Histoire de l'obstétrique : la nymphomanie

Publié le 30 May 2022 à 07:45


Ou Traité de la fureur utérine

‘’ Cette maladie est différente de toutes les autres car elle se cache presque toujours sous les dehors imposteurs d’un calme apparent’’.

B. SEGUY

Ce livre, au titre accrocheur, eut un succès considérable en Europe, où il connut deux éditions françaises, imprimées à Amsterdam (1771, 1778 la plus complète et célèbre), deux éditions allemandes (1772, 1782), une anglaise (1775 à Londres). Son auteur publia par la suite quatre autres ouvrages de moindres diffusions : deux sur la petite vérole (=variole) et son inoculation, un ‘’Traité des erreurs populaires sur la santé’’, et un sur ‘’les abus de la saignée’’.

Une nouvelle réédition de ce livre, conforme à celle de 1778, fut publiée en 1886 à Paris sous la direction du Dr André, qui, l’époque, apprécie la description clinique et évolutive de la maladie, tout en faisant évidemment des réserves sur les méthodes thérapeutiques, qu’il jugeait alors bien dépassées. C’est cette édition de 1886 qui est présentée par le site Gallica de la BNF. Par contre, c’est sur l’édition française de 1778 que repose cette présente étude.

L’auteur, le Dr D.T. de Bienville, est un médecin français, dont la biographie était, jusqu’à présent, quasiment inexistante, comme le reconnaît le Dr André dans son introduction de la réédition de 1886. Sa biographie n’a été que très récemment sortie, un peu, de l’oubli par le patient travail de recherche de Mme Marion Lamy, archiviste, pour son mémoire de Master, qui éclaire, enfin, l’historique, jusque-là totalement inconnue, de cet auteur. Il utilise, en effet, un pseudonyme, car son vrai nom est Jean-Baptiste de Thézacq, (ce qui explique le DT). Nous aborderons rapidement la personnalité et le parcours de l’auteur, à la fin de cet article.

Mais revenons à son premier et plus célèbre ouvrage. Dans un ‘’Avant-propos’’ de 22 pages, l’auteur se justifie longuement d’avoir osé aborder un tel sujet, et essaye, par avance, de répondre aux reproches et critiques qu’il sait devoir l’accabler.

‘’Je sais que tout homme qui écrit pour être utile à ses semblables, doit connaître les vraies bornes de la pudeur et s’y soumettre, et, bien loin de manquer à ces lois sacrées, je suis persuadé que les moyens que j’emploie ne peuvent que tendre à affermir cette vertu. Quel motif plus puissant et plus sûr pour établir son empire, que d’offrir aux yeux des personnes mêmes du sexe, le tableau vif et frappant des maux affreux et incroyables prêts à accabler une jeune fille, au premier pas qu’elle fait pour sortir de la voie de l’honnêteté ?’’  De Bienville n’hésite pas, pour étayer sa défense anticipée, à faire référence au fameux ouvrage médical ‘’L’Onanisme’’ publié par le médecin suisse Samuel Auguste Tissot en 1760, et qui fut le départ de son, immense célébrité européenne (‘’Médecin des Princes et Prince des Médecins’’. Son livre connut soixante-trois éditions entre 1760 et 1905 !). Le succès phénoménal de ces sujets ‘’délicats’’ fit naître des vocations, et, en 1830, un certain Dr Morel de Rubempré publia un ‘’Véritable traité de l’onanisme dans les deux sexes’’, qui est une reprise du texte de Tissot, augmenté et mis au goût du jour. J’en ai une édition rare agrémentée de figures naïves qui illustrent ce présent article. Rappelons aussi qu’il y eut sept thèses de médecine sur ‘’la Nymphomanie’’ entre 1800 et 1836. Mais revenons à de Bienville et à ce qu’il écrit.

