Informations médicales : des femmes et de l'alcool

Publié le 23 May 2022 à 19:17


L’alcool au féminin

Après plus de quarante-quatre ans d’expérience clinique de ce qu’il est convenu d’appeler « l’alcoolisme féminin », j’ai nommé « femmalcool » certaines femmes qui ont maille à partir avec l’alcool – pas toutes donc -, et pour lesquelles la rencontre avec l’alcool révèle et les précipite dans le même mouvement dans la fracture qui existe, pour elles, entre la féminité et le féminin. Ces quelques propos qui vont suivre sont destinés à attirer l’attention des jeunes médecins généralistes qui pourront se retrouver dans ceux-ci, je crois, grâce à leur écoute, aujourd’hui, de ces cas de femmes qui cherchent leur aide.

Ces « femmalcool » expliquent et font entendre, à qui les écoute, que si la féminité est de l’ordre du phallique, du fantasme masculin, de l’imaginaire auxquels elles ont parfois longtemps cherché à s’identifier en y participant, voire en en étant elles-mêmes animées, l’échec de cette féminité, de construction culturelle, et la rencontre avec l’alcool ont mis douloureusement en évidence une autre part, plus énigmatique, d’elles-mêmes, plutôt du côté du corps, du réel, du non-phallique.

Une autre part qui s’avère à peu près insupportable en tant que telle et qui se trouve « tamponnée » par la prise itérative d’alcool, tout en restant quasiment indicible.

Dire cette part les incline d’emblée à se confier au Généraliste qui est à l’écoute et les engage parfois à une psychanalyse, quelquefois couronnée de succès, car pouvant se boucler par une ouverture sur ce dire de l’indicible féminin.

Cette question de l’alcoolisme au féminin est une question dans la question : il y a la question de l’alcoolisme et puis, dans la question de l’alcoolisme, il y a une question qui s’appelle l’alcoolisme…, on ne sait pas comment dire d’ailleurs…, féminin…? de la femme…? des femmes…? chez la femme…? Toutes ces expressions se rencontrent et à chaque fois qu’il y a une expression différente d’une autre, à chaque fois on est sûr de trouver derrière des positions différentes de la part des alcoologues, positions théoriques et positions dans la pratique.

L’expérience que j’ai de l’alcoolisme au féminin est celle d'un chercheur et d'un clinicien ; effectivement, j’ai pu mener avec des femmes des cures analytiques, des cures qui peuvent prendre ce nom de cures analytiques, jusque parfois une quinzaine d’années d’analyse… Une quinzaine d’années, ce n’est pas un critère mais souvent, ce qui caractérise l’alcoolisme, ça le classe même tout de suite, c'est que la cure ne se poursuit pas. Je peux vous dire que dans certains cas, la cure s’est poursuivie.

Cette question, j'y travaille depuis plus de quarante- quatre ans, du côté recherche et du côté champ alcoologique, et ça fait aussi quarantequatre années que j’ai une pratique analytique, et une pratique analytique avec des personnes dites alcooliques. et donc aussi avec des femmes, à mon cabinet et à l’association Gynépsy.

Le premier élément qu'on évoque tout de suite est généralement la clandestinité dans un alcoolisme culpabilisé, honteux. Je ne crois pas que ce soit aujourd’hui majoritaire ; c’est certainement référer cette conduite à certaines classes sociales, ou classes socio-professionnelles, mais on ne peut pas dire cela aujourd’hui comme généralité sur l’alcoolisme au féminin : il n’est plus si clandestin que cela. Pour développer ce point, la littérature affirme classiquement qu’il y a toujours de la dissimulation, elle parla même, entre guillemets, de "son vice". La femme alcoolique userait de ce terme pour parler de son alcoolisme et pas l’homme.

