Interview de jean-noël RAVEY, fondateur de keydiag

Publié le 16 May 2022 à 14:47


Pourquoi avoir créé Keydiag ?

Parce que ça n’existait pas ! et que ça répond à un besoin profond que j’ai pu ressentir, d’abord comme interne, car on se retrouve rapidement à la console sans toujours de senior à portée de main, puis comme senior, à répéter la même chose à chaque changement de semestre. Cette même chose, ce coeur de savoirs et de savoir-faire, accessible partout en un clic, exactement au moment où on en a besoin, c’est ça l’essence de Keydiag. C’est un outil qui aide celui « qui diague », celui qui fait des diagnostics, même si on a choisi le préfixe « key » pour clé. Car l’objectif de Keydiag est de fournir toutes les clés du diagnostic et de la décision, dans un contexte communautaire, bref un compagnonnage numérique.

Keydiag aide ceux « qui diaguent », ici lors d’un scanner Covid au début de l’épidémie

A quoi ça sert et comment ça marche ?
Keydiag sert de compagnon numérique, au sens du compagnonnage selon lequel on forme les médecins depuis des générations pour transmettre le savoir et l’expérience, c’est-à-dire en regardant par-dessus l’épaule d’un senior, en se mettant dans ses traces. Dans le cas de Keydiag, il s’agit de traces de raisonnement sur une interface web, qu’on appelle des « algues ». Car nos raisonnements sont arborescents et vivants, ils grandissent avec la science. Par exemple, je suis au scanner avec un patient qui présente un anévrisme de l’aorte abdominal douloureux. Je choisis l’algue correspondante, composée à gauche un assistant cliquable qui déroule le raisonnement ad hoc, et à droite d’une proposition de compte rendu modifiable. Les interactions avec l’assistant me permettent de ne rien oublier, de me souvenir comment on mesure quel diamètre, ou quelles sont les variantes des artères rénales. En même temps je génère un compte rendu sur lequel j’ai tout contrôle, que je n’ai plus qu’à copier-coller dans mon RIS ou mon PACS à la fin.


Exemple d’écran Keydiag : l’anévrisme de l’aorte abdominale en scanner Il y a aussi des schémas interactifs pensés pour synthétiser visuellement l’information, comme l’écho de thyroïde ou l’IRM du cancer de prostate, car un bon dessin vaut mieux qu’un long discours

C’est donc avant tout un outil de production de compte rendus ?
Avant tout, si on veut, mais au sens de point de départ, car le compte rendu est un exercice bureautique obligé pour nous tous, pour lequel je constate que nous sommes mal outillés. Depuis Word, le plus gros progrès en la matière c’est la reconnaissance vocale, mais ce n’est pas elle qui nous souffle le bon diagnostic ! Or notre mission en tant que médecins n’est pas de produire industriellement du compte rendu, mais de faire de bons diagnostics, après une analyse à trois dimensions : complète, exacte, et pertinente. C’est-à-dire exhaustive, non biaisée, adaptée à chaque contexte particulier. Et d’en rendre compte de façon intelligible au patient et à l’équipe soignante, pour co-construire la décision et le projet thérapeutique. Bref, de prendre soin du patient. Pour autant, ce n’est pas un outil d’aide au diagnostic au sens de l’IA et des dispositifs médicaux, où la machine mouline des données en entrée pour calculer une probabilité de diagnostic en sortie. Il y a bien une cuisine, qui produit une algorithmique, mais par la mise en commun d’intelligence humaine.

