Gériatrie et Gérontologie : La réflexion éthique comme partenaire des pratiques

Publié le 17 May 2022 à 18:48


La question de l’éthique médicale a fait une rentrée médiatisée avec la publication de l’avis n°129 du Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE)1, suivie, quinze jours après, par le lancement par le Ministère de la Santé d’une consultation citoyenne intitulée « Comment mieux prendre soin de nos ainés ? » (ouverte à tout.e citoyen.ne jusqu’au 1er décembre2).

Nous allons donc traiter rapidement de quelques questionnements éthiques qui peuvent être rencontrés dans nos pratiques.

Morale, déontologie, éthique ?
La couverture médiatique de cet avis (du fait de la temporalité médiatique et de son caractère émotionnel) ne rendait sans doute pas assez compte ni de la complexité ni de la totalité des sujets traités et pouvait avoir tendance à confondre morale, éthique médicale et déontologie.

La morale fait généralement appel à la spiritualité et distingue par le truchement « d’entités supérieures », ce qui est « bien » de ce qui est « mal ». Elle se réfère à des lois considérées sacrées.

La déontologie, c’est-à-dire l’ensemble réglementaire encadrant des pratiques, vient donc faire la différence entre ce qui est « autorisé » et ce qui « interdit », à l’issue d’un débat parlementaire qui cherche à donner des limites à un cas « général ».

En dernier lieu, l’éthique, vient poser la question des « limites », dans le cas particulier, notamment lorsque des conflits de valeurs peuvent exister : c’est une forme de recherche du moindre mal, lorsqu’une situation de « bien » n’existe pas. C’est une forme de régulation (individuelle ou professionnelle) de la pratique, en amont de cette dernière.

Le CCNE, dans ce dernier avis, éclaire bien cette différence entre éthique médicale et déontologie : « les questions éthiques ne seront jamais résolues par la loi, mais (…) la loi est un cadre nécessaire pour la cohésion et la solidarité entre les individus dans une société, face à des questions nécessairement déchirantes » : on comprend ainsi que c’est aux professionnelles de résoudre les questions éthiques que la loi ne peut (et ne saurait pas) résoudre.

Au début étaient Hippocrate et les principes
Si Hippocrate est considéré comme le père de la médecine moderne, c’est d’une part parce qu’il édicte des principes rationnels d’une médecine qui abandonne la magie pour la raison et l’observation (ce que décrira Aristote plus tard), mais aussi parce qu’il met en avant « l’intérêt du malade », par l’intermédiaire de principes, dont le plus connu est celui de d’abord ne pas nuire (principe de non malfaisance), duquel découle, par exemple, le secret médical.

D’autres principes ont été édictés par Hippocrate, repris et développés plus tard : celui de bienfaisance, que Maïmonide traduit, dans sa prière, par « le noble devoir de faire le bien ».

Le principe d’équité, de proportionnalité ou de justice, vise à garantir des droits à tous, à protéger les plus vulnérables et à faire en sorte que chacun.e reçoive selon ses besoins.

Enfin, et non des moindres, le principe d’autonomie, qui s’est affiné, depuis la loi du 4 mars 2002 jusqu’à la loi du 2 février 2016, par le respect scrupuleux de la volonté du patient, y compris si ses refus réitérés peuvent conduire à son décès.

Il est certain que ce principe peut vite faire émerger des conflits de valeurs, dans nos pratiques, lorsque les patients peuvent être rendus inaptes à consentir du fait de troubles cognitifs, par exemple.

Mais, si des outils existent pour nous aider dans la réflexion, comme la grille de questionnement éthique3, les directives anticipées4 ou les recommandations sur le recours à la sédation profonde et continue maintenue jusqu’au décès (SPCMD)5, ces derniers ne sauraient remplacer une réflexion éthique de terrain des professionnel.le.s auprès de la personne, autant que les échelles et scores utilisés dans l’évaluation gériatrique standardisée ne sauraient venir remplacer l’évaluation clinique du gériatre.