Le deuxième caractère qu'on évoque ensuite est la gravité de l’alcoolisme au féminin. Après cette gravité viennent évidemment la plus grande fréquence des troubles organiques puis la prédominance des facteurs psychonévrotiques chez la femme alcoolique et leur plus grande intensité, enfin, une plus grande difficulté pour les professionnels à traiter l’alcoolisme au féminin — on va voir pourquoi. L'important ici est d'apercevoir que toutes ces affirmations sont posées comparativement à l’homme.

Très vite pour les auteurs se repose, dans une visée plus universitaire, la question qui m’a fait ouvrir cette intervention : comment doit-on appeler ce problème ? Est-ce qu’on doit l’appeler l’alcoolisme au féminin comme le titre un inévitable chapitre de ces académiques ouvrages ? Doit-on plutôt parler de la femme et l’alcool ? D’autres encore disent que l’on doit parler de l’alcoolisme chez les femmes, d’autres enfin disent que l’on doit plutôt parler de l’alcoolisme de la femme. Il faut quand même résumer, alors, on dit au fond que deux courants semblent se dessiner :

  • L’un estime que féminin n’est qu’un simple qualificatif, un adjectif, qui ne fait qu’ajouter une variable, un paramètre à tous les autres ;
  • L'autre, c’est au contraire la femme alcoolique que l’on aborde avec tout un vécu fantasmatique peu accessible chez l’homme, et à ce moment-là, l’alcoolisme devient une façon d’aborder la fantasmatique féminine.

La question de cet alcoolisme féminin pourrait donc se résumer ainsi : doit-on parler d’alcoolisme chez la femme ou d’alcoolisme de la femme ? Ainsi, de résumé en résumé, la plupart des auteurs en reviennent toujours, peu ou prou, au fondateur de l’Alcoologie française, le psychiatre Pierre Fouquet, qui avait tranché la question sur le mode suivant : est-ce qu'il y a véritablement une différence ou est-ce que l'alcoolisme des femmes est la même chose que l’alcoolisme masculin ? Il répondait : il y a différence apparemment mais non fondamentalement. Voilà ! C’est presque ce qu'en littérature on appelle un oxymore : c’est clair-obscur, quelque chose qui est une contradiction intérieure, interne. Quelles sont les différences apparentes, se demandet- on ? Apparentes : on voit la position, les différences vont être qualifiées d’apparentes, ce qui soutient la thèse qu’il n’y a qu’un alcoolisme, que masculin ou féminin, c’est en fait la même chose. Les différences dites apparentes, c'est qu'il y a une inégalité physiologique, et effectivement les complications somatiques sont plus rapides chez la femme qui est plus fragile ; il y a aussi une injustice sociologique. Voici les deux sources des différences apparentes.

Avec l'injustice sociologique on revient à la phrase du départ : il y a une opprobre plus appuyée du côté des femmes alors que pour les hommes, la question de la virilité soutient culturellement quelque chose alors que chez une femme, aussitôt c’est perçu comme une espèce de déchéance, comme femme, comme fille et surtout comme mère.

L’épidémiologie fait apparaître qu’il y aurait selon les auteurs un million de buveuses, un million de femmes dépendantes, ce qui représenterait 30 % des alcoolismes en France. Il y aurait aussi un accroissement tout à fait net : le ratio, qui était de 1 à 10 en 1960, c’est-à-dire 1 femme pour 10 hommes, serait parvenu à 1 femme pour 4 hommes en 1980. On peut dire qu’aujourd’hui le ratio est au moins d’1 pour 3.

Il y a aussi une autre caractéristique féminine, c’est l’âge d’installation qui selon quelques auteurs serait plus précoce chez une femme. On peut cependant en observer à des âges plus avancés que chez l’homme. Qu'est-ce que ça veut dire en clair ?

Ce qu’on repère avec les statistiques, c'est que l’intoxication alcoolique chez les hommes est comprise en général entre 45 et 60 ans — et là c'est connu et ça dure depuis un sacré temps, alors que chez une femme, c’est dès 25 ans mais aussi à 70 ans, c’est-à-dire que l’écart est beaucoup large dans la vie. Une autre caractéristique, c’est que 66 % des femmes consultent tardivement, au bout de cinq ans d’alcoolisme, alors qu'il n’y aurait que 24 % des hommes qui consultent après cinq ans d’alcoolisme. Autre caractéristique encore : les femmes boivent des alcools forts, le whisky plutôt que le vins ou la bière, la littérature répète ça tout le temps.

