Jusqu'en 1960, l'hépatologue se trouvait dans une situation tragique: l'impuissance face aux nombreux patients souffrant d'insuffisance hépatique terminale, liée à une hépatite virale, une atrésie des voies biliaires ou une hépatite fulminante.
Ces dernières emportaient parfois des patients très jeunes, pour lesquels la médecine n'avait aucune solution. Contrairement à l'insuffisance rénale, qui commençait à bénéficier des progrès de la dialyse, en pleine expansion à cette époque, il n'existait aucune forme de suppléance pour le foie. Les patients en phase terminale étaient condamnés à une issue fatale, faute de traitement efficace.
C'est dans ce contexte que le chirurgien américain Thomas Starzl réalisa, en 1963, la première transplantation hépatique humaine sur un enfant de trois ans souffrant d'une atrésie des voies biliaires (1).
En France, la première tentative de transplantation hépatique remonte à la fin des années 1960 et fut réalisée par le Pr Demirleau (2). Demirleau venait de réaliser une laparotomie exploratrice chez un patient atteint d'un cancer du côlon métastatique hépatique, et avait constaté qu'aucune lésion n'était résécable. Dans les suites, ce patient présenta une éviscération, redevable d'une reprise chirurgicale. Le même soir, un malade décéda dans le service et son foie devint disponible. Demirleau décida de transplanter ce foie à son patient condamné.
Ce dernier mourut quatre heures après l'opération. Le chirurgien expliqua que la mort de son patient n'était pas due à des difficultes techniques ou à une erreur chirurgicale.
Selon lui, le décès était survenu en raison d'une incoagulabilité massive et donc de cause médicale (3). Le chirurgien fut sévèrement critiqué par ses pairs l'accusant non seulement d'avoir tenté une opération trop risquée, mais aussi d'expérimentation humaine voire d'euthanasie en salle d'opération.
Cette première expérience mit en lumière les défis auxquels les pionniers de cette discipline étaient confrontés, tant sur le plan médical que sur le plan éthique.
C'est au milieu des années 1970 que le premier programme clinique français naquit à Montpellier, sous la direction du Pr Georges Marchal, qui fut le premier à obtenir des succès durables, avec une survie de plus d'un an (4).
Il faut entendre qu'à ces débuts, la transplantation hépatique était l'ultime recours, proposée à des patients très graves, aux chances de survie infime. Ces patients étaient adressés aux chirurgiens car « de toute façon, ils allaient mourir ».
Conséquemment, les résultats de la transplantation étaient décourageants, justifiant qu'on ne la proposait pas aux patients chez lesquels persistaient quelques réserves. La technique se développant, il devint acceptable que des patients moins graves y accédassent, améliorant ainsi les résultats.
Dès les années 1970, le Pr Henri Bismuth réalisait ses premières transplantations hépatiques réussies.
Le Pr Bismuth marqua un tournant décisif en étant l'auteur de plusieurs premières mondiales.
D'abord, il fut confronté à un patient porteur d'une cirrhose virale terminale, pour qui seul un greffon pédiatrique fut disponible. Il proposa alors une transplantation auxiliaire, en laissant le foie malade en place et en positionnant le petit greffon sous le foie natif (figure 1), permettant de suppléer aux fonctions hépatiques sans risquer un small for size (5).
Figure 1. Schéma explicatif de la transplantation hétérotopique auxiliaire avec donneur pédiatrique (5).
Le transplant est positionné en-dessous du lobe droit du foie du receveur. La veine cave sus-hépatique du greffon est agrafée. L'anastomose cavo-cave se fait par la veine cave sous-hépatique du transplant. Des anastomoses termino-latérales sont réalisées entre l'artère hépatique du receveur et celle du donneur, ainsi qu'entre la veine porte du donneur et celle du receveur. Une anastomose biliodigestive est réalisée avec la voie biliaire principale mais aussi avec la vésicule biliaire, avec une anse jéjunale en Y.