‘’Quelles obligations le public n’a-t-il pas à l’énergique traité de l’onanisme ? Quelle vertu n’ont pas ces images vraies et effrayantes que le célèbre Tissot y peint avec force ? Combien de milliers de jeunes gens ont-ils évité, par ces avis, l’abîme où ils allaient se plonger ? Sipar tel accident que ce puisse être, une jeune fille se trouve à même de lire mon livre, qu’en arrivera-t-il ? Rien. Elle sera dans le cas, tout au plus, de gémir sur l’assemblage prodigieux des imperfections auxquelles son sexe est sujet. Elle sentira la fragilité de sa nature, elle respectera les principes qui la garantiront certainement du naufrage prochain auquel le sexe est exposé sa faiblesse’’.

LE LIVRE
Après un premier chapitre anatomophysiologique d’une trentaine de pages, l’auteur aborde la définition et l’explication, de ‘’la Nymphomanie ou Fureur Utérine’’ Nous voilà donc au cœur du sujet. ‘’On entend par nymphomanie un mouvement déréglé des fibres dans la partie organique de la femme. Cette maladie est différente de toutes les autres car elle se cache presque toujours sous les dehors imposteurs d’un calme apparent, et souvent elle est déjà d’un caractère dangereux. Quelquefois la malade qui en est atteinte a un pied dans le précipice, sans se douter du danger’’. Bon, faut ‘’faire avec’’ cette définition peu explicite !! Notre confrère s’étend davantage sur le ‘’terrain’’ qu’affectionne ce mal : ‘’Cette maladie surprend quelquefois les jeunes filles nubiles, dont le cœur prématuré pour l’amour a parlé en faveur d’un jeune homme dont elles sont devenues éperdument amoureuses, et pour la jouissance duquel elles trouvent des obstacles insurmontables. On voit aussi des filles débauchées, qui ont vécu quelque temps dans le désordre d’une vie voluptueuse, être tout d’un coup attaquées de ce mal, ce qui arrive lorsqu’une retraite forcée les tient éloignées des occasions qui favorisaient leur fatal pendant. Les femmes mariées n’en sont point exemptes, surtout celles qui se trouvent unies à des époux d’un tempérament faible qui exige de la sobriété dans les plaisirs, ou à un homme froid peu sensible aux délices de la jouissance. Enfin, les jeunes veuves y sont les a privées d’un homme fort et vigoureux, dans le commerce duquel, par des actes vivement répétés, elles avaient acquis l’habitude des plaisirs dont le délicieux souvenir occasionne chez elles des regrets amers’’. Comme on le voit, la clientèle est vaste.

Puis vient une description des symptômes les plus marquants aux différents stades de la progression du mal. ‘’ Toutes, dès qu’elles sont une fois atteintes de ce mal, s’occupent avec autant de force que de vigueur, et sans interruption, des objets qui peuvent porter dans leurs passions l’infernal flambeau de la lubricité. Elles donneront encore de l’extension à cette véhémence naturelle si elles s’entretiennent avec des romans luxurieux, qui commencent par disposer le cœur aux sentiments tendres, et finissent par inspirer et apprendre les lubricités les plus grossières... Elles se déshonorent sans cesse en secret par des pollutions naturelles, dont elles sont elles-mêmes les infortunées ouvrières, quand elles n’ont pas ouvertement franchi les barrières de la pudeur ; ou bien, quand l’impudence commence à se mettre de la partie, elles ne craignent plus de se procurer cet affreux et détestable plaisir, par le secours d’une main étrangère’’. Et l’auteur ajoute les mets riches et épicés, les vins vigoureux et les boissons excitantes, comme le café et le chocolat.

