe est coriace…
JML
Le réel perdure, oui, inchangé cependant, au niveau chromosomique, comme XX, femme, XY homme. La nouvelle image morphologique, et esthétique et même fonctionnelle, n’y peut mais…
La chirurgie, aujourd’hui, en passe d’être abandonnée après beaucoup de critiques non seulement éthiques, mais surtout face aux plaintes d’insatisfaction des patients, n’a pas apporté à ceux et celles qui la réclamaient l’apaisement de la certitude espérée. Un certain nombre de sujets opérés ose en témoigner publiquement ces derniers temps. Mais on n’est plus obligé de changer son sexe à sa guise aujourd’hui au moyen de la chirurgie, ce qui finissait par poser de graves problèmes perturbateurs au corps-bio du patient. Il suffit d’être persuadé que l’on est devenu ce qu’on veut, parce qu’on le ressent ainsi,… et l’imposer à son monde.
Depuis toujours, ou presque, depuis Freud en tout cas pour les psychanalystes, on sait que le sexe, s’il est une question d’anatomie et de biologie, est encore plus une question psychique, comme toute la vie sexuelle humaine en témoigne, « un choix » du sujet comme s’exprimait Freud. La sexualité humaine est avant tout une psycho-sexualité. Rien de nouveau sous le soleil. Pourtant, ce n’est que récemment que les moyens culturels et médicaux furent offerts, accessibles, autorisés juridiquement au sujet pour imposer sa volonté de changement et ainsi la possibilité matérielle de réaliser son fantasme identitaire.
Mais le sujet, transformé ou non, a toujours affaire à ce couple, énigmatique et irréductible couple qui se présente d’abord par le rapport à l’Autre, et au corps de l’autre qui le symbolise. Et là se repose la question qui nous préoccupe ici, du féminin…
XX
Est-ce pour cela que vous avez fondé Gynépsy, l’association d’accueil, d’écoute et d’orientation de toute femme en souffrance psychique à Paris… ?8
JML
Oui, je l’ai fondée en 2003, il y a vingt ans aujourd’hui. C’était pour aborder cliniquement cette question du féminin, qui me semblait si mal traitée… C’était à l’Hôpital de la Pitié-Salpêtrière, dans le service de Chirurgie gynécologique et sénologique, dont j’étais, à l’époque, et durant plusieurs années, le psychanalyste attaché à ce service.
Gynépsy aura été un laboratoire pour examiner de près, attentivement, cette question, récurrente, indestructible. Le féminin trouve toujours son gîte quelque part, chez l’un ou l’autre du couple. Et cela peut changer tout le temps, permuter, tourbillonner. Cela est dû à cette paire humaine incontournable : le Sujet et son Autre. Jamais un sujet seul. Jamais un sujet sans (son) Autre, concretisé par le petit autre, son semblable auquel il s’adresse,… auquel il demande.
XX
Qu’a apporté la psychanalyse, selon vous, Jean-Michel LOUKA, à ces questions et spécialement à cette question du féminin ?
JML
Reprenons depuis le départ. Comme chacun sans aucun doute peut l’observer, il existe des hommes et des femmes. Et maintenant, avec le genre, des qui se disent « homme » et des qui se disent « femme ». Et, apparemment, ce n’est pas la même chose. Difficile, après, d’en dire un peu plus.
L’avancée de la psychanalyse, depuis sa naissance freudienne jusqu’à son efflorescence lacanienne, c’est d’aborder la question de la différence sexuelle en ne se limitant pas à en croire l’anatomie et la physiologie, pas plus que, modernité oblige, les ovules et les spermatozoïdes, voire les hormones ou même les chromosomes...
La psychanalyse, dans sa plus grande pointe lacanienne, pointe sur laquelle nous sommes restés tous en équilibre jusqu’à présent, aborde cette question – et la révolutionne – dans la séance du 13 mars 1973 du séminaire Encore (1972-1973, Seuil, 1975), séance que Jacques Lacan ouvre par son fameux tableau, qu’il vient à l’instant précisément de mettre au tableau noir de l’amphithéâtre qu’il occupe à la Faculté de Droit, au Panthéon, pour y produire son Séminaire.