Un autre jalon important dans l'histoire de la transplantation hépatique en France fut la première transplantation d'un foie adulte réduit chez l'enfant, réalisée par le Pr Bismuth en 1981 (Figure 2). En raison d'une pénurie de greffons adaptés, il transplanta un lobe gauche à un jeune patient atteint d'une atrésie des voies biliaires au stade de cirrhose terminale (6). Bien qu'en 1984, un rejet conduisit à une retransplantation, quarante ans plus tard, M. Martial Deschaseaux est toujours en vie et communique encore aujourd'hui, dans des articles et dans des entrevues, sur l'impact qu'a eu cette greffe et l'intérêt que représente le don d'organe en général (7) (8).
Figure 2. Schéma explicatif de la transplantation orthotopique de foie adulte réduit (6).
Le transplant est un lobe gauche, positionné à la place de l'explant. La veine cave inférieure rétrohépatique du receveur est remplacée par celle du donneur, avec deux anastomoses cavo-caves. Deux anastomoses termino-terminales sont réalisées pour l'artère hépatique et la veine porte.
Une anastomose hépatico-jéjunale avec une anse jéjunale montée en Y.
IVC : Veine cave inférieure, HA : Artère hépatique, PV : Veine Porte, CBD : Voie biliaire principale
Ensuite, une coïncidence fit que, dans le même service et en même temps, étaient hospitalisés deux patients présentant une hépatite fulminante.
Un seul foie fut disponible.
Il développa alors la technique de la transplantation hétérotopique de foie réduit, en donnant un hémifoie, en auxiliaire, à chaque patient, et permettant ainsi leur survie.
Figure 3. Photo prise en mai 1990 par Daniel Simon du Pr Henri Bismuth devant 350 patients ayant bénéficié d'une transplantation hépatique.
En 1983, à Washington, la conférence de Bethesda eut lieu, moment de consécration de Starzl et validation, aussi évident que cela puisse paraître aujourd'hui, de l'indication de la transplantation hépatique dans l'insuffisance hépatique et la permission de son remboursement (9). La même année, parut la ciclosporine, l'immunosuppresseur qui changea complètement le pronostic de ces malades.
Dans les dix années qui suivirent, plus de 20000 transplantations hépatiques furent réalisées.
Et ce fut dix ans plus tard, presque jour pour jour, qu'eut lieu en 1993 la deuxième onférence de consensus à Paris, présidée par le Pr Bismuth et organisée par l'ACHBT (Association
Française de Chirurgie Hépato Biliaire et de Transplantation), dont le but était de définir des indications, des contre-indications de la transplantation et de ses questions éthiques (10). Déjà, la pénurie d'organe et la notion de « transplantation futile » étaient au coeur des discussions, notamment pour la cirrhose alcoolique, maladie auto infligée réprouvée par la morale, du fait de la complexité de la patientèle, et d'une possible amélioration des fonctions hépatiques après le sevrage.
À cette période, il s'agissait de la cause la plus fréquente d'hépatopathie chronique mais ne représentait qu'une faible proportion des transplantations hépatiques.
Elle devint, en 2003, la principale indication de transplantation hépatique en France sous réserve d'un sevrage effectif de six mois (11).
En 2011, l'équipe du Pr Philippe Mathurin à Lille, en association avec la SNFGE, l'AFEF, l'ACHBT, et l'Agence de Biomédecine, mena une étude dont l'impact modifia le raisonnement du clinicien, prouvant le bénéfice réel d'une transplantation rapide des patients porteurs d'une hépatite aiguë alcoolique grave non répondeuse au traitement par corticoïde (12).
Parallèlement, le progrès technique est continu, notamment à l'Hôpital Beaujon, où des explantations hépatiques sont réalisées sous coelioscopie robot-assistée suivies d'une transplantation avec une incision médiane courte, autorisant une hospitalisation plus courte, avec de bons résultats (13).
Ces avancées médicales imposaient une réflexion organisationnelle, le processus d'attribution des greffons évolua également. Initialement, les organes étaient prélevés localement, notamment dans les services de neurochirurgie où les patients cérébrolésés en état de mort encéphalique fournissaient des greffons. Les chirurgiens pouvaient aussi attendre que les patients en état critique décèdent pour prélever leurs organes après mise en place d'une circulation extracorporelle. Contrairement aux reins, pour lesquels les transplantations pouvaient être différées, la greffe hépatique relevait de l'urgence relative voire absolue. Cela conduisit à la mise en place de listes de priorisation, en partenariat avec l'agence France Transplant (précédant l'Agence de biomédecine), afin de répartir les greffons selon la gravité du receveur, notamment pour les hépatites fulminantes.