Il faudrait à mon avis modérer toutes ces affirmations qu'on répète parce que c’est vrai et… ce n’est pas vrai non plus. Certes, l’alcoolisation chez les femmes est souvent plus rapide et est utilisée pour ses effets psychotropes sédatifs, tout au moins au départ. Bien sûr, quantitativement, quand on a affaire aux femmes, c’est quand même des quantités d'alcool moindres que chez les hommes.

Pour finir, la littérature académique, classique, historique, va insister sur cette fréquence de la dépression névrotique qu'on ne rencontre pas paraît-il chez les hommes, tout au moins qui ne se présenterait pas de la même manière, car ce serait plus massif chez une femme. On a plutôt l’impression quand on accueille une femme et qu’il s’agit d’un problème d'alcoolisme, qu'on ne sait plus ce que ça veut dire, ici, « alcoolisme » : c’est d’ailleurs ce qui est intéressant, le fait que très rapidement c’est sur fond dépressif que se colore cet alcoolisme féminin. Chez une femme, on rencontre moins, dans les anciens termes de P. Fouquet, une alcoolite, c’est-à-dire un alcoolisme d’entraînement, une habitude, qu’une alcoolose, c’est-à-dire tout de suite un fond névrotique.

Le médecin est en face, tout de suite, d’une personnalité névrotique, des anomalies très primaires ou très archaïques de la vie dite psycho-affective sont cliniquement repérables ; des expressions un peu triviales parlent de "névrose arrosée", de "névrose compensée", de "névrose tamponnée par l’alcool" : tout ça est un peu brutal comme tableau mais fait sens pour tout clinicien et c’est dit depuis longtemps.

On retiendra donc chez la femme une fragilité plus marquée et des facteurs divers dont certains sont dits "faibles", comme les facteurs socioprofessionnels et d’autres plus "importants" comme les facteurs psychonévrotiques qui feraient la différence avec les hommes. Pour le reste — et les articles se terminent généralement comme ça — les auteurs pensent que cet alcoolisme est, néanmoins, pareil que celui des hommes.

Une dernière différence serait qu'il y a peut-être une plus grande difficulté qui entoure les projets thérapeutiques chez les femmes alcooliques qui sont plus difficiles à traiter : une femme alcoolique, c’est plus lent, c’est plus long et c’est moins évident parce que, quand on a sevré une femme qui boit, elle dit : "Eh bien ! Je me suis fait soigner et tous les problèmes restent !". C'est plus net que chez l’homme car souvent, en restant abstinent, un homme devient un objet de valorisation auprès des autres hommes : il s’en est sorti, il s’abstient, c’est un bon père, un bon mari, c’est un homme qui se relève, il est réhabilité. Un homme souvent se contente d’avoir acquis l’abstinence.

En revanche, pour une femme, tout commence à partir du moment où elle est sevrée parce que le problème névrotique est alors mis à nu ; et c'est bien de cela dont il va s’agir.

Je voudrais encore vous amener ce que je crois avoir un peu contribué à souligner, ce qu'on a appelé alcoologos, c’est-à-dire un discours. Ce champ épistémologique, ce champ de l’alcoologie qui veut devenir scientifique, qui l’est devenu en partie, est producteur d’un discours et ce discours permet donc une démarche de recherche dont la Société Française d’Alcoologie est peut-être ce qui se fait à la fois de mieux et de moins bien. Je m’explique.

De mieux, parce que la visée est de mettre en forme les connaissances alcoologiques sur un mode scientifique et universitaire et dans un langage international par l'entremise de la publication de la revue « Alcoologie et Addictologie » et ses abstracts en anglais, avec soumission aux normes internationales des publications médicales.

