Les enfants cobayes
Aujourd’hui, derrière ce titre un brin racoleur, il n’est pas question d’aborder de scabreux épisodes de l’histoire de la médecine et de l’expérimentation humaine, mais de mettre en lumière la genèse de deux techniques, de nos jours largement répandues à tout âge, et qui trouvent – toute ou partie – de leur origine dans la médecine pédiatrique.
La ponction de Quincke
Fin du XIXème siècle. La tuberculose sous toutes ses formes est alors l’un des principaux fléaux, et un sujet d’études multiples pour les médecins. La circulation du LCR est alors bien connue, ainsi que la symptomatologie de la méningite et ses complications : céphalées, hypertension intracrânienne, convulsions. De là l’idée d’une soustraction de LCR dans un but thérapeutique.
L’un des premiers à s’y essayer est un anglais, Walter Essex Wynter (1860 – 1945) : médecin généraliste. Il publie en 1891 dans the Lancet, quatre aspirations du LCR effectuées entre 1889 et 1890, chez 4 enfants de 13 mois à 11 ans, tous atteints de méningite tuberculeuse (1). Sa technique n’est pas encore à proprement dit une ponction. Wynter aborde chirurgicalement la dure-mère en L2, incise, introduit une canule métallique connectée à une tubulure en caoutchouc, et enfin laisse s’écouler le liquide. Sa technique apporte un soulagement à court terme, même si ses 4 patients décèdent par la suite.
Au même moment, à Kiel en Allemagne, Heinrich Quincke (1842 – 1922), interniste et chirurgien célèbre pour sa description notamment de l’œdème éponymeet des signes de l’insuffisance aortique, se lance lui aussi dans l’exploration du LCR. Il rapporte lors d’un congrès de médecine interne en 1891 à Wiesbaden ses premiers succès de ponctions ventriculaires puis lombaires, chez des enfants de 12 et 2 ans présentant des signes cliniques d’hypertension intracrânienne. Le deuxième survécut après 3 ponctions lombaires évacuatrices, faisant douter de la nature tuberculeuse de son atteinte. Quincke publie finalement ses travaux sur la ponction lombaire chez 5 enfants et 5 adultes, citant au passage le travail de Wynter(2,3). Ses travaux reçoivent un écho très favorable, et la ponction lombaire sera longtemps dénommée ponction de Quincke. De même, les aiguilles à PL couramment utilisées se dénomment aiguilles de Quincke, même s’il est désormais recommandé d’utiliser des aiguilles atraumatiques de type Sprotte ou Whitacre(4).
Heinrich Quincke
Rapidement, il apparait qu’au-delà de son aspect thérapeutique hasardeux, la ponction lombaire se révèle surtout un formidable outil diagnostique. Arthur H. Wentworth (1860 – 1906), professeur assistant à Harvard, importe la technique aux Etats-Unis. Il rapporte en 1893 une série de 29 ponctions lombaires avec analyse du LCR effectuées chez des nouveau-nés et nourrissons sains(5). Ses travaux lui valent un procès de la part des comités antivivisections, et il faillit y perdre toute crédibilité. Finalement l’importance de ses résultats – il démontre à quel point l’analyse du LCR est un examen rentable – lui sauve la mise, et il devient la même année le premier professeur de Pédiatrie du tout nouvel hôpital John Hopkins à Baltimore.
Au fait, en reparlant d’aiguilles à PL, savezvous pourquoi l’on utilise systématiquement un mandrin ? Certainement pas pour piquer à travers les méninges. En effet, dans les années 1950, il était extrêmement courant de piquer sans mandrin, en particulier chez les jeunes enfants, avec une aiguille à ailettes(6). Cette technique augmentait considérablement la réussite de la PL, en permettant la visualisation immédiate d’un reflux. Par la suite, il a été bien documenté un lien avec le développement de tumeur épidermoïdes spinales, liées à l’introduction d’une carotte de peau par une aiguille dépourvue de mandrin(7).