Ce tableau (p. 73, Eds. du Seuil), Lacan va immédiatement le commenter. C’est une avancée révolutionnaire dans la psychanalyse freudienne. La différence sexuelle va y trouver, précisément à cet instant, sa théorisation inscrite dans la question du langage, et non plus référée au corps anatomique et à la biologie, telle qu’elle y restait encore ancrée…
… Avec Freud et depuis Freud. La psychanalyse n’est pas – n’est plus –, dès lors, une discipline qui ressortit des Sciences de la Nature (Naturwissenschaft), ce qu’elle sera toujours restée dans l’esprit de Freud. Avec Lacan, la psychanalyse devient, sans ambiguïté, une discipline, plus proche, voire accotée aux sciences du langage, que ressortissant de la φύσις, la nature des Grecs.
Introduisons au commentaire de Lacan, prononcé en ce 13 mars 1973. Une simple lecture, mais ponctuée, scandée, nous suffira à nous loger tout cela dans le creux de l’oreille. Je cite Lacan :
D’abord les quatre formules propositionnelles, en haut, deux à gauche, deux à droite. Qui que ce soit de l’être parlant s’inscrit d’un côté ou de l’autre. À gauche, la ligne inférieure, x Φ x, indique que c’est par la fonction phallique que l’homme comme tout prend son inscription, à ceci près que cette fonction trouve sa limite dans l’existence d’un x par quoi la fonction Φ x est niée, x . C’est là ce qu’on appelle la fonction du père – d’où procède par la négation la proposition , ce qui fonde l’exercice de ce qui supplée par la castration au rapport sexuel – en tant que celui-ci n’est d’aucune façon inscriptible. Le tout repose donc ici sur l’exception posée comme terme sur ce qui, ce Φ x, le nie intégralement.
En face, vous avez l’inscription de la part femme des êtres parlants. À tout être parlant, comme il se formule expressément dans la théorie freudienne, il est permis, quel qu’il soit, qu’il soit ou non pourvu des attributs de la masculinité – attributs qui restent à déterminer – de s’inscrire dans cette partie. S’il s’y inscrit, il ne permettra aucune universalité, il sera ce pas-tout, en tant qu’il a le choix de se poser dans le Φ x ou bien de n’en pas être.
Telles sont les seules définitions possibles de la part dite homme ou bien femme pour ce qui se trouve être dans la position d’habiter le langage.
Au-dessous, sous la barre transversale où se croise la division verticale de ce qu’on appelle improprement l’humanité en tant qu’elle se répartirait en identifications sexuelles, vous avez une indication scandée de ce dont il s’agit. Du côté de l’homme, j’ai inscrit ici, non certes pour le privilégier d’aucune façon, le S barré, et le Φ qui le supporte comme signifiant, ce qui s’incarne aussi bien dans le S1, qui est, entre tous les signifiants, ce signifiant dont il n’y a pas de signifié, et qui, quant au sens, en symbolise l’échec. C’est le mi-sens, l’indé-sens par excellence, ou si vous voulez encore, le réti-sens. Ce ainsi doublé de ce signifiant dont en somme il ne dépend même pas, ce n’a jamais affaire, en tant que partenaire, qu’à l’objet a inscrit de l’autre côté de la barre. Il ne lui est donné d’atteindre son partenaire sexuel, qui est l’Autre, que par l’intermédiaire de ceci qu’il est la cause de son désir. À ce titre, comme l’indique ailleurs dans mes graphes la conjonction pointée de ce et de ce a, ce n’est rien d’autre que fantasme. Ce fantasme où est pris le sujet, c’est comme tel le support de ce qu’on appelle expressément dans la théorie freudienne le principe de réalité.
L’autre côté maintenant. Ce que j’aborde cette année est ce que Freud a expressément laissé de côté, le Was will das Weib ? le Que veut la femme ? Freud avance qu’il n’y a de libido que masculine. Qu’est-ce à dire ? – sinon qu’un champ qui n’est tout de même pas rien se trouve ainsi ignoré. Ce champ est celui de tous les êtres qui assument le statut de la femme – si tant est que cet être assume quoi que ce soit de son sort. De plus, c’est improprement qu’on l’appelle la femme, puisque comme je l’ai souligné la dernière fois, le la de la femme, à partir du moment où il s’énonce d’un pas-tout, ne peut s’écrire. Il n’y a ici de la que barré. Ce La barré a rapport, et je vous l’illustrerai aujourd’hui, avec le signifiant de A en tant que barré.