De moins bien aussi, hélas, à mon avis, parce que souvent on ne sait plus de quoi l’on traite, si l’on traite de la cellule, des membranes, des neuromédiateurs, des gènes ou si l’on traite d’un phénomène qui a quand même une forte composante sociale et psycho-sociale au niveau de la pratique et qui concerne des questions humaines importantes comme celle du désir, de la mort et de la vie, ou celle de la sexualité et du rapport à l’autre. Bref, on ne sait plus si l’on doit poursuivre le développement d’une alcoologie ou parler des alcoologies multiples. Il y a certainement des travaux remarquables qui se hissent au niveau des travaux des autres disciplines médicales mais ça me cause personnellement un problème, car je dis toujours que "l’alcoolique n’a jamais bu d’alcool", au sens où il n’a jamais bu la molécule que les chimistes écrivent CH3-CH2-OH : on ne boit pas une molécule d’alcool mais on boit un liquide, on boit une boisson alcoolisée qui est flaconnée, qui est dans un flacon — le flacon a autant d’importance en tant que contenant qu'en tant que contenu — avec la couleur, l’odeur et la présence, on est alors très loin de CH3-CH2-OH. Il faut prendre tout, bien sûr, mais pour ma part j’ai plutôt affaire à une dimension clinique qu’à une dimension biochimique.

Tout ça pour dire que ces travaux, cette forme de discours dont je vais parler, produisent des textes sur un mode universitaire, c'est-à-dire des travaux sur des travaux.

J'ai été formé au lacanisme mais aussi aux travaux de Michel Foucault qui a produit sa théorie du discours (cf. sa Leçon inaugurale au Collège de France). Lacan y répond l’année suivante, en 1969, par un séminaire qui s’appelle "Les quatre discours" et où il repère justement 4 discours : celui du maître, de l’universitaire, de l’hystérique et du psychanalyste. J’avais l’habitude de dire depuis vingt ans que l’alcoologie est un discours du maître, mais aujourd’hui ce n’est plus le discours du maître, c’est le discours de l’université : c’est un discours qui commence à parler sur son propre discours, c’est un discours où les auteurs parlent sur des auteurs. Alors, "alcoolisme des femmes", "alcoolisme féminin", je n’en sais rien mais à chaque fois que j’ai rencontré l’alcoolisme — si alcoolisme il y a — c'est l'alcoolisme d’une femme. Et une femme par une femme. C’est tout à fait différent.

Le champ de la psychanalyse est ainsi convoqué, puisque c’est aussi le champ du sujet. Et ce que l’on appelle le fantasme, autrement dit la construction par représentation imaginaire majeure que l’on a, est absolument déterminante. Elle oriente sa boussole, dans ce champ comme ailleurs, et particulièrement peut être chez les femmes. Ce que Freud rencontre avec elles, c’est la naissance tout simplement de la psychanalyse au siècle d’avant le dernier. Freud emploie alors pour la première fois le terme de psychoanalyse.

Ce qu’il rencontre avec les hystériques viennoises — dans un premier temps il y croit — c'est ce qu'il appelle sa neurotica. Il croit véritablement que toutes ces jeunes filles, ces jeunes femmes ont subi des attouchements, ont été violentées par leur frère ou par des adultes, le père principalement — on sait aujourd’hui que ça arrive quand même, on nie l’évidence que ça arrive peut-être plus souvent que l’on croit et qu’on ne le dit, mais ça n’arrive pas autant qu'elles le disent à Freud. Les jeunes femmes le disent et Freud rencontre un peu plus tard que ce qui est majeur, c’est le fantasme, c’est-à-dire ce qu’on s’imagine avoir été. Il y a eu des fois des frôlements, il y a eu des fois des attouchements, et puis vingt ans après une jeune femme dit qu’elle a été violée, violentée.