Des conflits de valeurs modernes ?
On retrouve dans cet avis n°129 du CCNE quelques éléments de réflexion témoignant de la richesse de nos pratiques gériatriques et gérontologiques, bien qu’il ne s’agissait pas des thématiques principales abordées dans cet avis. Citons les exemples pris, dans le chapitre consacré à la Santé Numérique, par le CCNE pour illustrer les conflits de valeurs que nous devons résoudre : d’un côté, l’efficacité que confère l’utilisation des mails ou du « cloud » dans le partage et l’échange de données dans l’intérêt des patient.e.s, pour permettre un diagnostic et une prise en charge plus rapides et de l’autre, la nécessaire protection de ces données couverte par le secret médical. Ou par exemple, le recours à l’intelligence artificielle pour obtenir une aide diagnostique ou thérapeutique et permettre au médecin, de prendre une décision finale, sans nécessairement être au fait de l’algorithme suivi par l’outil pour aboutir à cette proposition et sans que cet algorithme ou cet outil, n’ait une véritable responsabilité vis-à-vis de cette décision et de la confiance que d’un côté le médecin et de l’autre les patient.e.s peuvent mettre dans cette dernière.

La première responsabilité éthique est, certes, la compétence clinique, mais pour que les patient. e.s la reconnaissent, il faut encore que l’information leur soit partagée dans un langage compréhensible et qu’un accompagnement puisse leur être proposé dans ce « nouveau » parcours de soins : leur consentement à l’utilisation de ces outils est donc indispensable.

Des enjeux éthiques spécifiques au vieillissement ?
Sur l’accompagnement et la fin de vie, le CCNE fait le rappel des différents avis remis par le passé. Il insiste sur les avancées réglementaires de 2016 et prend de la distance par rapport à l’émotion suscitée dans le débat public, par des cas médiatiques. Le CCNE réaffirme en effet l’interdiction de l’obstination déraisonnable (qui revient à refuser que la mort est un processus naturel et inéluctable) comme de l’euthanasie (qui reviendrait à considérer que certaines personnes vulnérables auraient une vie indigne d’être vécue), en insistant sur l’autonomie des patients (et les mesures pour la renforcer, comme par exemple, la procédure collégiale visant à aboutir tant à une Limitation ou Arrêt de Traitements (LAT), à la SPCMD ou à la discussion de la validité des directives anticipées) et en affirmant les principes des soins palliatifs (non abandon, proportionnalité des traitements, « double effet et non intentionnalité du décès »). Cette collégialité procède de l’éthique de la discussion : par l’interdisciplinarité, l’échange, la richesse de la différence de regard de l’autre, aboutissant à une « transformation réciproque des savoirs dans un esprit collaboratif »6.

Nous listerons quelques autres points abordés dans l’avis, comme le transhumanisme, qui interroge la notion de prévention du vieillissement pathologique ou celui de la démocratie sanitaire, qui replace la médecine comme une pratique sociétale, avec un dialogue respectueux entre les attentes de la société, et les possibilités (matérielles ou éthiques) des professionnel.le.s.

Néanmoins, l’avis n°128 du même CCNE, bien qu’il ait fait moins de bruit médiatique, est passionnant à lire et pas uniquement pour qui exerce dans le milieu du grand âge7.

Cet avis, renvoie aux sentiments d’indignité que peuvent ressentir nos aîné.e.s : « La situation la plus indigne serait celle qui consisterait à considérer autrui comme indigne au motif qu’il est malade, différent, seul, non actif, coûteux, … ».

De même, on y retrouve l’illustration du conflit de valeurs entre l’enfermement que peuvent subir certaines personnes en institution, pour assurer leur sécurité (physique, psychique, sociale), dans un lieu qu’elles n’ont pas choisi et qu’elles payent (cher).

Cet avis d’une soixantaine de pages, est un plaidoyer pour la bienveillance envers celles et ceux qui sont plus âgés que nous, « qui ont fait de nous ce que nous sommes » et dont nous avons la responsabilité, puisqu’ils « sont aussi notre mémoire vivante » : en reconnaissant leur vulnérabilité et en les accompagnant, en s’ouvrant à une relation à ces personnes, nous reconnaissons notre propre vulnérabilité. C’est un des fondements de la théorie de l’éthique de la sollicitude (connue dans le monde anglo-saxon comme l’éthique du Care).