Alors c’est avant tout une cuisine et des recettes ?
Mais lorsqu’on va à un congrès, c’est pour quoi ? Pour récupérer des recettes, et des ingrédients pour s’en sortir dans notre petite cuisine personnelle à diagnostics ! Keydiag structure le processus dans une présentation commune, standard, intuitive, permettant à chacun d’être éclairé des recettes de tous, et donc de réfléchir à l’échelle individuelle sur la trame d’une réflexion collective. C’est un cadre d’action commun car on y a normalisé cette réflexion. C’est le cas dans les algues, qui sont le support des compte rendus structurés. Et aussi des compte rendus documentés, qui sont des compte rendus types associés à des connaissances sous forme de mémos, comme d’avoir un livre ouvert à la bonne page directement au moment où l’on fait son compte rendu. Et puis c’est aussi une épicerie, parce que Keydiag embarque des tutos, des mémos, des articles, des topos et tout ce que la communauté des utilisateurs souhaite y déposer, pour éviter les trous de mémoire. Bref, une mémoire commune, qui est actualisable, plastique, car reposant sur les principes de l’open source, des wikis, qui sont très puissants.

Est-ce la mort de la reconnaissance vocale ?
C’est un repositionnement, elle reste très utile pour compléter un morceau de phrase, nuancer une description ou la conclusion. Le mérite de Keydiag, c’est que le texte généré par l’assistant est prédéterminé, il n’y a pas de coquille orthographique ou syntaxique, et quand on a l’habitude d’une algue, on ne relit à la fin que les champs saisis manuellement ou en reco. Il faut savoir que Keydiag intègre la reconnaissance vocale de Google, et qu’on peut choisir de l’activer ou la désactiver en 1 clic. Et celle de Dragon, spécialisée pour les radiologues, qui sera accessible depuis le site de l’Unir sous forme de recharges payantes. Parfait pour les remplacements sans balader toute sa bibliothèque et s’éviter des galères avec les logiciels !

Comment a germé l’idée ?
L’idée a germé lors d’un enseignement un peu atypique que je faisais chaque année aux externes et internes et qui marchait très bien. Un genre de miroir, une mise en abîme, pour pointer ce qui est vraiment important. Qu’est-ce qu’un bon médecin ? C’est quelqu’un qui a la pleine conscience des conséquences de ses actes, guidé par son professionnalisme, c’est-à-dire le socle de valeurs qui nourrit son envie de bien faire, et de faire le bien, pour ses patients. Qu’est-ce qu’une bonne médecine ? Un processus au terme duquel le patient gagne en espérance de vie, en espérance de fonction. Nous, radiologues, nous nous inscrivons également pleinement dans ce processus, au carrefour de plus en plus d’outils, de données, de la conversion de l’information en décision. Ce qui conduit à trois choses : à modéliser le raisonnement médical en général, et radiologique en particulier, donc à formaliser sa structure. A pouvoir en rendre compte facilement. Le tout dans un cadre de confiance protecteur. Voilà comment on arrive au concept de compte rendu structuré, distribué par une plateforme web organisée par et pour des médecins, qui facilite notre travail quotidien basé sur la manipulation de connaissances et la distribution d’expertise.


Cours modélisant la valeur produite par les médecins, à l’inspiration du projet Keydiag

Comment a démarré ce projet ?
Difficilement, mais comme disait Kennedy, on ne va pas sur la lune parce que c’est facile, mais parce que c’est difficile ! L’idée de départ était de matérialiser la valeur médicale de notre travail sous forme de clés, diagnostiques ou décisionnelles, et de les exposer dans un format facilement exploitable, qui ne soit ni un powerpoint, un pdf ou un word, mais un futur compte rendu. Ce qui a conduit à une communication-test au congrès de la SIMS en 2012, qui énonçait, hiérarchisait, et synthétisait visuellement ces clés sur le sujet des fractures du membre inférieur. On m’a dit : c’est super, il faut écrire un livre ! Mais à notre époque, il faut penser appli, rendre tout ça interactif ! Pour ça il faut une équipe informatique, de l’argent, convaincre certaines personnes qui ne sont pas médecins que c’est l’avenir. Or ces personnes suivent les modes technologiques : la e-santé, puis le big data, et maintenant l’IA. Dont les apports sont importants mais à côté du vrai sujet, car les outils comptent moins que l’intelligence que l’on met à s’en servir. A quoi sert une IRM à 1 million d’euros bourrée d’IA si on ne sait pas ce qu’on cherche au patient qui est dedans, ou si le correspondant récupère en aval des informations inutiles à sa décision ? En 2016, j’ai entraîné mon frère, qui est ingénieur informaticien, au Hacking Health Camp de Strasbourg, qui était le plus grand hackathon santé d’Europe. Nous en sommes repartis avec le premier prix et surtout avec un prototype qui rendait concret le projet. Nous l’avons présenté aux radiologues de Telediag, un acteur de premier plan de la téléradiologie, fonctionnant sur un modèle avant-gardiste de communauté médicale agile et technologiquement indépendante, qui a financé le développement. Puis nous avons créé la société Keymaging aux JFR 2018, qui porte ce projet depuis.