Bien sûr, les progrès français sont indissociables des avancées mondiales.
L'organisation de congrès internationaux permettait de riches échanges, notamment, en ce qui concernait l'immunosuppression. L'un des premiers traitements immunosuppresseurs fut la prednisone, mais d'efficacité courte, ne prévenant pas le rejet chronique. Puis apparut l'azathioprine, l'immunosuppression choisie par Starzl pour ses premiers transplantés, encore insuffisante. Le tournant est marqué par la découverte de la ciclosporine (14) par Jean-François Borel, qui permit une augmentation significative de la survie des transplantés hépatiques. Son usage clinique fut permis en 1983. Dans les années 1990, le tacrolimus entra en lice, découvert au Japon, d'une puissance supérieure à la ciclosporine (15). De nos jours, l'immunosuppression se fait « à la carte » avec une association de médicaments par l'avènement du mycophénolate mofétil et des inhibiteurs de mTOR.
L'intégration des avancées anesthésiques dans le cadre de la transplantation hépatique permit d'améliorer la sécurité et l'efficacité de ces interventions complexes. Grâce à des technologies comme le Cell Saver (16), récupérateur de sang peropératoire, une meilleure compréhension des variations hémodynamiques lors de l'intervention, notamment lors de la phase anhépatique, améliora grandement les résultats.
Aujourd'hui, le défimajeur actuel est la pénurie d'organes. Les donneurs sont de plus en plus âgés, pourvoyeurs de greffons dits marginaux, faisant encourir un risque de dysfonction, pouvant mener au décès. Les machines de perfusions se développent pour améliorer la survie de ces greffons limites. En effet, une technologie innovante de perfusion normothermique oxygénée des foies stéatosiques se développe dans plusieurs centres de transplantation hépatique permettant un defatting du greffon avec des éléments tels que les lactates et la production de bile permettant d'évaluer la viabilité du greffon (19). À moyen terme, nous parlerons peut-être de xénogreffe en mentionnant que le programme et équipement prioritaire de recherche français a été accepté.
Figure 4. Machines de perfusion normothermique oxygénée. Le liquide de perfusion est un sang compatible avec celui du donneur, il est oxygéné et pulsé. A. Machine Metra® de la société Organox pour conserver le greffon hépatique.
B. Organ Care System® pour conserver le greffon cardiaque de la société Transmedics.
C. Perfusion normothermique de greffons rénaux à l'aide d'un système de circulation extracorporelle (19).
Depuis 2015, un autre don devint possible, source d'un débat éthique évident, le « Maastricht III ». Ce décès « programmé » eut une acceptation mitigée auprès des équipes, variant selon les moeurs des pays. De 2015 à 2020, 288 transplantations hépatiques eurent lieu en France grâce à ces donneurs, avec d'excellents résultats, permettant un accès précoce aux patients dont l'attente est longue et préjudiciable (17).
Enfin, l'étude européenne Transmet (18), publiée dans l'édition de septembre 2024 du Lancet, valida la transplantation hépatique comme nouvelle option thérapeutique pour des patients très bien sélectionnés, présentant des métastases à localisation seulement hépatique non résecables d'un primitif colorectal.
L'histoire de la transplantation hépatique est singulière, empreinte d'une beauté complexe façonnée par des années de persévérance, d'audace scientifique et de remise en question.
Cette chirurgie, née de la nécessité, s'impose également comme un atout de l'arsenal thérapeutique du chirurgien.
Elle est une oeuvre collective où chaque acteur joue un rôle essentiel: d'abord le chirurgien, artisan médecin précis et visionnaire, l'hépatologue, connaissant son malade, lui accordant un foie qui n'ira pas à quelqu'un d'autre, l'anesthésiste, garant de l'équilibre vital, le patient qui doit une exemplarité au cinquième acteur, le donneur, dont le geste ultime est la pierre angulaire de cette prouesse médicale.