Aussi notre confrère met bien en garde sur le pronostic : ‘’Les femmes qui n’ont point la force de reculer quand elles ont fait le premier pas dans ce dédale d’horreurs, tombent insensiblement, et pratiquement sans s’en apercevoir, dans des excès qui, après avoir flétri leur gloire, finissent par leur ôter la vie... Elles négligent absolument toutes leurs affaires, même celles d’où dépend le bon ordre de leur maison, et par conséquent leur fortune. Un bel adolescent se présente à leur vue, que dis-je ? Un homme tel qu’on veuille l’imaginer ; Non seulement, elles se rendent avec beaucoup de facilité aux désirs qu’elles croient avoir fait naître, mais plus souvent encore elles osent les prévenir avec une impudence qui les flétrit. La sensation réelle des plaisirs, jointe à ceux dont l’imagination répète sans cesse les diverses images rend en peu de temps les malades furieuses et effrénées ; alors, franchissant les bornes de la modestie sans aucun remords, elles trahissent l’affreux secret de leur vilaine âme par des propos qui saisissent d’étonnement et d’horreur les oreilles les moins chastes’’.

Et notre confrère de renchérir : ‘’Jusqu’ici cette maladie, quelque fâcheuse que nous ayons pu la peindre, n’a point passé les bornes du délire mélancolique ; mais on va bientôt lui voir prendre tous les caractères d’une manie ouverte. C’est alors qu’elles crient et s’emportent continuellement comme des insensées, qu’elles disent et contredisent, sifflent et applaudissent, nient et affirment, font des signes et des gestes ridicules, affectent des nudités. Quelqu’un qui n’a pas été témoin de ces cruels accès, aura peine à se persuader des terribles vérités que je suis obligé de développer dans cet ouvrage’’.

Au chapitre 3, l’auteur décrit les causes anatomiques. Pour lui ‘’l’effrénée cupidité vénérienne est ordinairement occasionnée par la violente secousse des organes qui sont chez elle le siège de la volupté’’ : clitoris, vagin, face interne de la matrice, toutes les glandes annexées au vagin (notamment les glandes de Cowper). ‘’Ces secousses dont nous venons de parler, qui enflamment dans le sexe le désir de la volupté, peuvent être rapportées à trois causes principales : 1° A un frottement agréable des organes, dans lequel on se plaît, et dont le sentiment occasionne, jusqu’à un certain point, des chatouillements de différentes espèces. 2° A des picotements doux et flatteurs, dont elles sont agréablement inquiétées.3° A des pincements voluptueux qui agitent et les animent’’. Cela rappelle la fameuse interrogation du Dr Knock ‘’ça vous gratouille ou ça vous chatouille ?’’ That is the question, évidemment. Pour l’auteur ce sont les deux dernières causes qui sont vraiment les causes originales et elles sont liées au tempérament, pléthorique ou, au contraire, bilieux et atrabilaire, à la bonne chair, aux viandes poivrées, aux vins forts et aux liqueurs violentes. Viennent ensuite des explications anatomiques centrées sur la ‘’délicatesse’’ des fibres nerveuses des parties honteuses de la femme qui explique leur facilité à être ‘’secouées’’. Bien voilà, vous avez tout compris maintenant.

Au chapitre 4, l’auteur nous donne un bref aperçu des étapes évolutives du mal, reprenant, en fait, ce qu’il avait déjà dessiné dans les deux premières parties : ‘’Dans le premier état, la raison jouit encore de tous ses droits et la malade va essayer de lutter contre le mal qu’elle perçoit, grâce à son ’’honnêteté’’, à sa bonne éducation et à la religion ; Dans la deuxième étape si elle s’abandonne à une vie molle et voluptueuse, si elle prend en aversion les exemples heureux qui pourraient la ramener à l’amour de la vertu, si elle boit des vins et des liqueurs, bientôt les secousses réitérées des fibres des organes feront éprouver à ceux du cerveau une pression qui fait déraisonner : c’est alors que nous devons regarder la maladie comme confirmée. Voilà donc le délire mélancolique qui la saisit. Dans la troisième étape, la longueur du mal a opéré dans les fibres un parfait changement de ton. Les idées ont des représentations absolument différentes de sorte qu’au lieu d’essuyer encore quelques troubles à la vue du danger, elle est au contraire parfaitement d’accord avec toutes les puissances du corps et de l’âme, pour soutenir que rien n’est si honnête, si naturel et si permis, que de se livrer à tous les plaisirs des sens. C’est de ce bouleversement général que naît le délire qui renverse l’ordre des idées’’.