Pitch Keydiag devant les 500 participants du Hacking Health Camp à la faculté de médecine de Strasbourg en mars 2016

Fondation de la société Keymaging lors des JFR 2018

La crise sanitaire du Covid a-t-elle eu des répercussions sur le projet ?
Oui bien sûr ! Elle a confirmé la pertinence de cette approche, et a mis en lumière deux points forts. Le premier, c’est la scalabilité, c’est-à-dire la possibilité de passer à l’échelle nationale voire internationale sans difficulté. Quel meilleur test à un outil de compagnonnage numérique qu’une maladie inconnue de tous au départ ? Nous avons donc conçu une algue Covid, disponible dès le début de la première vague, basée sur les recommandations rapidement évolutives des sociétés savantes. Et nous en avons observé un usage exponentiel, car le web diffuse aussi vite que le virus ! Nous avons pu aussi tester la traduction en plusieurs langues. Le deuxième, c’est le smart data. On appelle ainsi les jeux de données indexés sur une ontologie efficace, enrichis par des éléments de contexte, avec une granularité d’information très fine. Or, on peut générer un tel jeu de données sans effort, en faisant son compte rendu, simplement parce qu’on a normalisé l’état de l’art, et informatisé le raisonnement sous-jacent. Et chaque utilisateur de Keydiag peut s’en faire une idée, puisque les graphiques de l’algue Covid, qui sont extraits de son smart data de presque 20 000 compte rendus de scanner Covid, sont actualisés chaque semaine. Nous souhaitons donner à chacun le contrôle de ses métadonnées, qui sont la source des fameuses datas dont tout le monde sent bien qu’il s’agit du pétrole du XXIème siècle, car on peut s’en servir pour une veille sanitaire précise, mais aussi pour la recherche scientifique ou l’entrainement d’algorithmes. Les possibilités sont considérables.


A gauche, composant de l’algue Covid, dont l’export graphique à droite permet de suivre l’évolution de l’épidémie selon la gravité de l’atteinte pulmonaire au scanner 

L’application s’adresse-t-elle uniquement aux radiologues ?
Keydiag vient du milieu de l’imagerie médicale qui est en pointe sur les sujets informatiques, et s’adresse naturellement aux radiologues. Mais nous imaginons le décliner dans le futur pour d’autres spécialités, car la répétition des comptes-rendus, la modélisation du raisonnement diagnostique, les termes génériques qui renvoient à des notions admises par tous et validées par la littérature, tout cela rencontre le même besoin chez nos confrères : aller plus vite, ne rien oublier, être plus performant en somme. Par exemple nous avons pu l’expérimenter pour des consultations chirurgicales. A terme on peut imaginer colliger tout le savoir et modéliser tous les embranchements des raisonnements d’un sujet pour l’appliquer au mieux à chaque examen pratiqué, à chaque étape du parcours de soins, et permettre d’éclairer l’ensemble des médecins, et même leurs collaborateurs paramédicaux. Mais c’est une démarche encyclopédique, d’où la nécessité de la wikifier, comme Wikipédia.