Ses succès grandissants ont permis son extension à des enjeux de santé de plus en plus divers, de l'hépatite fulminante, au cholangiocarcinome hilaire non résécable, en passant par le prurit réfractaire. Pourtant, ce triomphe s'accompagne d'une ombre persistante, celle de la pénurie d'organe, une problématique centrale soulevée dès les années 1990, qui continue de nourrir réflexions et débats.
Les premiers défis furent techniques. Les enjeux futurs, tout aussi enthousiasmants, se déplacent vers une sphère plus subtile, celle de la compréhension fine de la physiologie et des mécanismes régénératifs de l'organe.
La France, pionnière dans cette épopée médicale, a su dès les balbutiements de la transplantation hépatique se positionner en avant-garde. Grâce à des innovations chirurgicales remarquables et à des études bien menées, elle a contribué à définir les contours de cette discipline, en affinant les critères et en élaborant des pratiques qui façonnent, encore aujourd'hui, l'exercice de ce chef d'oeuvre.
Zakia FILALI ANSARY
Trésorière de l'AFIHGE, interne d'Hépato-gastro-entérologie au CHU de Rangueil à Toulouse.
Mes remerciements au Pr Henri BISMUTH pour ses rectifications, le partage de ses expériences et ses conseils avisés ainsi qu'au Pr Fabrice MUSCARI, chirurgien hépato-biliaire et pancréatique au CHU de Rangueil à Toulouse, pour sa relecture.
Bibliographie
1. TE. Starzl. Homotransplantation of the liver in humans. Surg Gynecol Obstet. Décembre 1963; 117: 659–676.
2. J Demirleau. Tentative d'homogreffe hépatique. Mémoire académie de chirurgie, 90. 1964.
3. H Bismuth, K Boudjemaa. Interview Pr Henri Bismuth. Parcours des Légendes. Juillet 2023.
4. J Cinqualbre. Histoire de la transplantation hépatique. Acte I. 1963-1987. Annales de chirurgie. 128. Avril 2003.
5. D Houssin. Heterotopic liver transplantation in end-stage HBsAg-positive cirrhosis. Lancet. 91. 1980.
6. H Bismuth. Reduced-sized orthotopic liver graft in hepatic transplantation in children. Surgery. 95. 1984.
7. Ouest France Premier enfant au monde greffé du foie, il pense « tous les jours » à celui qui lui a sauvé la vie.
8. France 3 Bourgogne Témoignage. Martial Deschaseaux, premier enfant au monde à bénéficier d'une greffe de foie d'adulte.
9. National Institutes of Health Consensus Development Conference Statement: liver transplantation, Bethesda, June 20-23, 1983, Hepatology, 4 (1984).
10. Consensus statement on indications for liver transplantation: Paris, June 22–23, 1993. Hepatol Baltim Md.1994.
11. Consensus conference: Indications for Liver Transplantation, January 19 and 20, 2005, Lyon-Palais Des Congrès: text of recommendations (long version). Liver Transplantation 2006.
12. P Mathurin. Early liver transplantation for severe alcoholic hepatitis. New England Journal of Medicine. 2011; 365(19).
13. S Dokmak. Laparoscopic Liver Transplantation: Dream or Reality ? The First Step With Laparoscopic Explant Hepatectomy. Annals of Surgery 2020. 272.
14. TE Starzl. The use of Cyclosporin A and Prednisone. New England Journal of Medicine, 305 (1981).
15. TE Starzl. FK 506 for liver, kidney and pancreas transplantation. Lancet 1989.
16. YG Kang. Intraoperative changes in blood coagulation and thromboelastographic monitoring in liver
transplantation. Anesthesia Analgesia, 64 (1985).
17. E. Savier. Favorable outcomes of liver transplantation from controlled circulatory death donors using normothermic regional perfusion compared to brain death donors. Transplantation, 104 (2020).
18. R Adam. Liver transplantation plus chemotherapy versus chemotherapy alone in patients with permanently unresectable colorectal liver metastases (TransMet): results from a multicentre, open-label, prospective, randomised controlled trial. Lancet, 404 (2024).
19. K. Boudjema, Avancées de la conservation des greffons destinés à la transplantation, Bulletin de l'Académie Nationale de Médecine, Volume 205, Issue 1, 2021, Pages 49-57.