Le chapitre 5 est consacré aux signes diagnostiques et à l’établissement du pronostic. L’auteur prévient d’emblées : ‘’Le premier et le plus grand obstacle à la connaissance de la fureur utérine, c’est la turpitude des causes qui l’on produite, sur lesquelles la malade gardera le silence le plus opiniâtre, jusqu’à ce qu’elle soit tombée dans les accidents maniaques qui la décèlent. Le second obstacle vient de l’équivoque des symptômes les plus évidents. Car ces accidents étant communs à la vérole, pourra-t-on plutôt les attribuer à la nymphomanie plutôt qu’à un commerce impur et passager qui a pu les produire ? Certainement la malade, qui aura pris une fois le parti de la dissimulation, aimera beaucoup mieux faire l’aveu d’une faute passagère que de convenir d’un état habituel d’infamie’’. Et notre confrère d’expliquer longuement comment gagner la confiance de la malade pour essayer de la remettre sur le droit chemin. ‘’Il la sondera avec autant de douceur que d’adresse, il fera en un mot son possible pour gagner son cœur et se rendre maître de tous ses secrets’’.

Après avoir consacré quelques pages aux formes plus avancées de diagnostic plus facile, l’auteur évoque le pronostic pour chacun des trois stades, pronostic d’autant plus sombre que la maladie est plus évidente car plus avancée : ‘’la troisième période n’offre qu’un pronostic désespérant. Il n’y a plus d’espérant de rappeler la malade à aucun principe d’honnêteté puisqu’elle n’est plus susceptible de raisonnement ; d’ailleurs toutes les parties organiques sont dévorées d’abcès et même les ovaires sont souvent cancérés à la suite des squirrhes : il ne reste plus d’autres ressources que la mort Trop heureuses quand, au lieu de la fureur, elles tombent dans une démence et une imbécillité insensible qui les sauvent des horribles maux auxquels les frénétiques sont exposées !

L’auteur, dans les chapitres suivants, se consacre conjointement à la description de quelques cas cliniques typiques et à la description de ses observations et tentatives thérapeutiques. Pour lui, ‘’la première période présente trois indications à suivre. La première est de délayer et de calmer le sang ; par ce moyen, la semence qui s’en forme en deviendra moins âcre et moins brûlante. Pour ce faire, on doit commencer par une ou deux petites saignées du bras, qu’on fera suivre le lendemain d’une purgation. La seconde, d’humecter et de relâcher toute la face interne de la matrice et du vagin. La troisième enfin, de distraire la malade de ses pensées obscènes, afin qu’étant rappelée à elle-même, elle puisse se rapprocher de tous les objets qui peuvent lui faire prendre du goût aux choses honnêtes’’ L’auteur décrit en détail, jour par jour puis semaine par semaine, l’application de son traitement et ses composants médicamenteux, en fonction des trois périodes exposées, qui entraîne évidemment une amélioration progressive de l’état de la malade vers la guérison.