En revanche, une fois la peau franchie, rien ne vous empêche de retirer le mandrin, afin par la suite de mieux visualiser le reflux. Cette technique intermédiaire, décrite comme « méthode de Cincinnati », permettrai d’améliorer la réussite de la PL(8). Libre à vous d’essayer !
Le tubage de la glotte
Les origines exactes de l’intubation trachéale sont plus floues, de Vésale introduisant un roseau dans la gorge au XVIème siècle, à William Macewen, qui aurait pratiqué l’une des premières intubations en 1878 sur un homme éveillé, en passant par les descriptions d’intubation soro et naso-trachéales lors de morts subites par Charles Kite de Gravesend en 1788(9). Mais là aussi la médecine pédiatrique semble être un champ large d’expérimentation.
Nous sommes toujours à la fin du XIXème siècle, mais après la tuberculose, place à la diphtérie. Le croup, complication redoutée, entraîne la mort par suffocation de nombreux enfants. Le traitement de référence est alors la trachéotomie, technique complexe, en particulier chez le plus jeune, et grevée d’une lourde mortalité.
Un médecin français, Eugène Bouchut (1818 – 1891), pédiatre aux Enfants Malades à Paris, élabore une nouvelle technique. Avant lui, plusieurs médecins (Dieffenbach à Berlin, Reybart à Lyon et Weinlechner à Vienne) ont tenté une cathéterisation du pharynx, sans grand succès. Bouchut introduit à la main au moyen d’un cathéter incurvé, un tube métallique dans la glotte, qu’il fixe à l’extérieur par un fil de soie, permettant une libération des voies aériennes. La technique est fonctionnelle, mais la forme et les angles pointus du matériel de Bouchut sont source de lésions traumatiques très douloureuses. Bouchut présente alors ses travaux sur 7 enfants à l’Académie de Médecine en 1858(10). La technique ne convainc pas, en grande partie du fait des critiques d’Armand Trousseau, l’un des pères de la trachéotomie, alors au sommet de sa gloire. Seul Joseph-François Malgaigne y voit une technique d’avenir. Bouchut, humilié, abandonne alors ses recherches sur le sujet et retourne à ses tubercules.
Eugène Bouchut
Presque 30 ans plus tard, de l’autre côté de l’Atlantique. Ignorant – semble-t-il – les travaux de Bouchut, un autre pédiatre, Joseph O’Dwyer (1841 – 1898)(11), développe sensiblement la même technique, avec un matériel nettement moins traumatique. Il présente ses résultats obtenus chez 2 enfants atteints de diphtérie à ses collègues New-Yorkais en 1885(12). A l’inverse du pauvre Bouchut, il reçoit un accueil enthousiaste, notamment de la part d’Abraham Jacobi, grande figure de la pédiatrie américaine. « L’intubation d’O’Dwyer » se répand alors, et devient un traitement de référence du croup diphtérique, jusqu’à l’avènement de la vaccination diphtérique dans les années 1920. Comme tout grand héros, O’Dwyer meurt tragiquement, rattrapé par son destin, d’une myocardite diphtérique. L’article de Speratiet al, dans lequel j’ai largement puisé, raconte en détail cette histoire, et fourni de superbes illustrations(13). On y apprend notamment comment O’Dwyer reconnut le travail précurseur de Bouchut, et comment ce dernier admit le rôle majeur des innovations techniques apportées par son collègue américain, même s’il fit part de son amertume de voir que la jalousie et l’envie de ses collègues français avait freiné ses recherches.
Joseph O’Dwyer
Par la suite, l’intubation trachéale accompagna essentiellement les progrès de l’anesthésie et de la ventilation mécanique. Les techniques de laryngoscopie directe se développèrent au début de XXème siècle, essentiellement chez l’adulte, et il faudra attendre les années 1940 pour que l’intubation trachéale soit de nouveau de mise chez l’enfant.
Martin Castelle
Références
Article paru dans la revue “Association des Juniors en Pédiatrie” / AJP n°10