« Dissection », du latin dissectio, action de trancher, de découper un organe ou un corps pour en étudier l’anatomie ; « Anatomie », du gr. anatomê, découpage ; ana, en plusieurs morceaux1 : l’étymologie de ces deux mots nous ramène inéluctablement à la notion de découpage et il semble que l’un se soit formé avec l’autre. Cependant, l’accès à la connaissance anatomique est moins simple qu’il n’y paraît, et la connaissance réelle est plus complexe qu’il n’y paraît … même aujourd’hui, car la somme des connaissances fragmentées ne facilite pas l’approche globale qui nourrit la kinésithérapie.
Analyse objective
Suivant les points de vue
Si l’on s’en tient à l’une des rares évaluations sur l’intérêt de la dissection, la réponse est sans appel : aucun intérêt ! Il convient cependant de préciser que cette enquête a été menée auprès d’étudiants en médecine pour qui la connaissance de l’anatomie, telle qu’elle nous concerne en tant que masseurs-kinésithérapeutes, n’est pas primordiale. Il en serait certainement autrement si l’on interrogeait des chirurgiens pour qui la dissection est une base d’apprentissage pratiquement incontournable.
Les étudiants de l’IFMK du CHU de Bordeaux et de Dax ont le privilège de pouvoir, en fin de première année, non seulement d’assister à une dissection mais surtout de la réaliser eux-mêmes. Ils sont alors confrontés à la réalité de ce qu’ils ont appris dans les livres, sur les planches d’anatomie, et qui constitue l’un des piliers fondamentaux de leur futur exercice professionnel.
Vision à orientation kinésithérapique
La question de l’intérêt de la dissection prend alors une autre signification et les réponses au questionnaire post-dissection diffèrent totalement de celles de l’enquête précitée. Les raisons en sont multiples mais la plus flagrante est certainement celle de l’esprit dans lequel ils se rendent au laboratoire d’anatomie. Ils y viennent pour donner une signification concrète à ces notions de globalité, d’interaction ou d’enchaînements dont ils sont souvent bercés dans leurs cours. S’ils comprennent le sens de ce qui leur est raconté, s’ils peuvent procéder à la juxtaposition des éléments anatomiques tels qu’ils les apprennent, ils sont souvent en difficulté pour donner sa véritable dimension à l’organisation globale de l’individu. En effet, la pédagogie n’autorise pas d’autre alternative que la présentation des éléments anatomiques les uns indépendamment des autres, cette approche est indispensable, mais elle est insuffisante.
Il est aussi difficile de reconstruire l’individu sur la base des connaissances analytiques que de concevoir une maison à partir d’un tas de pierres. Seule la mise en place avec le liant qui unira les pierres lui donnera sa dimension fonctionnelle. Et ce liant n’apparaît pas, ou alors de manière extrêmement ciblée, dans les descriptions anatomiques de référence.
Apprendre l’anatomie sur des planches anatomiques, c’est voyager sur des cartes de géographie…
Histoire
Bien qu’il puisse spontanément sembler que Dissection, Anatomie et Médecine ne font qu’un, l’historique de ces trois domaines montre qu’il n’en est rien et que leur évolution dépend de l’Art.
L’évolution de l’approche des études anatomiques : arts et bâtisseurs
L’anatomie est à la confluence de deux arts : l’art médical et l’art graphique.
C’est ce dernier qui a permis la connaissance et la diffusion de l’anatomie. À une époque où les représentations du corps étaient encore frustes et naïves en raison des considérations intellectuelles de l’art médical, peintres et sculpteurs maîtrisaient parfaitement l’anatomie. Leur objectif de représentation réaliste de surface les a poussés très tôt à aller voir sous la surface la nature des reliefs. Les "artistes" ont été les premiers à considérer, décrire et représenter la morphologie des corps. L’art médical de l’époque naviguait sur des théories astrologiques et humorales (Hippocrate). Les composantes matérielles du corps n’étant que les véhicules de ces humeurs
Mais le paysage des arts serait incomplet sans l’architecture. Cet art, à la convergence des connaissances de la nature, des matériaux, des mathématiques, de la physique et de la religion, influence fortement l’approche de l’anatomie, tout en s’en inspirant, lorsqu’il appréhende l’homme en tant que base de raisonnement. Marcus Vitrivius Polo (90 (?) – 15 av. J.-C) propose2 dans son unique ouvrage une représentation "géométrique" de l’homme dans un dessin, que Léonard de Vinci reprendra et fera passer à la postérité, connu sous le nom de "Homme de Vitruve". La connaissance des proportions de l’homme, de création divine, servait de référence à l’architecte pour ses créations humaines. C’est l’origine d’une architecture anthropomorphique, base de nombreuses créations architecturales comme le Parthénon ou les basiliques…
L’architecte humain s’inspirait ainsi de ce que Cicéron (106 – 43 av. J.-C.), au sujet de l’existence de l’univers, définit comme « l’existence d’une divinité d’intelligence absolument supérieure […] en quelque sorte l’architecte d’un si grand ouvrage »3 . La géométrie, indispensable à l’architecte pour ses constructions proportionnées à l’homme, est assimilée au mode de construction esthétique et anatomique du corps de l’homme.