Quand au retour vers ‘’les choses honnêtes’’, son conseil à la famille est le suivant : ‘’Il faut examiner quelles sont les connaissances les plus intimes et les plus chères à la malade, de quelque sexe que soient ces connaissances, il faut les éloigner sous des prétextes qui ne puissent pas les offenser, ni révolter l’esprit de la malade. On observa avec le plus grand scrupule les gestes et les regards de la malade, en recevant les services de certaines domestiques. La familiarité criminelle de ces malheureuses avec leurs jeunes maîtresses, ou de jeunes élèves, est une contagion plus générale qu’on ne pense. Si après toutes ces observations, il ne paraît aucun attachement singulier vis-à-vis de qui que ce soit, on pourra supposer raisonnablement que l’imagination de la malade est la source de ses maux. Il sera donc nécessaire de ne pas la perdre un instant de vue, ni le jour, ni la nuit, pendant laquelle on lui donnera pour compagne de sommeil une fille dont la vertu et la prudence seront à toute épreuve. On ne tardera pas à découvrir que la véritable cause de la maladie est la masturbation’’. Ah, ben ça alors, on n’y aurait pas pensé !! Et notre confrère de continuer ses précieux conseils : ‘’Ce sera alors qu’il ne faudra plus épargner ni les reproches, ni les peintures de ce détestable crime dont il faudra lui découvrir, et même outrer, les conséquences fâcheuses. On ne lui permettra jamais d’être seule, sous quelque prétexte que ce puisse être, même sous celui de vaquer aux besoins naturels’’.

L’auteur cite les méthodes thérapeutiques concurrentes où les saignées sont plus fréquentes et abondantes, ce qu’il critique ; les purgatifs doux mais répétés, ce pour quoi il craint des effets intestinaux néfastes, et les grosses doses de décoction de plantes (nénuphars, racines de guimauve, de chicorée, d’oseille, feuilles de laitues, de sauge, de lentilles, fleurs de mauve, de pavots et de violette). Bref toute la pharmacopée de la ‘’médecine douce’’ y passe, mais il la juge le plus souvent inutile, voire parfois dangereuse.

Il explique son point de vue et les avantages de sa méthode dans les pages qui suivent. Pour ce faire, il donne, de la page 104 à 132, une longue description de sa prise en charge d’une ‘’furieuse’’. Eleanor, fille d’un noble provincial, au troisième et ultime stade de la maladie, enfermée dans un cachot d’un hospice spécialisé tenu par des sœurs. Il l’en sortira, avec l’accord d’un prélat et de la Supérieure, pour pouvoir la faire bénéficier, chez lui et gardée par quatre personnes, de son traitement. A partir de mai 1761, écrit-il, ‘’il faut observer qu’elle était toujours emmaillotée la nuit, de façon à ne pouvoir porter la main sur les parties ; que le jour les deux femmes [de garde] l’observaient, tant au lit que dans le bain, de façon à ne jamais donner le loisir de se livrer à aucune obscénité ; que quand elle essayait de le faire, on ne la punissait autrement qu’en lui inondant le visage, et tout au plus en faisant semblant de vouloir la mettre dans son maillot, qu’on lui faisait avant d’entre dans le bain, des injections dans le vagin ; enfin, que jour et nuit elle avait sur les reins une plaque de plomb assez flanelle fort épaisse, continuellement imbibée d’eau émollientes’’. Il explique ensuite les traitements locaux divers qu’il utilise progressivement au fil des semaines puis des mois pour traiter la pathologie locale, dominée d’après lui par un clitoris. L’état de la malade s’améliorant progressivement, physiquement et psychiquement, le père d’Eleanor est autorisé à voir sa fille à la fin du mois d’août et tout se passe calmement. Fin septembre, l’infection a disparu. Et le 22 octobre, après une nuit marquée d’un sommeil profond, Eleanor déclare se réveiller d’un songe désagréable, qu’elle ne sait où elle est, et qu’elle veut rentrer chez son père. Retournée au château paternel, notre confrère reste à son chevet encore un mois pour parachever la guérison. Et il conclut ainsi ce merveilleux récit : ‘’Eleanor a gardé longtemps le régime que je lui ai prescrit, qui consistait à ne manger que des viandes blanches, beaucoup de laitage, du lait clarifié pour toute boisson. Elle a couché très longtemps sur un seul sommier de crin. Son père a eu le plus grand soin de ne la laisser voir qu’à des personnes gaies et vertueuses. Elle s’est mariée avec un jeune homme aimable dont elle fait les délices, et elle passe encore aujourd’hui pour la plus belle et la plus honnête femme de sa province’’. Il clôt ce chapitre par quelques conseils généraux de prudence et de bon sens aux parents et aux maîtresses de pensions.