Pourquoi le rapprochement avec l’UNIR ?
Précisément pour mettre en oeuvre ce mécanisme d’entraînement communautaire. Nous savons que Keydiag a des imperfections car toutes ses fonctionnalités ne sont pas encore développées, mais qu’il est suffisamment mûr pour rendre déjà bien service aux internes dans un usage de routine, et nous souhaitons qu’en retour ceux-ci nous aident à y rendre accessibles les connaissances les plus utiles et les compte rendus les plus pratiques, à les ouvrir à un mécanisme d’amélioration continue, en toute liberté, et en toute responsabilité. Nous invitons ainsi chaque utilisateur à partager un contenu par semestre, mémo de connaissance ou compte rendu type, ce qui est facile à faire avec les outils à disposition. Dans un second temps, nous avons convenu constituer de petites équipes projet, plus spécifiques, pour couvrir l’ensemble des mémos d’une thématique, réaliser une algue, un travail de thèse. Enfin il y a aussi une dimension entrepreneuriale plus large, qui est bienveillante à l’égard des jeunes qui sont l’avenir de la profession.

Peut-on détailler un peu l’entreprise qui fabrique Keydiag ? Son objet, et poussé par qui ?
L’entreprise Keymaging est actuellement composée d’une demi-douzaine de salariés, au service de sa communauté d’utilisateurs et de ses actionnaires qui sont très majoritairement médecins. Cet actionnariat médical majoritaire souhaite le rester, pour garantir la primauté médicale de son projet, qui est d’instrumenter informatiquement ce qu’on appelle l’intelligence métier. C’est ce que nous avons de plus précieux, ce qui fait la longueur de nos études. Il est essentiel d’en garder la maîtrise.

Pourquoi une entreprise, et pas une association ?
Le choix de l’entreprise, plutôt que de l’association, c’est d’aller plus vite, plus loin, pouvoir se défendre sur le marché, qui devient prédateur de nos clics pour instruire les systèmes dits intelligents. Si nous, médecins, les nourrissons sans être au partage de valeur, nous devenons des esclaves. Ce partage de valeur, il est financier, intellectuel et aussi éthique. L’entreprise Keymaging permet de le faire, elle a même été conçue pour ça.

N’est-ce pas à l’origine de liens d’intérêts ?
Bien sûr ! Mais c’est comme avec le cholestérol, il y a le bon et le mauvais. Si nous sommes capables d’investir collectivement, en temps et en argent, pour façonner des entreprises numériques selon notre socle de valeurs, préservant notre indépendance, nous renversons les conflits d’intérêts en synergies d’intérêts. Une voie que j’appelle « l’hippocratisme digital ». Pour le jeu de mots, et pour promouvoir l’état d’esprit. Keymaging va d’ailleurs bientôt ouvrir son capital spécifiquement aux médecins, qui pourront acquérir des actions, y compris les internes. Si par exemple, hypothèse innocente, un tiers des internes de radio acquièrent pour 1000 euros d’actions chacun, avec l’effet de levier bancaire, c’est 1 million d’euros dont disposerait l’entreprise. On peut en faire des choses avec ça !

Par exemple ?
Interopérabilité, traductions, éditeur d’algues et bien sûr un volet commercial, car il faut aussi des recettes pour payer les salariés, les développements, fabriquer toutes les pièces de la fusée Keydiag. C’est un vaisseau de conquête, un projet « moonshot ». Ceux qui le souhaitent peuvent, en nous aidant à le financer, en posséder un bout, orienter son action, et même rêver à Mars !

Est-ce que l’application Keydiag est gratuite pour les internes ?
Aujourd’hui nous pensons que Keydiag est idéal pour la formation et le partage de savoir, c‘est pourquoi nous venons vers les internes membres de l’UNIR pour leur proposer de l’utiliser gratuitement. En contrepartie de quoi nous espérons que Keydiag devienne un lieu où les internes jouent collectif pour faire vivre des contenus : CR types, mémos, cas cliniques, CR-documentés… au moins un par semestre et par keydiagueur, en faisant attention à la qualité, donc en vérifiant et citant les sources scientifiques. C’est pas difficile et c’est l’intérêt de tout le monde !

Article paru dans la revue “Union Nationale des Internes et Jeunes Radiologues” / UNIR N°42

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