Ce qui est le moteur derrière ça, c’est ce qu’en psychanalyse on appelle le fantasme. Alors les femmes, dans la plupart des études dites scientifiques, répondent beaucoup plus que les hommes à partir du fantasme. Elles répondent qu’elles s’imaginent… Le fantasme, c’est très puissant, ça suffit à provoquer l’excitation sexuelle beaucoup plus que la dose d’alcool. Il suffit que l’excitation dans la tête soit liée au fantasme et on dérègle complètement notre étude scientifique ! Mais, la question préoccupante, c’est celle de l’alcoolisme au sens où des sujets souffrent de leur rapport à l'alcool.

Je voulais relever ça. On pourrait également dire que toutes les études à vocation scientifique en ce domaine sont des études qui font d’une pierre deux coups : d’une part, elles valident le discours expérimental de la science, au sens où il y a des appareils qui mesurent que ceci et que cela, et puis en même temps, elles confirment ou réaffirme les préjugés, l’éternel féminin des femmes qui sont plus suggestives, plus influençables, etc. : on arrive à les faire s’exciter simplement avec l’idée qu’on leur fait boire de l’alcool ! C’est merveilleux des études pareilles — si j’ose dire !

Il existe depuis toujours des difficultés à faire entendre cette approche de la psychanalyse. Vous passez la porte d’à côté, c’est-à-dire du côté de la toxicomanie, jusqu ‘à encore ces dernières années, et c’est différent : il y a pratiquement une école française de l’approche psychanalytique dans les toxicomanies. Il faudrait parler de P. Fouquet, il faudrait parler de comment s’est constituée ce que j’appelle aujourd’hui l’"école française d’alcoologie" ; je ne vais pas développer ça maintenant, parce que ce n’est pas vraiment l’alcoolisme au féminin, mais il y a des points d’histoire qu’il faut connaître et on a étrangement une alcoologie qui, en France, est restée quasiment — on est dans le domaine — vierge de la théorisation psychanalytique. On répète toujours les mêmes histoires, comme on répète toujours que pour les femmes c’est clandestin, c’est des alcools forts… Ce n'est pas vrai, il n’y a en fait pas d’études, pas d'études récentes d’ailleurs, on répète depuis trente-cinq ans ces choses-là, et on n’en sait rien exactement, au fond. Bien sûr qu’il y a des femmes qui boivent clandestinement ! Bien sûr que dans certains milieux ouvriers c’est traditionnel !

Ça continue bien sûr, mais maintenant, la majorité des femmes sont au travail et, si elles boivent, ce n'est pas forcément toute la journée en dehors du regard masculin et des enfants à l’école…, ça ne se passe pas forcément dans la cuisine. Ce sont des clichés, et il y a des clichés qui ont valeur scientifique mais qui n’ont en fait rien de scientifique et qu'on pourrait critiquer de ce point de vue.

Du côté clinique, je peux témoigner que je ne peux pas aujourd’hui dire si j’ai rencontré — c’est un peu provoquant ce que je dis — si j’ai rencontré des femmes alcooliques ! Je ne sais pas ! J’ai rencontré des femmes qui n’allaient pas bien, c’est sûr, dont l’alcool servait à quelque chose, servait à maintenir, servait à éviter de s’effondrer tout en s’effondrant en même temps. J'ai certes écrit quelques articles : en 1994 j’ai fait une petite note qui s’appelait « Petite note sur la notion de phallus dans l’alcoolisme au féminin ». Le phallus est un concept dans la psychanalyse qu’on trouve développé chez Freud d’une certaine manière quand il dit qu’il n'y a qu’une libido à partir de la représentation imaginaire qu’il n'y a qu'un sexe, le masculin. Et puis surtout à partir du concept de phallus qui va devenir un concept plus fondamental encore dans sa théorisation.