L’ouvrage se termine sur des réflexions de l’auteur quant au rôle de l’imagination dans cette maladie. ‘’ C’est l’imagination qui est presque toujours le principe ou la mère de la plupart des passions et de leurs excès, car sans elle l’homme en aurait peu de déterminées. Cependant, l’imagination n’a pas également la même force ni le même jeu sur toutes les passions ; l’amour est une de celles sur lesquelles elle travaille le plus. Et l’on peut dire qu’en celle-là elle montre le tempérament. C’est un point surtout bien important dans la maladie dont il est question ici, car il y en a où elle peut se guérir en traitant simplement l’imagination, mais il n’y en a point, ou presque aucune, où les remèdes physiques puissent seuls opérer une cure radicale. Les lois de la société sont des besoins publics auxquels il a fallu en sacrifier plusieurs particuliers. C’est ainsi que se sont établis les droits et les limites convenables à chaque sexe. De là vient que les filles sont élevées avec une retenue et une décence souvent capable d’irriter leurs passions, de causer une révolution et un dérangement dans le physique de leur nature, et de les rendre victimes du bien public, lorsqu’un tempérament enflammé par la nature ou par l’imagination cause ces accidents. Ce devrait être un objet particulier de la médecine d’étendre ses connaissances sur ces maladies malheureuses, dangereuses et difficiles à traiter et à découvrir, par rapport à la honte que l’éducation et les préjugés y attachent’’.

Un précurseur bien oublié
Rappelons que le mot masturbation vient du terme manustupration (main et se souiller) employé pour la première fois en français par Montaigne dans le second tome des ‘’Essais’’. Il a comme équivalent, plus spécifiquement masculin et à origine plus directement religieuse, le terme onanisme qui vient de Onan, personnage de l’Ancien Testament qui, refusant de féconder la veuve de son frère aîné (comme l’exigeait la tradition), choisit de ‘’laisser sa semence se perdre au sol’’. Pendant tout le XVIIIème et le XIXème siècle, période de montée en puissance du dirigisme religieux sociétal en occident, la masturbation fut non seulement condamnée comme un péché abominable (l’église catholique l’incluant au passage avec le soit interrompu, forme primitive et très ancienne de contraception), mais surtout progressivement présentée comme une maladie entraînant rapidement une déchéance physique et morale,  aboutissant inéluctablement à la folie puis à la mort.

De Bienville a ouvert la sur les maladies nerveuses féminines, à partir de la masturbation. On peut voir  en lui un précurseur de Pinel (le ‘’délivreur’’ des enchaînés de la Salpêtrière en 1795, comme de Bienville délivre en 1760, une jeune malade enchaînée dans un cloître), car, bien avant Pinel, il préconisa la médecine ‘’douce’’, l’hygiéno-diététique et la suppression des saignées systématiques. Cette filière fut ensuite indiscutablement suivie, toujours à La Salpêtrière, où faisaient fureur les hystériques et Charcot, à partir de 1880, et ses célèbres travaux sur l’hystérie, apanage du sexe faible, comme en témoigne l’étymologie (hystérie vient du grec hustera, utérus, comme hystérectomie). Il faudra attendre le milieu du XXème siècle pour que l’avènement de la sexologie scientifique (avec notamment les premiers travaux et la publication du livre de Masters et Johnson, 1966) balaye d’une manière définitive toutes les inepties et mensonges déversés à flot sur l’auto-érotisme, considéré aujourd’hui par tous les sexologues comme une des nombreuses formes de l’érotisme, partagé par de nombreux mammifères et la totalité des primates. Il est curieux d’ailleurs que pendant tout le XIXème siècle et le début du XIXème la médecine ait moins été à l’écoute des ravages de l’alcoolisme et du tabac que de ceux imputés à la masturbation. Mais chacun sait que la masturbation rend sourd...