L’Autre n’est pas simplement ce lieu où la vérité balbutie. Il mérite de représenter ce à quoi la femme a foncièrement rapport. Nous n’en avons assurément que des témoignages sporadiques [et c’est pourquoi je les ai pris, la dernière fois dans leur fonction de métaphore]. D’être dans le rapport sexuel, par rapport à ce qui peut se dire de l’inconscient, radicalement l’Autre, la femme est ce qui a rapport à cet Autre. C’est là ce qu’aujourd’hui je voudrais tenter d’articuler de plus près.
La femme a rapport au signifiant de cet Autre, en tant que, comme Autre, il ne peut rester que toujours Autre. Je ne puis ici que supposer que vous évoquerez mon énoncé qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre. L’Autre, ce lieu où vient s’inscrire tout ce qui peut s’articuler du signifiant, est, dans son fondement, radicalement l’Autre. C’est pour cela que ce signifiant, avec cette parenthèse ouverte, marque l’Autre comme barré – S(A barré).
Comment concevoir que l’Autre puisse être quelque part ce par rapport à quoi une moitié – [puisqu’aussi bien c’est grossièrement la proportion biologique] – une moitié des êtres parlants se réfère ? C’est pourtant ce qui est là écrit au tableau par cette flèche partant du La barré. Ce La barré ne peut se dire. Rien ne peut se dire de la femme. La femme a rapport à S(A barré) et c’est en cela déjà qu’elle se dédouble, qu’elle n’est pas toute, puisque, d’autre part, elle peut avoir rapport avec Φ.
Φ, nous le désignons de ce phallus tel que je le précise d’être le signifiant qui n’a pas de signifié, celui qui se supporte chez l’homme de la jouissance phallique. Qu’est-ce que c’est ? – sinon ceci, que l’importance de la masturbation dans notre pratique souligne suffisamment, la jouissance de l’idiot9 .
XX
Quelle avancée originale à cette époque, 1973 ! Ainsi, on le voit bien sur le tableau lui-même et confirmé par le commentaire de Lacan, les jouissances sexuelles, si je comprends bien, et comme vous l’avez dit, ne sont pas complémentaires… ? Ce que tout le monde serait enclin « naturellement » à penser… C’est à ça que réfère le « il n’y a pas de rapport sexuel » énoncé par Lacan ? Cela reste encore un peu énigmatique, … non ?
JML
Oui, c’est ça, la jouissance sexuelle côté féminin, et c’est ça le féminin, c’est une jouissance supplémentaire possible, elle est non-phallique, ou au-delà du phallus, en plus de la phallique à disposition pour toute femme comme pour tout homme. Mais aussi parce qu’il y a une différence sexuelle absolue, ce n’est pas la même chose... Et ça bute sur cette différence…
XX
Qu’est-elle cette différence sexuelle, dite ici absolue ?
JML
En effet… Qu’est-ce que c’est que cette histoire de « différence absolue » ? La différence absolue, eh bien c’est la différence sexuelle, en tant qu’absolue, irréductible, réelle. Elle est dite « absolue » car radicalement, définitivement, elle n’instaure nul rapport entre les sexes. Le sujet, positionné comme homme ou femme, ne fait jamais l’amour qu’avec son fantasme... pas avec l’autre, le corps de l’autre dont il est radicalement coupé, séparé, irrémédiablement. Il y a du « diable », là-dedans, comme ça s’entend ! Et c’est ainsi une jouissance purement, ou presque, solipsiste.
XX
… Un petit point d’étape… ?
JML
Oui.
Alors, au point où nous en sommes arrivés, que peut-on dire ?
On a vu qu’il fallait reconnaître qu’il existe une différence de registre entre la féminité et le féminin. Que la féminité est de l’ordre de l’Imaginaire, alors que le féminin ressortit de celui du Réel. Que la féminité est l’apanage, peut-être non exclusif, ce serait à voir, des femmes, des « en position de femme », des femmes en tout cas majoritairement, telles que la civilisation et la culture occidentales dont nous héritons et dans lesquelles nous parlons ici les promeut, hic et nunc. Que le féminin, tout au contraire, n’est l’apanage de personne, mais la question angoissante par excellence, qui tourbillonne pour les deux sexes. Et aussi pour tous les « genres ». Le genre déplace la question, certes, mais ne la résout pas. Ou pas plus que le sexe.