Un deuxième article, la même année, intitulé « Philomèle ou de l’alcoolisme féminin » ; c’est la mythologie qui m’avait intéressé. Philomèle est une femme à qui un homme a coupé la langue pour qu’elle ne parle pas ; cet homme était son beau-frère et l'avait violée, et pour ne pas qu’elle dise qu’il l’a violée, il lui coupe la langue. D'une certaine manière, elle doit trouver que les travaux féminins, ça sert aussi à quelque chose : elle a brodé son histoire puisqu’elle ne peut plus parler, et elle a fait découvrir en brodant, donc en écrivant, ce qu’elle ne peut pas dire. Ce qu’on ne peut pas dire on peut l’écrire, et ça peut communiquer quelque chose quand même.

Donc deux articles personnels à l’origine ; ont-ils eu un écho dans la Société Française d’Alcoologie qui les a pourtant publiés dans sa revue Alcoologie ? Sans doute, un peu, du côté de certains jeunes médecins généralistes, de quelques psychiatres et des psychanalystes.

D’autres écrits et interventions ont suivi.

Maintenant, je pourrais faire ici une revue de la littérature de la littérature, ou une revue de la revue de la littérature par rapport à ces deux articles-là, on peut le faire au premier ou au second degré. Mais maintenant, au troisième degré, on peut aussi reprendre ce qui est dit : dans la critique énoncée tout à l’heure — critique plutôt de logique, critique épistémologique, critique des résultats, critique des termes, aussi critique de vocabulaire, comme l'expression "buveuse sociale" — c’est une erreur monumentale de dire que la consommation d’alcool a été pendant longtemps une pratique masculine ! Mais on n’en sait rien en fait, concernant les femmes, ou plutôt on sait qu'un type (Euripide) au Vème siècle avant J.-C. parle des Bacchantes et on peut aussi supposer que l'alcoolisation des femmes, ça fait longtemps que ça dure. Ce n'était pas le même mode, ce n'était pas la même discipline, ce n'était peut-être pas les mêmes alcools et ça ne servait peut-être pas tout à fait à la même chose…

Ce que j’essayais de dire dans ces deux premiers articles, c’était qu'au centre de la question de l'alcoolisme au féminin, la question n'est pas l’alcoolisme au féminin mais c’est celle de la féminité. Je dirais aujourd’hui plus, la question du féminin. Là, je suis un peu freudien parce que pour la féminité, et encore plus pour le féminin — je parle à la fois subjectivement et culturellement — il faut savoir qu’il est traditionnellement plus aisé pour un homme de devenir un homme que de devenir une femme pour une femme. Je vais m’expliquer : c'est plus aisé pour un homme parce que l’homme s’appuie culturellement - il suffit des fois de montrer, de bander ses muscles, il suffit de faire un peu de sport, il suffit justement d’aller au bistrot, il suffit de supporter l’alcool, il suffit de ne pas trop pleurer, il suffit d’être un homme ("Soit un homme mon fils"), il suffit de correspondre à ces stéréotypes même si au fond c’est parfois un peu mou, ce n’est pas aussi dur qu’en surface — il suffit d’être dans l’adhésion aux valeurs de la virilité. L’adhésion suffit, ce n'est même pas la peine de le démontrer. Il suffisait d’accepter de faire son service militaire même si l’on pouvait y trembler de trouille ou d’ennui : "C'est un homme maintenant ! Il a fait son service militaire, il peut se marier...".

Il suffisait d’avoir un travail, le travail faisait l’homme, le travail, le service militaire, le corps, pas pleurer, trancher, décider, etc. Pour la société, qu’un homme soit à peu près un homme, à peu près, ça suffit, pas besoin de trop fouiller, « faut pas trop gratter ».

Pour une femme, la question ne se pose pas de la même manière. Les modèles culturels viennent évidemment du fantasme masculin qui est toujours entre deux pôles, la mère et la putain, comme vous le savez, et l’idéal des deux à la fois en une, mais pas aux mêmes heures, pas au même moment, pas dans la même journée, mais les deux ! La putain sans la mère, ça ne va pas, il va chercher la mère ailleurs ; la mère sans la putain, ça ne va pas non plus, mais c’est plus courant. Alors une femme qui est face au fantasme masculin rencontre parfois — c’est chez Freud le cas de "la jeune homosexuelle" — qu'elle va au contraire pouvoir construire sa féminité en rencontrant une autre femme, et non pas en rencontrant le fantasme au masculin de la mère et la putain. Ça fait parfois des homosexuelles, ça fait surtout entre les deux, entre celle qui adhère directement et celle qui devient homosexuelle, ça fait tout le champ de l’hystérie.