Un confrère célèbre mais quasi inconnu
On n’a aucun renseignement sur sa vie privée. Il serait né autour de l’année 1726, mais on ne sait pas où avec certitude. Il serait vraisemblablement d’origine cévenole. On ne sait rien sur sa famille, ni sur son milieu social, la présence d’une particule dans son nom n’étant pas garant d’une noblesse authentique. Cependant le fait d’avoir mené à réussite des études de médecine, laisse penser qu’il était né dans un milieu aisé. On sait, par contre, qu’il s’est marié à l’église réformée francophone de Rotterdam dont il était paroissien, c’est-à-dire pratiquant, en 1711, avec une Hollandaise veuve et mère de deux enfants. Ce mariage confirme la religion protestante de notre auteur, soupçonnée par sa région de naissance et la discrétion de ses études. Son épouse décéda avant qu’il émigre à Pise et il n’avait aucun parent lors de son décès à Paris.

De ses études médicales on ne sait pas grand-chose. Le seul point certain est qu’il a déposé sa thèse et obtenu le grade de Docteur en médecine, la même semaine, en 1770, à la Faculté de Leyde, l’une des facultés de médecine qui comptait alors en Europe, marquée par la stature de Hermann Boerhaave. Jean Baptiste avait alors plus de 40 ans, à une époque où les médecins terminaient leurs études et entraient dans la carrière vers 22 ans en moyenne. Il est fort probable qu’il ait franchi les premières étapes du cursus médical (baccalauréat et licence, qui donne le droit d’exercer) bien avant et dans une autre faculté, et qu’il ait voulu en 1770 s’élever au titre suprême de Docteur pour améliorer son prestige, son image de marque, ou, tout simplement, se confrères. Mais on ne trouve aucune trace de son passage dans les facultés du sud de la France, cette discrétion pouvant s’expliquer par sa religion protestante, interdite à l’époque, et l’acte de baptême catholique très souvent exigé dans le cursus universitaire.

Du point de vue de son exercice professionnel pratique, les descriptions assez détaillées contenues dans ‘’ La Nymphomanie’’ indiquent qu’il sembles avoir exercé surtout en France, au moins à partir de 1759, et parmi les famille riches et souvent nobles pourvues d’une nombreuse domesticité. Mais, à partir de son doctorat, il pratique aux Pays-Bas, d’abord à Rotterdam (1771) puis à la Haye (1771). Il n’y a rien d’étonnant à cela, la Hollande étant alors terre d’accueil pour les protestants en exil qui se regroupaient en communauté dans ce pays francophile. Pendant la révolution, on le retrouve à Pise (1790) où il est considéré comme ‘’émigré’’ ce qui laisse penser qu’il était revenu en France avant ‘’les événements’’. On retrouve sa trace sous l’Empire, en 1807, à Paris où il meurt en 1813, âgé de 87 ans.

Bibliographie

  • de Bienville D.T. – ‘’La Nymphomanie ou Fureur utérine’’, 1771, Amsterdam
  • Lamy Marion – ‘’Jean de Bienville’’, Mémoire Master Histoire, 2012 Paris Sorbonne
  • Morel C.T. , Tissot S.A. - ‘’Véritable Traité de l’onanisme dans les deux sexes’’,  1830, Paris
  • Singy Patrick – ‘’L’Usage du sexe. Lettres au Dr Tissot’’. Essai historiographique, 2014, Lausanne BHMS.
  • Tissot S.A. – ‘’ l’Onanisme’’, 1760, Lausanne.

Article paru dans la revue “Syndicat National des Gynécologues Obstétriciens de France” / SYNGOF n°104

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