Enfin, il faut mentionner aussi le fait que le féminin, du côté des femmes, c’est quelque chose qui se joue le plus souvent, non pas « sur », à propos d’une femme, mais entre deux femmes. En fait, plus rigoureusement encore, on dira, on avancera que cela se passe entre deux. Sans avoir à préciser deux... « qui ».
XX
Que faire alors, face à cette aporie du sexuel et du féminin ?
JML
Le féminin reste donc, en effet, une question, et une question toujours remise en circulation entre deux, femmes, hommes, homme et femme. Entre soi et l’Autre. L’un ou l’une étant le tenant-lieu potentiel du féminin pour l’Autre. Deux choses, deux méthodes, deux remèdes (comment appeler ça... ?), dans l’histoire, ont été inventées pour en traiter : principalement l’amour... et, quand même plus récemment, la psychanalyse.
Eh bien de ce savoir, il n’y a pas. Une femme sur un homme, ou réciproquement, deux femmes, deux hommes, dans cette position que vous imaginez, cela peut vous paraître étrange, mais ça ne fait pas rapport et encore moins « sexuel ». Génital, oui, sexuel, non. Cela fait, au contraire, différence absolue, nonrapport, solitude séparée ensemble, indépendamment du sexe anatomique, même l’un dans l’autre. L’intrication des sexes n’est aucunement l’indication qu’il y ait quelque rapport que ce soit.
C’est ce que cherche à contrebalancer, compenser, « réparer » ce qu’on appelle l’AMOUR. C’est là le sens radical de la canonique phrase lacanienne : « il n’y a pas de rapport sexuel ». Chacun est et jouit dans son coin, même ensemble. S’il y avait rapport, un rapport, c’est ce qui pourrait constituer un rapport disons « rapportable », autrement que mythique, c’est-à-dire ne ressortissant que de la croyance persuasive de tel ou tel. Ainsi, Tirésias...
Lorsque Tirésias est interrogé sur la jouissance sexuelle différentielle supposée des femmes et des hommes et qu’il répond (parce qu’il a connu, si je puis dire, les deux côtés) : la part des femmes, dans la jouissance sexuelle, c’est pour elles les neuf dixièmes, et pour les hommes un dixième...
Tirésias sait. Il y a là, pour lui et pour ceux qui l’écoutent et le croient un savoir prétendu du rapport sexuel, sous la forme mathématique d’un savoir universel transmissible, donc d’une fraction, c’est-à-dire d’un bien-nommé « rapport », au sens mathématique du terme., soit quelque chose qui ressemble à un bout de science.
Hélas, non, hors du Tirésias de la mythologie grecque, et de quelques grands pervers célèbres de la littérature ou de l’Histoire passée ou actuelle, ou encore incidemment dans les rencontres malheureuses de petits pervers de notre vie quotidienne, le savoir prétendu sur le sexe n’existe pas. Il n’est ni entreposé, thésorisé, capitalisé quelque part, près à être délivré. Aucun gisement de savoir sur le sexe ne sera jamais trouvé. Car, chacun, chacune doit se le constituer, se le construire individuellement, et subjectivement l’élaborer.
XX
Que diriez-vous pour conclure… ?
JML
Je conclurai, de ce qui n’aura été qu’un simple survol de cette si vaste et cruciale question du féminin, par ailleurs le vrai nom du Réel de transfert, comme suit…
Le féminin, distingué, dégagé une fois pour toutes de la féminité et de la femme (« La femme n’existe pas », « La femme n’est pas toute » Jacques Lacan), ne pouvait ainsi apparaître à nos yeux comme une question autonome, que parce que Lacan, et lui seul, s’était mis à distinguer une tridimentionalité de la question du transfert sous le mode suivant, que je rappelle, une fois encore, ici : Imaginaire, Symbolique et Réel (R.S.I.).
C’est ce bout de Réel, mise en acte du transfert et du sexe, au sein duquel gît la question du féminin, qui m’a intéressé et incité à essayer de vous le présenter aujourd’hui.
7. On pourra trouver une relance et un développement de cette question du transfert dans le séminaire éponyme, tenu et enregistré dans le cadre de l’École du Réel, année 2022-2023. Cf. le site de cette école : ecoledureel.fr
Paris, le 25 août 2023
Jean-Michel LOUKA
Psychanalyste Docteur,
Universitaire Président de Gynépsy Président de l’École du Réel,
une école pour la psychanalyse
Article paru dans la revue « Le Bulletin des Jeunes Médecins Généralistes » / SNJMG N°37