Il y a une façon hystérique de prendre le chemin de la féminité, et cette façon hystérique est très mal vue ; certes, on ne les brûle plus sous forme de sorcières comme au Moyen-Age, elles ont rencontré Freud au XIXème siècle, et aujourd’hui dans les hôpitaux généraux, je vois des chefs de clinique qui ont la trentaine et pour qui tout est à recommencer, car non seulement ils ne savent plus reconnaître un cas d’hystérie mais surtout, ils ne savent plus comment l’aborder, comment aborder une femme qui relève de la structure hystérique.

Avec le profil psycho-névrotique de ces femmes, qui boivent et qu'on qualifie si souvent d'hystériques, émerge la question de savoir si la "maladie alcool" ne remplace pas autre chose. C'est la question de savoir si l'alcool peut être un trait d'hystérie.

Du point de vue de la structure de la personnalité, on rencontre différents types d'organisation et l'alcoolisme des femmes ne saurait être imputé systématiquement à une structure hystérique. Le recours à l'alcool n'est manifestement pas l'apanage d'une seule structure.

Cependant, il reste que chez les femmes la fonction de l'alcoolisation paraît devoir être abordée dans son rapport au problème de la construction de la féminité dans la rencontre avec le réel du féminin. Les choix offerts aux femmes pour le devenir les renvoient, on l'a dit, soit aux fantasmes masculins de "la femme", soit à certaines femmes qui s'offrent comme modèles (dans les magazines féminins, les réseaux sociaux…). Une femme a toujours besoin de trouver sa propre voie pour construire sa féminité et celle-ci peut être compliquée, si le socle sur lequel se fonde cette construction n'est pas assez solide. Cette fragilité peut procéder d'un père absent, ou d'un père qui ne répond pas ou répond trop, mais aussi d'une mère pas ou au contraire trop présente, ou encore là et pas là à la fois, une mère inerte, dépressive par exemple.

Il faut donc accueillir ce que l'alcool masque et bouche. Une sorte de trou… Un trou n'existe que par ses bords… L'alcoologie a voulu bien souvent boucher le trou, par exemple par les médicaments, les cures, et tout un discours scientifique, etc., alors qu'il convient de commencer par lui mettre des bords. Concrètement, il s'agit de donner des éléments symboliques par la parole, par le langage, et ça prend du temps. Alors que dans les pratiques médico-alcoologiques habituelles, on est entré trop souvent dans l'alternance vider/ remplir, on engage un système qui va se répéter… La psychanalyse propose un autre dispositif…

ll faut donc faire un pas de côté par rapport à la question de savoir s'il y a un alcoolisme féminin. D'ailleurs, d'une manière générale, il conviendrait plutôt de dire qu'il y a des hommes et des femmes qui boivent, bref qu'il y a un sujet et sa conduite, son sexe — au sens de genre — n'en étant qu'un élément de détermination parmi d'autres. Il convient donc de se placer de la bonne façon pour accueillir une femme, puis une femme, puis une femme, etc., chaque « une » dans sa singularité, même et surtout si elle est prise, cette singularité en souffrance, dans les rêts de l'alcool. C'est ce que je voulais vous dire aujourd'hui, à vous, Généralistes, qui êtes en première ligne de recueillir par votre écoute le dire des ces femmes en souffrance psychique, avant tout autre considération.

Jean-Michel LOUKA
Psychanalyste, Paris, Président de Gynépsy,
président de « Demain La Psychanalyse »
http://www.louka.eu

Article paru dans la revue “Le Bulletin des Jeunes Médecins Généralistes” / SNJMG N°28

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