L’influence de la Géométrie
La géométrie s’est ainsi imposée, plusieurs siècles avant J.-C. comme moyen de communication déterminant le critère de "normalité" voire de beauté. Elle aboutit à la formulation du « Nombre d’Or » attribuée à Euclide4 (320 (?)-260 (?) av. J.-C.) prépondérant comme critère des proportions. Les proportions géométriques président à la réalisation des statues grecques comme le Doriphoros de Polyclète (440 av. J.C.) considérée comme la référence de l’harmonie du corps en termes de proportions.
L’Apollon du Belvédère de Léocharès (IVe S. av. J.-C.) n’était-il pas la référence de l’harmonie pour Françoise Mézières ? S’articulant à l’esprit géométrique, l’orthopédie a été le vecteur fort de la connaissance anatomique que nous pratiquons aujourd’hui. Etymologiquement, orthopédie renvoie à la notion de normalité, d’une normalité, celle de "l’enfant droit".
Elle impose donc des critères "architecturaux" à la morphologie humaine dont se satisfont la chirurgie, l’art et la dissection qui ont en commun l’approche immobile, figée, de l’anatomie qui se prête à la représentation géométrique. Les repères orthonormés leur sont indispensables pour atteindre le compartiment, l’élément anatomique visé ou pour donner les proportions à leur œuvre. Ils permettent aussi l’universalisation de la communication.
Pourtant, comme l’affirme Fleury, « L’ivresse géométrique est d’origine platonicienne : depuis les Grecs anciens, on attribue un sens particulier aux justes proportions, aux rapports géométriques, et l’on s’obstine à les trouver dans la nature. Un minimum d’objectivité montre que ces formes sont plutôt l’exception que la règle. »
Brève histoire de la dissection
Ses origines se perdent dans la nuit des temps puisque les traces les plus anciennes remontent au paléolithique supérieur (30.000 ans av. J.-C.) par les statuettes ou les crânes trépanés retrouvés. 1000 ans av. J.-C. les ayurvédas6 , en décrivant avec précision les composantes du corps, laissent à penser que les dissections pouvaient être pratiquées.
Pour des raisons mal définies, pouvant être religieuses, seules les dissections d’animaux président dans la Grèce antique afin de connaître l’intérieur du corps. C’est sur ces connaissances assimilées que s’est appuyée la médecine pendant plusieurs siècles, préférant une conceptualisation basée sur les éléments, les caractères et les humeurs à l’instar de la médecine hippocratique.
Le corps a donc été perçu par les médecins pendant plusieurs siècles sous une forme allégorique où l’astrologie tenait une place prépondérante en fonction du concept selon lequel le corps de l’homme, création d’origine divine, ne peut être qu’une représentation en réduction de l’univers. Les exemples, comme l’Anathomia de Mondino de Liuzzi qui date d’avant 1478 ou l’enluminure des Très Riches Heures du duc de Berry au début du XVe siècle, sont nombreux et soulignent la naïveté de l’approche du corps par les médecins.
Les sculpteurs grecs ont pu se satisfaire de la morphologie, c'est-à-dire de la vision de la surface ; les peintres de la Renaissance sont allés chercher sous la surface l’origine des reliefs qu’ils se proposaient de représenter.
La trace des artistes – peintres et sculpteurs –, qui ont eu recours à l’anatomie pour maîtriser leur art et donner le réalisme que nous connaissons à leurs œuvres, perdure.
Les représentations graphiques ont bénéficié de l’imprimerie, moyen fondamental de communication. Mais la communication n’est efficace que si les critères qui la sous-tendent sont communs comme le sont les symboles abstraits des références géométriques issues en particulier de l’architecture.