Conclusion
Dans la droite ligne de la loi d’adaptation de la société au vieillissement8, on peut retrouver dans ces 2 avis du CCNE une description claire des enjeux à venir et des questions pour notre pratique gériatrique auxquelles nous devrons répondre, dans le contexte démographique qui est le notre : c’est une forme de retour aux sources mêmes de l’éthique, que l’on peut voir comme Albert Schweitzer étant « la reconnaissance de notre responsabilité envers tout ce qui vit ».
La richesse de nos pratiques est qu’elle tiennent compte de l’éthique « principiste » (ou hippocratique), de l’éthique de la discussion, de l’éthique de la responsabilité et de l’éthique du Care : en prenant en compte les volontés des patients et de la société, en donnant aux professionnels les moyens et gardes-fou pour les réaliser , nous pourrons donner un véritable sens à la démocratie sanitaire et arriver à la visée éthique de Paul Ricoeur : « une vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes »9.

Dr Matthieu PICCOLI
Gériatre
Hôpital Broca (AP-HP)

Liens d’intérêts : L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt industriel.

Quelques préconisations de l’avis N°128 : Enjeux éthiques du vieillissement

  • Permettre aux personnes de pouvoir exercer leurs droits : les aidants et professionnels en sont les garants. Ne pas employer des termes discriminatoires (âgé, dément, …).
  • Inclure les personnes âgées dépendantes, comme public et participantes, d’actions culturelles (moyen d’action sur le déterminisme culturel, permettant de faire changer le regard posé sur le vieillissement.
  • Travailler en équipe pour pouvoir mieux décider dans des situations complexes marquées par l’incertitude (nécessitant une formation des acteurs et en pensant de nouveaux métiers).
  • Repenser le financement du secteur sanitaire hors du champ de la Tarification à l’Activité (l’Activité ne se résumant pas à l’acte technique).
  • Créer, au sein de la Sécurité Sociale, une 5ème branche, couvrant le risque de dépendance.
  • Reconnaître la place du proche « aidant » et instituer un droit universel au répit.
  • Créer des dynamiques intergénérationnelles pour lutter contre l’isolement, l’exclusion et la concentration des personnes âgées entre elles.
  • Réfléchir à la révolution numérique, la domotique et la robotique solidaires, permettant à la fois d’adapter le logement des personnes âgées et de favoriser des alternatives à l’EHPAD.
  • Comité Consultatif National d’Ethique, Avis n°129, Contribution à la révision de la loi de Bioéthique, sept 2018 (en ligne : http://www.ccne-ethique.fr/sites/ default/files/avis_129_vf.pdf).
  • https://www.grande-consultation-aines.make.org/
  • Renée Sebag Lanoë, grille de questionnement éthique, «Soigner le grand âge», Desclée de Brouwer, Paris, 1992..
  • Haute Autorité de Santé, Les directives anticipées, document destiné aux professionnels de santé et du secteur médico-social et social, Paris, 2016 (en ligne : https://www.has-sante.fr/portail/upload/docs/application/pdf/2016-03/da_professionnels_v11_actualisation.pdf).
  • Haute Autorité de Santé, Comment mettre en oeuvre une sédation profonde et continue maintenue jusqu’au décès ?, guide du parcours de soins, Paris, 2018 (en ligne : https://www.has-sante.fr/portail/upload/docs/application/pdf/2018-03/app_164_guide_pds_sedation_web.pdf).
  • Jürgen Habermas, de l’Ethique de la discussion, Cerf, Paris, 1992
  • Comité Consultatif National d’Ethique, Avis n°128, Enjeux éthiques du vieillissement, mai 2018 (en ligne : http://www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/ccne_avis_128.pdf).
  • Loi n° 2015-1776 du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement (NOR:AFSX1404296L).
  • Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1990.
  • Article paru dans la revue “La Gazette du Jeune Gériatre” / AJG N°19

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