La quête de connaissances anatomiques n’a cessé depuis. Outre les artistes, la dissection se démocratisa et devint un spectacle culturel public à l’origine des "theatrum8 anatomicum". De circulaires comme celui de Padoue (1584), ils deviendront amphithéâtres semi-circulaires, premiers lieux d’enseignement d’interventions chirurgicales, avant de devenir le lieu d’enseignements théoriques que nous connaissons. Les dissections étaient pratiquées sur le corps de suppliciés, condamnés au gibet depuis le 15ème siècle mais l’intérêt de la médecine pour le corps anatomique ne s’est réellement précisé qu’au 18ème siècle et a fait l’objet de trafic de corps issus de cimetières9 ou de meurtres.
Les ouvrages d’anatomie ont peu évolué depuis le 19ème siècle. L’essentiel des descriptions y figuraient. Ces connaissances ressassées se perdent dans des détails et des particularités, souvent impalpables pour le thérapeute que nous sommes, d’où s’extirpent des théories fonctionnelles théoriquement satisfaisantes.
La dissection donne sa véritable dimension au corps et à ses constituants. Elle donne accès à leur réalité volumétrique palpable, à leur agencement en situation et à leurs relations.
La connaissance de la structure anatomique reste centrée sur la reconstruction à partir des pièces qui la constituent. Le raisonnement est empreint de la logique de construction architecturale qui fait poser la "charpente osseuse" comme base de l’apprentissage. La mobilisation et le maintien de ces "leviers osseux" sont dévolus aux "tissus mous". Leur schématisation aboutit à des interprétations mathématiques de fonctionnement.
La connaissance anatomique a donc deux sources fondamentales, l’une "artistique", pragmatique, basée sur la dissection qui donne naissance à la seconde, "intellectuelle", normative, référencée, que nous apprenons.
La méthodologie géométrique adaptée à la description cartographique ou morphologique du corps, indispensable pour le repérage et la communication, est, par contre, imparfaitement adaptée à en décrire la fonction. La complexité des tissus, de leur agencement, de leurs propriétés et de leur comportement échappe en partie à l’approche mécaniste.
La dissection, une dimension supplémentaire de l’apprentissage de l’anatomie
Alors que depuis plus d’un siècle la photographie a fait son apparition, ce sont les dessins qui restent employés dans les ouvrages d’anatomie. Ils permettent en effet de synthétiser des observations et d’en faire une caricature, c'est-à-dire une représentation schématique. Une telle représentation permet de mettre les traits essentiels en évidence, isolément, à destinée pédagogique, pour que l’étudiant acquière la connaissance des composants.
Il se doit de mémoriser les caractéristiques de la structure et pourrait tenter de se l’appliquer à lui-même. En fait, le système scolaire dans lequel il est enfermé l’oriente souvent vers la mémorisation dans l’objectif de l’examen, étape décisive de son avenir. Pour s’en convaincre, il suffit de se rapporter aux enseignements pratiques d’anatomie de surface ou de palpation, pour constater que la représentation désincarnée de l’ouvrage anatomique a pris le pas sur la réalité palpable. La découverte d’une région sternocosto-claviculaire ou la palpation d’une première côte, par exemple, demande un apprentissage qui se heurte à la conception bâtie sur l’image de l’ouvrage d’anatomie. Les termes sont connus, la description verbale est juste, mais la découverte concrète est absente.
La dissection peut alors participer à la représentation en trois dimensions de l’anatomie, et permettre d’inclure la configuration concrète des structures étudiées qui, sans cela, restent immatérielles et source de dérives intellectuelles sur le fonctionnement réel du corps humain.
Elle permet de donner une dimension supplémentaire à la seule approche théorique, imprégnée des composantes géométriques orthopédiques, orthonormées, et d’envisager l’idée de la fonction dans la complexité de ses composantes structurelles ; l’assemblage des composants, étudiés de manière analytique, restant incomplet pour reconstituer mentalement la réalité de l’être.
Les progrès technologiques se proposent de contourner les écueils induits par la dissection comme l’ambiance de la salle de dissection, l’acte d’ouverture, de démembrement d’un corps, ou encore l’odeur, sans oublier la rareté de la réalisation d’un tel acte. Ils laissent entrevoir une approche pseudo-réaliste de la dissection avec des tables numériques qui lisseront les spécificités individuelles qui enrichissent la connaissance pour ne se référer qu’au modèle informatique proposé. Ils "démocratiseront" l’idée de dissection.
La relation au corps aborde une nouvelle ère…
Philippe SEYRÈS
Cadre de santé Masseur Kinésithérapeute
FMK du CHU de BORDEAUX, Ostéopathe, PhD
Article paru dans la revue “Syndicat National de Formation en Masso-Kinésithérapie” / SNIFMK n°6